tout le monde y perd son je

M’entendre prononcer les mots qu’Anne Dejardin m’a confiés il y a quelques semaines pour la version sonore de son texte Les Pierrots me donne le sentiment d’être au pied de la digue d’Edenville. D’être l’enfant qui s’inventait une autre vie, celle de la petite fille riche de la villa, dont la mère ouvrait les volets avec dans les bras la grâce d’une danseuse.

Nous regardons La Traversée, documentaire retraçant le voyage de passagers entre Marseille et Alger. Surexcitée à l’idée de découvrir l’arrivée à Alger depuis la mer. Le ferry s’appelle L’île de beauté, c’est déjà un signe. J’ignore pourquoi la réalisatrice choisit de ne pas montrer l’arrivée. On la trouve heureusement dans les bonus du DVD, sous le titre Alger, mise en ombre. La rencontre a lieu, je retrouve dans le glissement lent de l’arrivée des sensations de l’arrivée en Corse, la lumière, et les montagnes derrière la ville (bien sûr Alger est au moins dix fois plus étendue que Bastia). Relevée dans le commentaire de Ghyslain Levy, l’odeur de métal dans le port d’Oran.

M m’envoie des photos de Coaraze, la montagne s’est effondrée, un pan de falaise est tombé sur la route coupant l’accès au village depuis Nice. Trop de pluie, ce qui ne veut pas dire que cet été il y aura de l’eau, la source a été perdue.

Sentir sa défiance, une fausse désinvolture tandis que ses mains ornées de bagues lourdes pianotent sur son jean, il ne sais pas plus que nous d’où vient le problème mais s’attache à n’être pas en cause, je ne sais pas moi ce que vous avez fait avec votre fichier. Rappel de mésaventures quand j’arrivais à Sedan, trente ans en arrière, le type du labo qui me prenait de haut, cette même peur, chasse gardée, j’étais une gamine, mais une créa, on avait mauvaise presse, comme si nos deux mondes étaient irréconciliables.

Retour à Pantin, cette fois en Vélib, j’avais la veille repéré une station à deux pas de l’usine. Franchissant la porte de La Villette, je préfère vérifier mon chemin, le type est content de me renseigner, va bien au-delà de ce que le lui demande. Le soleil sculpte la meulière, me rappelle ce rêve d’une maison avec jardin près de la voie ferrée. Au retour je roule plus doucement, m’attendant à croiser la silhouette de Jane près des lignes du tram, plus bas sur les quais peut-être bien Philippe. Une heure plus tard il m’envoie un selfie, toujours à Pantin ? J’y suis en ce moment même.

Elle doit fermer, il est 18h, la douceur exceptionnelle nous donne envie de prolonger le moment, tu ne fumerais pas une cigarette ? Nous fumons avec le sentiment d’une grande transgression, poursuivant notre conversation assises sur le banc de l’abribus, dans le vacarme de la ville.

Elle me regarde photographier les fleurs en contrejour,  me demande si c’est un cerisier, elle croit que je suis une connaisseuse, je crois que c’est une sorte de, je n’en suis pas sûre, je lui montre l’arbre qui fleurira bientôt devant l’écluse, celui là oui je suis sûre, je lui décris le rose plus intense de ses fleurs, elle regrette, elle sera partie.

Relire des passages d’Hêtre pourpre, une scène à la maison de retraite, quelque chose de l’effacement, « tout le monde y perd son je ». Il y a une chose quand j’essaie de reconstruire une image d’elle, c’est la lumière autour, comme si ma mère n’avait jamais vécu que dans la lumière. Parfois je me console de la mort prématurée de mes parents en me disant qu’ils ont échappé à l’indignité, quoique pour ma mère c’est faux. Surtout ils n’auront pas eu le temps de ne pas me reconnaître.

wait and see

L’accès au littoral interdit, les maisons repliées sur elles-mêmes, cachées, les voitures de police ou de services de sécurité sillonnent les routes sur lesquelles nous sommes condamnés à marcher. L’exploration de Saint-Jean-Cap-Ferrat nous laisse frustrés, mais toujours la lumière inouïe à travers les pins parasols. Dernier dîner avec Nina et E.

