un dimanche en famille

À l’heure du journal souvent se repose la question de la forme, la peur de la routine. Mon côté discipliné l’emporte, je remonte le temps, un paragraphe par jour, je suis parfois récompensée par une révélation. Mais cette semaine il s’est passé une chose particulière, qui occulte le reste, je voudrais presque n’écrire que cette journée de dimanche. Auparavant me souvenir à la hâte du retour de L à l’atelier après trois semaines d’absence. Elle portait son pull préféré, nous avons fêté son anniversaire en mangeant les délicieux cakes qu’elle a apportés, arrosés d’un verre de crémant. Puis nous avons déjeuné au thaï, avec L, J et F. La serveuse — dont je ne connais pas encore le prénom mais qui a l’air de chérir sincèrement L — nous apporte au dessert une pile de nougats au sésame plantés d’une bougie. Je veux me souvenir du café avec Piero et Anne, réconfortant et joyeux. De la presque timidité de Nathalie qui hésite à monter à la maison récupérer un exemplaire d’Obliques strategies qu’elle pourrait offrir à Louise. Je lui propose de tirer une carte, j’observe sa méthode, battre le jeu puis compter jusqu’à 9 : Abandon normal instruments. Du ciel flambant vendredi soir que je n’ai pas eu le courage de filmer. De la belle présence aujourd’hui de Claude Royet-Journoud dans la salle du Chansonnier, que je n’ai pas osé photographier.

Dimanche, ce fut une journée particulière. D’abord le message de V, Hello polenta à Bourg la Reine aujourd’hui, si t’as le courage de venir en banlieue sud, je te chope à 13 h à la gare. Ce privilège, parce que j’ai écrit sur la maison, et offert les photos. Philippe plie mes hésitations en deux secondes, Mais vas y ! Il est 11h, c’est jouable, je rappelle V, incrédule, Mais oui, viens. Sortir de la torpeur qui s’impose depuis des jours, m’habiller joyeusement comme pour un dimanche en famille, qui ressemblerait à ceux de l’enfance et d’un peu après, ceux que je n’ai plus vécus depuis l’an 2000. Dans le RER ne pas y croire encore, remontent des images de trajets en voiture, de Bastia à Canaghja quand nous habitions en Corse, puis de Brunoy à la toute neuve rue Albert Camus où vivait alors ma tante chérie quand nous sommes revenus en région parisienne. Des images de la traversée de Belleville, à cette époque là une contrée lointaine, presque mystérieuse, quand j’habite désormais à cinq cent mètres de la place du Colonel Fabien. Dans la voiture V me confirme que le film que j’ai diffusé sur YouTube a réveillé ses envies de polenta, elle en a parlé à ses parents, ça faisait longtemps. Un invité s’est désisté, me voilà conviée au repas dominical.

Dans la cuisine de Bourg la Reine tout est prêt, un linge blanc recouvert d’une fine couche de farine de châtaigne qui recevra la polenta fumante. Les figatelli coupés en petits tronçons pour passer sous le grill. L’eau frémissante dans la marmite. La farine tamisée. Le pulendaghju. La famille arrive au compte goutte, on se raconte la partie de foot, les projets professionnels, on justifie une absence. JT les chasse gentiment, Ne restent dans la cuisine que ceux qui sont indispensables. La polenta épaissit rapidement, il faut être deux, celui qui maintient la marmite sur le feu, celui qui tourne, un travail d’homme. J’ai apporté mon appareil photo, mais je raterai la moitié des photos, floues. J’essaie de filmer, je suis trop petite, j’ai peur de gêner. Je préfère humer le parfum de châtaigne qui monte, observer la polenta qui se détache des parois de la cocotte. On la verse sur le linge poudré de farine, on recouvre d’un autre linge immaculé, puis de feuilles de journaux pour conserver la chaleur. Maintenant nous sommes quinze autour de la table, on me pose quelques questions sur mon village, tout proche de celui dont est originaire la mère de V, on s’étonne que j’ai vécu à Bastia, dans la rue même où la famille possède un appartement. Je raconte la cheminée de Canaghja, le cabri à la tomate. On commente les découvertes généalogiques menées par un membre de la famille. On découvre les photos des travaux qui avancent A Campinca, on s’inquiète des matériaux utilisés pour les finitions. On compare le goût des figatellis provenant de deux fournisseurs différents. On critique la farine qui manque de saveur, ce qui ne m’empêche pas de manger trop de polenta. Les conversations se croisent, je n’arrive à en suivre aucune en voulant les écouter toutes. Immergée dans des sensations d’enfance, ce même flottement, cette même fascination à deviner l’affection qui enrobe les paroles, à observer l’intensité d’un regard, la partition jouée par chacun. Je suis gagnée par une grande euphorie, je pense à mes parents, mes oncles et tantes qui auraient à peu près l’âge des parents de V, je suis celle là qui passe un dimanche en famille, sans les vapeurs de tabac blonds, sans ma famille — mais l’illusion de.

a pulenda

une archive familiale que je tiens d’un de mes oncles, des images en 8mm dont il a filmé la projection en VHS, les commentant parfois en direct. La voix off, à la fin c’est la sienne.

Chaque été les retrouvailles en Corse, sous la pinède de La Marana, ou au village, dans une maison de vacances louée pour le mois. Chaque été avec sa caméra 8mm, mon oncle filme les mêmes rituels, des baignades, des chatons qu’on nourrit d’un bol de lait, des hommes torses nus qui fument, des femmes qui parlent avec les mains, qui fument aussi, des méchouis, des bagnoles au bord de la mer. La polenta fumante est posée sur un linge, on la saupoudre de farine, on la met à tiédir sous la fenêtre. L’hiver on la colle à la cheminée pour la maintenir bien chaude. le petit bout de pâte qu’on détache pour en vérifier la saveur. Ce qui me touche c’est que mon oncle ait filmé la scène, comme il a filmé un feu d’artifice, un coucher de soleil, l’arrivée à Bastia. Il filme son beau-frère qui découpe la polenta à l’aide d’un fil, la maîtrise du geste. Il y avait sans doute ce jour-là une réunion particulière. Je me souviens de ma mère si intense quand elle racontait le village, la fierté des origines, a Castagniccia. Sa manière de vanter la force de celui qui tournait a pulenda à l’aide d’un bâton de châtaignier, un travail d’homme. A pulenda, je n’en ai pas mangé depuis – presque – l’enfance. De l’eau à bouillir, une pincée de sel, de la farine de châtaignes jetée en pluie. Pas de pétrissage, on remue au bâton.