La journée devant nous, on parcourt la ville, attirés par la mer, nous faisons semblant de nous laisser surprendre par les vagues. Appel de mon cousin, il a retrouvé une archive 16mm, il lui semble que ça a un lien avec mon père. Le soir la voix de Juliette, fébrilité et joie de l’entendre lire cet extrait de Comanche.

Mon cousin passe me confier le film, conversation rapide, deux, trois souvenirs, le café, sa voix, il repart, j’enferme ma mélancolie dans cette phrase prononcée à voix haute — c’est fou il ressemble de plus en plus à son père. En réalité je ne suis pas sûre que ce soit vrai. Le soir en regardant le film à la loupe je reconnais mon père, ou plutôt l’implantation de ses cheveux, regrette qu’il n’y ait pas de piste sonore sur le 16mm.

Café (Perrier/verveine) avec Piero à La Fontaine, toujours ce moment où il annonce ce qu’il va cuisiner le soir, et il s’en va. Le soir Philippe nous montre des extraits d’un film tourné lors d’un été passé dans le Berry, les filles étaient petites, c’est à dire cinq et sept ans, ce qu’on reconnait d’elles aujourd’hui.

Là je peux vous faire une infiltration, pour le reste wait and see. Il prend ma main doucement, marque de l’ongle l’endroit où il va piquer, à la base du poignet, j’ai pris l’aiguille la plus fine, dans deux ou trois jours vous serez soulagée. Aftersun, beauté du cadre, toujours surprenant, au plus près des corps, une fille et son père, larmes retenues.

Dans la nuit un des symptômes évoqué la veille par le rhumato me réveille, je le note pour être plus précise lors du prochain rendez-vous. Main endolorie par l’injection, j’abandonne toute activité sur l’ordinateur pour la journée. La pluie, la nuit, l’insomnie de la veille me font renoncer au Vélib. Prendre le métro est devenu tellement exceptionnel que j’ai l’impression d’en redécouvrir les usages avec stupeur, une jeune fille me propose sa place assise, je ne sais pas bien comment le prendre, je refuse de la manière la plus enjouée possible.

L’air humide a un goût de métal. Elle dit que c’est pas rationnel, que les enfants pris en otage, ceux qui allaient danser ça aurait pu être ses filles, ceux sous les bombes de Gaza, c’est pas pareil, elle répète c’est pas rationnel, je sais, comme une excuse. Mes oreilles bourdonnent. Les mots me font peur, chaque jour un peu plus, il faudrait sortir, et marcher, écouter le vent qui se lève.

La lecture de Juliette c’est ici.

une balade au Luxembourg

C’est dimanche, visite de l’exposition de Mathilde Hess à l’atelier Lardeur sur la suggestion d’Hélène Gaudy, le lieu fascine, la lumière, les traces accumulées, la beauté des cerfs volants se frottant au mur, les reflets.

Pour rentrer à la maison nous traversons la foule du jardin du Luxembourg, des touristes, des joueurs d’échecs, leurs spectateurs, des couples amoureux, des enfants autour du bassin qui poussent des bateaux à voiles avec leurs bâtons. Je n’ai quasiment pas de souvenirs de ce jardin, je l’ai sans aucun doute déjà traversé, mais je n’y ai jamais passé de temps, je n’y ai jamais joué au tennis, ni lu de livre sur une des fameuses chaises vertes dans l’espoir d’une rencontre. Je me trompais. Alors que nous quittons le parc me revient le souvenir d’une soirée passée chez la famille H à Paris, j’avais peut-être huit ans ou neuf ans, et il me semble que les H vivaient rue de Rennes. Le père était médecin, dont ma mère avait été la patiente, avant de se lier d’amitié avec lui elle se rapprochait ainsi de tous, ses médecins, ses banquiers, ses voisines. La mère était avocate. Lui était juif, elle était corse, pour ma mère c’était important, comme si leurs origines en faisaient des êtres supérieurs. À mes yeux d’enfants cette famille était exagérément riche, qui vivait dans cet appartement haussmannien avec parquets en point de Hongrie, des doubles portes vitrées à petit carreaux, des corridors, un piano, des tapis d’orient, une chambre de bonne, mais ça n’empêchait pas cette relation d’amitié qu’entretenait ma mère. Les H avaient trois enfants, dont la cadette, A, avait à peu près mon âge. Elle me fascinait, belle lumineuse, douce. L’évidence que nous pouvions être amies. Ses boucles brunes autour de son visage fin, l’ascendance juive, j’établissais immédiatement une ressemblance entre A et Anne Franck. J’étais trop jeune pour avoir lu Le Journal mais comme tout le monde j’aimais Anne Franck, comment ne pas aimer l’adolescente au destin tragique, son regard, son sourire sur le portait sépia de la couverture du livre que ma sœur étudiait au collège. Cette ressemblance à vrai dire je crois que l’ai imaginée renforçait ma fascination. À la fin de la soirée je ne voulais pas quitter A et je fus miraculeusement autorisée à passer la nuit chez les H, ma mère me récupèrerait le lendemain, les deux petites s’entendent bien. J’ai peu dormi, comme on dort mal dans une chambre inconnue, comme on guette la nuit les bruits nouveaux, comme on sait qu’on est pas tout à fait à sa place. Le lendemain matin on nous proposa une balade au Luxembourg, et voyant comme j’étais attirée par les petits poneys on nous permit de faire une promenade dans les allées sablonneuses du jardin. Je n’ai aucune autre image qui me revient de ces heures passées en compagnie de A, je ne crois pas l’avoir revue, nous n’habitions pas Paris, avions déménagé très souvent, les liens entre ma mère et les H avaient fini par se rompre. Mais le souvenir de ma fascination est intacte.

comme on se détache du temps

Les familles indiennes endimanchées croisées Gare du Nord, c’est Ganesh. Le soir rencontrer Helena au Sarah Bernhardt, avec Nathalie, Gracia, Catherine. Dire comme on se détache du temps quand on écrit. La serveuse s’appelle Émilie, elle est joueuse, la photo que je ne prends pas — ce serait impoli. Au moment de régler l’addition nous l’appelons à plusieurs voix, elle arrive en tournant sur elle même, vos voix c’était comme un chœur de fantômes.

Chez le disquaire (bric à brac infernal où je viens déposer un colis) le bonhomme discute avec la patron, il monologue plutôt, Les avions des années 50, C’était beau, un Rafale aujourd’hui ça s’abat facilement. J’ai presque envie de l’interrompre, de lui demander d’où vient sa passion et de lui parler de mon père.

Nina m’écrit, ses difficultés avec le tricot, j’aime mettre en place le premier tour, c’est très instinctif, mais les deux aiguilles dans la main je suis bloquée. Elle préfère le crochet, c’est l’idée qu’il y a des choses qui restent possible seulement entre nos mains, ça me touche.

On entendait d’abord la voix claire, puissante de l’enfant, il riait presque, joyeux, fou de joie sur le siège arrière du vélo conduit par le père. Hier j’ai déjà vu tous les copains ! ma classe ! hier ! c’est incroyable tous mes copains sont déjà là ! J’ai envié sa joie, son soulagement, je crois me souvenir qu’enfant j’attendais impatiemment la rentrée.

Ça a l’air trop bien je sais pas où c’est, dit-elle devant le premier plan du documentaire Nous, d’Alice Diop. Je crois que c’est la lumière qui baisse, le silence et l’attente grave de l’enfant qui donnent la beauté à l’endroit. À la fin du film la scène résonnera autrement, on ne pourra plus se sentir proche de cette famille, on s’identifiera peut-être à l’enfant, comme il tente de se hisser à la hauteur des adultes, malgré la peur. L’aube et le crépuscule où l’on sent si terriblement le passage du temps.

La fille avait une aiguille plantée dans la couture de son jean, le long de de la cuisse. Je lui signale, vous êtes sûrement au courant. Elle est brodeuse, c’est une habitude qu’elle a prise pour ne pas perdre l’aiguille, je lui demande quelle formation elle a reçue, lui dis que j’aimerais broder davantage mais que ça engage trop le corps, elle a bien quinze ans de moins que moi, pourtant ça peut être douloureux pour elle aussi, les yeux, les migraines, le nerf sciatique.

Dans le journal filmé de Michel Brosseau, un plan d’orage, ça me rappelle que j’aime l’orage, il me ramène en enfance dans cette grande vacance de l’été, le soulagement que c’était d’entendre craquer le ciel. Je photographie cette chaise dans la vitrine, parce qu’elle est presque identique à celles de la salle à manger maternelle, les chaises sur lesquelles toute la famille s’est assise durant plus de trente ans, rapportées d’Algérie, je me demande si ce mobilier que j’ai toujours connu venait du Canada. Ce n’est qu’en choisissant la photo pour cet article que je découvre la prédiction dans la vitrine.

Yashica #1

J’ai acheté le Yashica sur un coup de tête, pensant un premier temps l’offrir à Nina, elle préfère aux appareils numériques les outils analogiques, le rapport au temps qu’ils installent. Je lui ai demandé ce qu’elle en pensait, comme moi elle était un peu intimidée par l’objet. Nous vient l’idée de l’utiliser en partage, lors de nos voyages, ou pour un projet particulier, voire une création à quatre mains. Quand je l’ai reçu, j’ai été surprise par le poids et le volume de l’appareil, pas l’objet qu’on attrape au moment de sortir en se disant qu’on va peut-être faire une photo. Il m’a fallu des mois avant de me décider à l’utiliser enfin, sous la pression de Nina m’annonçant son prochain séjour à Paris. Après avoir chargé une pellicule noir et blanc 400 ASA périmée depuis quelques mois, je photographie la cour de mon atelier pour le prendre en main, apprivoiser la visée en miroir, m’assurer que le déclencheur fonctionne. Je confie l’appareil à Nina dès son arrivée. Elle utilise la moitié de la pellicule et a l’impression que le compteur de vues s’est bloqué à plusieurs reprises, elle repart déjà à Nice. Je prends la suite, photographie des arbres, des reflets, des immeubles. Je dépose la pellicule au labo auprès duquel Nina a l’habitude de déposer ses films, espérant recevoir les scans avant mon prochain voyage à Nice où je dois la retrouver bientôt.

Je reçois les scans par mail dans le train qui me conduit à Nice, je les fais suivre à Nina, à mon arrivée nous découvrons ensemble, médusées, nos images accidentées. La pellicule s’est en effet bloquée et a parfois été exposée plusieurs fois, le film s’est couvert de taches et marbrures à l’aspect organique. Le noir et blanc, la superposition des vues, les altérations, donnent l’impression que les photographies nous parviennent d’un autre temps. La ville s’amplifie, se métamorphose, se creuse de paysages multiples. Elle devient un écran où se superposent de l’eau, des nuages, des visages, des architectures, des arbres, des lumières. Elle est mouvante, sans doute la difficulté à trouver l’horizontalité au moment de faire le cadre. On essaye de reconnaître dans les surimpressions les lieux que nous avons l’une et l’autre photographiés. Les murs d’une chambre se couvrent d’eau. Un visage apparaît sur les bâtiments de la cour de mon atelier. Des arbres surgissent d’un crâne. Ce qui me touche, au-delà de l’étrangeté de ces photographies, c’est que Nina et moi soyons réunies dans ces lieux que nous avons photographiés à des moments différents — la ville, ses parcs, l’appartement — ces lieux où nous avons vécu, ensemble.

Le parc des dimanches d’été, la chaleur, les pique-niques, les tissus jetés sur l’herbe, un territoire d’enfance. En bas la petite rivière, sœurs aux pieds menus, les pierres fraîches qu’on se colle sur la joue, les secrets confiés à l’herbe, des cabanes fragiles, des châteaux, des éclats, les aveuglements, le soleil en partage. Des failles, des choses qu’on ne voyait pas, derrière la place un autre paysage, une direction imprévue, les grands arbres­­­, les arbres devenus immenses qui dessinent une forêt. L’ange dépassé. Des images comme des rêves. Un arbre chante, il est entré dans ma tête. Une injonction à la consolation. La chambre vide, le désordre du lit, les draps, la lumière dans les voiles. Sur les murs je vois des vagues, c’est la mer entendue dans l’enfance. C’est la maison à laquelle tu as renoncé parce que tu as rêvé qu’un tsunami l’engloutissait. Je me demande encore quelle aurait été notre vie si nous l’avions achetée. Les nuages frottent les arbres nus, des indices, un tremblement, la duplicité des branches. Des choses qui flottent dans une nuit blanche, le sommeil partagé compté sur les doigts d’une main — trois nuits, tenir la peur à distance. Fouiller les images, convoquer les heures, la température de l’air, le bruit du vent, la parole des pierres. Des lumières, qui ne seraient ni le jour ni la nuit.

un dimanche en famille

À l’heure du journal souvent se repose la question de la forme, la peur de la routine. Mon côté discipliné l’emporte, je remonte le temps, un paragraphe par jour, je suis parfois récompensée par une révélation. Mais cette semaine il s’est passé une chose particulière, qui occulte le reste, je voudrais presque n’écrire que cette journée de dimanche. Auparavant me souvenir à la hâte du retour de L à l’atelier après trois semaines d’absence. Elle portait son pull préféré, nous avons fêté son anniversaire en mangeant les délicieux cakes qu’elle a apportés, arrosés d’un verre de crémant. Puis nous avons déjeuné au thaï, avec L, J et F. La serveuse — dont je ne connais pas encore le prénom mais qui a l’air de chérir sincèrement L — nous apporte au dessert une pile de nougats au sésame plantés d’une bougie. Je veux me souvenir du café avec Piero et Anne, réconfortant et joyeux. De la presque timidité de Nathalie qui hésite à monter à la maison récupérer un exemplaire d’Obliques strategies qu’elle pourrait offrir à Louise. Je lui propose de tirer une carte, j’observe sa méthode, battre le jeu puis compter jusqu’à 9 : Abandon normal instruments. Du ciel flambant vendredi soir que je n’ai pas eu le courage de filmer. De la belle présence aujourd’hui de Claude Royet-Journoud dans la salle du Chansonnier, que je n’ai pas osé photographier.

Dimanche, ce fut une journée particulière. D’abord le message de V, Hello polenta à Bourg la Reine aujourd’hui, si t’as le courage de venir en banlieue sud, je te chope à 13 h à la gare. Ce privilège, parce que j’ai écrit sur la maison, et offert les photos. Philippe plie mes hésitations en deux secondes, Mais vas y ! Il est 11h, c’est jouable, je rappelle V, incrédule, Mais oui, viens. Sortir de la torpeur qui s’impose depuis des jours, m’habiller joyeusement comme pour un dimanche en famille, qui ressemblerait à ceux de l’enfance et d’un peu après, ceux que je n’ai plus vécus depuis l’an 2000. Dans le RER ne pas y croire encore, remontent des images de trajets en voiture, de Bastia à Canaghja quand nous habitions en Corse, puis de Brunoy à la toute neuve rue Albert Camus où vivait alors ma tante chérie quand nous sommes revenus en région parisienne. Des images de la traversée de Belleville, à cette époque là une contrée lointaine, presque mystérieuse, quand j’habite désormais à cinq cent mètres de la place du Colonel Fabien. Dans la voiture V me confirme que le film que j’ai diffusé sur YouTube a réveillé ses envies de polenta, elle en a parlé à ses parents, ça faisait longtemps. Un invité s’est désisté, me voilà conviée au repas dominical.

Dans la cuisine de Bourg la Reine tout est prêt, un linge blanc recouvert d’une fine couche de farine de châtaigne qui recevra la polenta fumante. Les figatelli coupés en petits tronçons pour passer sous le grill. L’eau frémissante dans la marmite. La farine tamisée. Le pulendaghju. La famille arrive au compte goutte, on se raconte la partie de foot, les projets professionnels, on justifie une absence. JT les chasse gentiment, Ne restent dans la cuisine que ceux qui sont indispensables. La polenta épaissit rapidement, il faut être deux, celui qui maintient la marmite sur le feu, celui qui tourne, un travail d’homme. J’ai apporté mon appareil photo, mais je raterai la moitié des photos, floues. J’essaie de filmer, je suis trop petite, j’ai peur de gêner. Je préfère humer le parfum de châtaigne qui monte, observer la polenta qui se détache des parois de la cocotte. On la verse sur le linge poudré de farine, on recouvre d’un autre linge immaculé, puis de feuilles de journaux pour conserver la chaleur. Maintenant nous sommes quinze autour de la table, on me pose quelques questions sur mon village, tout proche de celui dont est originaire la mère de V, on s’étonne que j’ai vécu à Bastia, dans la rue même où la famille possède un appartement. Je raconte la cheminée de Canaghja, le cabri à la tomate. On commente les découvertes généalogiques menées par un membre de la famille. On découvre les photos des travaux qui avancent A Campinca, on s’inquiète des matériaux utilisés pour les finitions. On compare le goût des figatellis provenant de deux fournisseurs différents. On critique la farine qui manque de saveur, ce qui ne m’empêche pas de manger trop de polenta. Les conversations se croisent, je n’arrive à en suivre aucune en voulant les écouter toutes. Immergée dans des sensations d’enfance, ce même flottement, cette même fascination à deviner l’affection qui enrobe les paroles, à observer l’intensité d’un regard, la partition jouée par chacun. Je suis gagnée par une grande euphorie, je pense à mes parents, mes oncles et tantes qui auraient à peu près l’âge des parents de V, je suis celle là qui passe un dimanche en famille, sans les vapeurs de tabac blonds, sans ma famille — mais l’illusion de.

une présence amie

Je visionne à nouveau les quelques plans où j’apparais dans les films de Simon, une quinzaine de secondes floues. La petite fille avec sa jupe longue, son bandeau dans les cheveux courts, qui descend lentement l’escalier de pierre pour le caméraman, qui dessine torse nu puis se cache dans le pli du bras, la petite fille de cinq ans timide et joyeuse, je donnerais cher pour savoir ce qu’elle avait en tête.

Le métro était blindé, le type lisait sur son strapontin, se démontait pas au milieu de la foule compacte. Je plongeais directement sur les pages ouvertes, c’était de la science fiction, j’attrape les mots mars, astéroïdes, ils ne m’ont jamais fait rêver.

L porte un nouveau chandail tricoté par sa mère, pas de jacquard spectaculaire mais un savant jeu de points en relief. À la main gauche plusieurs bagues en argent que je n’avais pas remarquées auparavant. Elle travaille d’après une aquarelle qu’elle a peinte dans les Hautes-Alpes, Quand je regarde ce paysage ça me fait quelque chose, là — elle se frappe la poitrine—, Palpiter tu veux dire ? Oui c’est ça palpiter. Pourquoi ? C’est l’endroit où je suis née. Je réalise que je n’ai jamais peint sur le motif, j’aurais je crois l’impression de me perdre. Nous déjeunons ensemble, elle me raconte sa vie, La prochaine fois ce sera toi.

Je ne peux pas dormir, je ne fais que penser à Comanche, la forme qu’il prend, et je revis chaque scène du livre, chaque rencontre. J’entends ton souffle régulier à côté de moi tandis qu’une douleur grandit dans mon thorax. Je parle avec M, l’étrangeté de ces deux choses qui se frôlent et s’écartent, le désamour du texte et la puissance de l’écriture, je veux dire ce que écrire nous fait.

Je photographie la nuit, les façades, avec toujours l’arrière pensée qu’en agrandissant les fichiers sur Photoshop, il y aura une révélation, une présence amie derrière les fenêtres éclairées.

À six ils soulèvent la tente du sol, ils la portent à l’épaule comme on porterait un cercueil. Je me raisonne, il n’y a personne dans la tente, mais sûrement les effets des pauvres gens qui vivaient là — j’imagine une famille, elle était grande cette tente. Autour un attroupement mais tout est calme. J’hésite, tenter de comprendre où la tente est déplacée, intervenir, savoir où sont les occupants. Je renonce, m’éloigne, me repose sur les présences autour. Mes jambes étaient molles, c’était la colère et le chagrin.

Commémorations de Charlie, ça explique le ruban rouge qui ceinturait la veille Richard Lenoir et l’enlèvement de la tente. Je pense à L, me ravise, peut-être qu’elle se tient en dehors, peut-être qu’elle a oublié. Le mail de MP, sa précision implacable et rassurante qui donne l’énergie de se coller — une dernière fois ? — au texte. Le petit appartement sur la plage d’Erbalunga déniché par Philippe, qui me fait rêver à mai. Sentir pour la première fois vraiment l’allongement du jour.

en face

Les vases communicants, épisode 6, avec Myriam OH.

en face (images Myriam OH / texte et voix Caroline Diaz)

Tu ne sais pas pourquoi tu es revenue mais ça te rapprochait de l’enfance. Le jardin semblait abandonné, l’air métallique endormait les arbres. Avant d’entrer dans l’immeuble tu as jeté un œil au balcon désert. Tu as monté prudemment l’escalier, ta main timide sur la rampe en bakélite tu as murmuré aux ombres N’ayez pas peur. Sa silhouette frêle t’attendait derrière la porte entrouverte, le mascara de la veille ombrait ses paupières enflées, tu as pensé : comme elle lui ressemble. Le temps hésitait, la lumière tremblait comme pour ranimer des souvenirs, tu apprivoisais l’épaisseur du silence. Le chat en traversant le balcon t’a fait sursauter. Tu ne sais pas pourquoi tu es revenue, peut-être cette image d’Alger aperçue dans un de ses films. Tu ne sais pas si elle y a vécu, tu ne sais pas si elle y a des souvenirs, tu n’oses pas lui poser la question. D’un regard tu as attrapé le carrelage flambé, les meubles bruns, les voilages synthétiques, tu as fermé légèrement les paupières, la lumière te recouvrait, ravivait l’enfance — Tu dois te sentir bien ici. Le chat avait sauté sur la rambarde du balcon, tu n’as pas peur qu’il tombe ? Elle a allumé une cigarette, elle a souri. Tu veux un café ? Sa voix avait changé, voilée, plus basse. Elle a mis de l’eau à chauffer, de l’instantané ça te va ? Tu as traversé le salon, sur la rambarde le chat taquinait une peluche éventrée, derrière on apercevait les bâtiments d’en face, ceux où tu savais avoir vécu, tu ne te souvenais pas de leur blancheur lessivée. Entre tes doigts le verre ambré brûlant de faux café, la lumière tremblait encore. Ici commence le vertige. Une sensation d’été lointain, la chaleur. La chanson de Nina Simone. Tu as eu l’impression qu’elle était là, avec vous, celle que tu avais été cet été là, qui trempait un sucre dans le café des adultes. Maintenant la peluche gisait au sol, son rembourrage s’échappait du flanc gauche, le chat avait disparu. Tu veux visiter ? En longeant les murs blanchis, tu ne reconnais rien, ni l’espace rétréci, ni le mobilier, ni les tableaux. Seulement cette boite à bijoux en bois sculpté dans la chambre, tu l’avais ouverte enfant alors que les adultes jouaient au bridge au salon. Tu avais caressé le relief émaillé des colliers kabyles, l’odeur du métal était restée longtemps sur tes doigts que tu portais toujours aux narines. Tu glisses l’index sous le nez, un réflexe. Rien que l’amertume du café soluble, mais dans le noir et blanc de la photo de Brel, posée sur la commode, un reflet d’enfance

et les mots de Myriam sur mes images :

ça ne les sauvera pas de l’oubli

En terrasse, les deux hommes sont assis à des tables différentes — peut-être même qu’il y a une table entre les deux mais ça n’empêche pas leur discussion ni leurs corps tendus l’un vers l’autre.

De nouvelles tentes apparaissent dans le paysage, posées sur les trottoirs. Celle devant l’école des Écluses Saint-Martin, disparue le lendemain, retrouvée devant la Maison de l’Architecture, ça ne me surprend presque plus. Cette résignation m’effraie.

La masse grise presque sous mes roues, je ne comprends pas tout de suite que c’est un cadavre de rat, pour l’éviter je donne un coup de guidon, perte d’équilibre, frissons de dégoût et peur rétrospective. Le type s’arrête devant des graphes féministes découverts la veille sur le trottoir devant l’ancienne école des filles. J’apprécie le temps qu’il prend pour les lire.

La porte cochère refuse de s’ouvrir, je demande à la jeune fille devant moi si elle a le bon code, elle habite bien là ? elle pourrait peut-être appeler quelqu’un ? — on vient de me voler mon portable, elle fond en larmes, mauvaise journée hein ? Je la rassure, nos immeubles communiquent, je lui propose de faire le tour avec moi, je pourrais la faire entrer dans sa cour par l’arrière, je déleste ses bras trop chargés, elle me remercie.

Visionnage des films envoyés par mon cousin, la qualité est médiocre, mon oncle a filmé en VHS la projection de ses 8mm sur un écran, il commente les images en les filmant, s’emmêle dans les prénoms, situe l’action, Ah ça c’est la maison des Maillard à Porto-Vecchio. Ma mère se maquille, autour d’une table au dehors il y a mon frère absorbé au dessus d’un cahier, crayon en main, un oncle, des cousins, ma sœur joue assise au milieu de la table, mon père s’approche, se penche par dessus l’épaule de mon frère. Sur d’autres plans plus tardifs je souris sous les pins de La Marana, remontent des souvenirs de petite enfance.

Je sors mon vieux plan de Paris, le Michelin offert par Jacques en 1985, le dos est maintenu par un scotch jauni, les coutures cèdent, à l’intérieur des gribouillages, sur la page NOTES : samedi 5 avril 1986, très fatiguée, vivement dimanche ! J’avais seize ans, cette fatigue me fait sourire. Certaines zones de la villes sont indiquées secteur en travaux, le 104 est encore pompes funèbres municipales. Je ferme les yeux, plante mon doigt au hasard, les Buttes Chaumont, on connaît par cœur, mais à la sortie nord, le cimetière de la Villette, je n’y suis jamais allée.

Il y a dehors une belle lumière dont je ne profite pas parce que je veux écrire un peu. Impression que mes samedis se ressemblent tous. J’écris à G, on est folles de laisser le soleil briller sans nous. Alice me console, m’apprend le nom de la saison de ma naissance au Japon, le blé pousse sous la neige. On s’approche du tas d’objets abandonnés au coin de la rue en quête d’un trésor, d’un objet à sauver. M ne supporte pas de voir ces photos abandonnées, je partage son désarroi, je les photographie, ça ne les sauvera pas de l’oubli.

telle que dans l’enfance

Comment c’est rentrer chez soi quand il s’agit de traverser la mer ? Combien de fois ce voyage, en ferry ou en avion ? Comment rentrer chez soi quand maintenant c’est trop tard ? Tu approches l’île, en avion souvent l’arrivée se fait par l’ouest, déroutante, la succession des golfes vers le sud dont tu ne maîtrises pas la géographie. Déjà les sommets du cap, les frôler presque. Ta vision d’enfance, les montagnes en copeaux de chocolats. La place Saint Nicolas, le boulevard Paoli, le port, les quais, la jetée, vue du ciel la ville impose ses droites. Le soleil éblouit la surface de l’eau comme une poursuite. Le lido de la Marana, l’étang, la piste. L’air chaud et humide dès que tu sors de la cabine, la passerelle métallique sous les sandales. Le ciel aveuglant. Les manches à air, la chorégraphie des agents drapés de gilets phosphorescents. Sur le tarmac des lignes colorées, l’odeur de kérosène. L’herbe brûlée. Sa main large qui te frotte l’épaule, ferme et tendre, la traversée du parking, la voiture gorgée d’air chaud, les vitres qu’on baisse pour l’illusion de fraîcheur. L’autoradio, les cassettes, son bras gauche posé sur le rebord de la portière, le volant dirigé d’une main. La concentration sur la route pour chasser la nausée, les boucles, les échangeurs, une zone abstraite jusqu’à la mer — sourire. La plage de Ficaghjola, le bleu azur, ta respiration apaisée, la citadelle, la lumière orange du tunnel. On avance, entre l’alignement des palmiers de la place Saint-Nicolas et les ferrys. Le clocher austère de Notre-Dame de Lourdes — la ville telle que dans l’enfance. L’émiettement ocre de l’immeuble à l’angle d’Émile Sari, le visage de la petite Salvat qui habitait au premier, juste au-dessus de la Brasserie, tu n’es pas certaine que c’était le Majestic. Remonter la rue arpentée mille fois, les lettres géantes du pressing, les lourdes balustres en pierre, la boutique de vêtements où tu te tortillais dans la cabine d’essayage à essayer des robes dont tu ne voulais pas. Il commence à siffloter entre ses dents — trouver une place pour la vieille AX, descendre, laisser l’estomac reprendre sa place. La porte verte du numéro 50 du boulevard Graziani, ses panneaux sculptés en diamant le verre cathédrale le fer forgé, les marches mouchetées, increvables, la pierre froide comme dans une église. Sitôt la porte de chez soi franchie, l’odeur d’encens et de tabac blond, sa voix grave, telle que dans l’enfance.

texte écrit dans le cadre du défi écriture, les 40 jours, par François Bon