Yashica #1

J’ai acheté le Yashica sur un coup de tête, pensant un premier temps l’offrir à Nina, elle préfère aux appareils numériques les outils analogiques, le rapport au temps qu’ils installent. Je lui ai demandé ce qu’elle en pensait, comme moi elle était un peu intimidée par l’objet. Nous vient l’idée de l’utiliser en partage, lors de nos voyages, ou pour un projet particulier, voire une création à quatre mains. Quand je l’ai reçu, j’ai été surprise par le poids et le volume de l’appareil, pas l’objet qu’on attrape au moment de sortir en se disant qu’on va peut-être faire une photo. Il m’a fallu des mois avant de me décider à l’utiliser enfin, sous la pression de Nina m’annonçant son prochain séjour à Paris. Après avoir chargé une pellicule noir et blanc 400 ASA périmée depuis quelques mois, je photographie la cour de mon atelier pour le prendre en main, apprivoiser la visée en miroir, m’assurer que le déclencheur fonctionne. Je confie l’appareil à Nina dès son arrivée. Elle utilise la moitié de la pellicule et a l’impression que le compteur de vues s’est bloqué à plusieurs reprises, elle repart déjà à Nice. Je prends la suite, photographie des arbres, des reflets, des immeubles. Je dépose la pellicule au labo auprès duquel Nina a l’habitude de déposer ses films, espérant recevoir les scans avant mon prochain voyage à Nice où je dois la retrouver bientôt.

Je reçois les scans par mail dans le train qui me conduit à Nice, je les fais suivre à Nina, à mon arrivée nous découvrons ensemble, médusées, nos images accidentées. La pellicule s’est en effet bloquée et a parfois été exposée plusieurs fois, le film s’est couvert de taches et marbrures à l’aspect organique. Le noir et blanc, la superposition des vues, les altérations, donnent l’impression que les photographies nous parviennent d’un autre temps. La ville s’amplifie, se métamorphose, se creuse de paysages multiples. Elle devient un écran où se superposent de l’eau, des nuages, des visages, des architectures, des arbres, des lumières. Elle est mouvante, sans doute la difficulté à trouver l’horizontalité au moment de faire le cadre. On essaye de reconnaître dans les surimpressions les lieux que nous avons l’une et l’autre photographiés. Les murs d’une chambre se couvrent d’eau. Un visage apparaît sur les bâtiments de la cour de mon atelier. Des arbres surgissent d’un crâne. Ce qui me touche, au-delà de l’étrangeté de ces photographies, c’est que Nina et moi soyons réunies dans ces lieux que nous avons photographiés à des moments différents — la ville, ses parcs, l’appartement — ces lieux où nous avons vécu, ensemble.

Le parc des dimanches d’été, la chaleur, les pique-niques, les tissus jetés sur l’herbe, un territoire d’enfance. En bas la petite rivière, sœurs aux pieds menus, les pierres fraîches qu’on se colle sur la joue, les secrets confiés à l’herbe, des cabanes fragiles, des châteaux, des éclats, les aveuglements, le soleil en partage. Des failles, des choses qu’on ne voyait pas, derrière la place un autre paysage, une direction imprévue, les grands arbres­­­, les arbres devenus immenses qui dessinent une forêt. L’ange dépassé. Des images comme des rêves. Un arbre chante, il est entré dans ma tête. Une injonction à la consolation. La chambre vide, le désordre du lit, les draps, la lumière dans les voiles. Sur les murs je vois des vagues, c’est la mer entendue dans l’enfance. C’est la maison à laquelle tu as renoncé parce que tu as rêvé qu’un tsunami l’engloutissait. Je me demande encore quelle aurait été notre vie si nous l’avions achetée. Les nuages frottent les arbres nus, des indices, un tremblement, la duplicité des branches. Des choses qui flottent dans une nuit blanche, le sommeil partagé compté sur les doigts d’une main — trois nuits, tenir la peur à distance. Fouiller les images, convoquer les heures, la température de l’air, le bruit du vent, la parole des pierres. Des lumières, qui ne seraient ni le jour ni la nuit.

va et vient #02|ce drôle d’effet, par Dominique Autrou

Dans la lignée des Vases communicants, ce numéro deux de Va-et-vient reprend le même schéma de communication : un échange entre personnes qui écrivent un texte (avec ou sans illustration) sur le blog d’un autre. Ce jeu littéraire paraît tous les premiers vendredis du mois. Le thème de ce deuxième échange est « ce drôle d’effet ». J’ai le plaisir d’accueillir sur Les heures creuses Dominique Autrou qui me reçoit chez lui, pendant qu’ Amélie Gressier échange avec Marlen Sauvage, et que Marie-Christine Grimard joue avec Dominique Hasselmann.
Les contributions (à adresser avant la date fatidique) pour le numéro 3 de « Va-et-vient » seront publiées le vendredi 5 mai, avec pour thème : « Le bus raté ». À vos claviers, et merci de nous signaler votre prochaine participation.

C’est l’une des dernières photos prises dans le petit jardin de la région parisienne, avant de le quitter à jamais. Les métadonnées du fichier indiquent la date du 2 juin 2019, sans précision horaire mais je me souviens d’une fin d’après-midi, quand le soleil est déjà passé par derrière les thuyas du voisin. À cette époque, et à cette heure, les moellons en pierre calcaire du mur exposé au sud exhalaient une odeur de pain chaud dont le seringat, la vigne et l’abricotier faisaient leur miel. J’aime cette photo car, mis à part le parfum d’une inévitable nostalgie, elle suggère avec naïveté les étoiles depuis trop longtemps absentes de tout ciel parisien, quelles que soient l’heure ou la saison. Bien que la période ne s’y prête pas, j’avais soigneusement prélevé des boutures dans l’espoir d’une acclimatation puis, qui sait, d’une dissémination.

Et le lendemain je me souviens de la camionnette de location flambant neuve (PTAC 3 t 5 maxi, comme il est autorisé par le permis de conduire) au tableau de bord beau comme une chaîne hi-fi. À l’intérieur, le résumé de nos vies. Suivait, quelques km derrière, un camion attelé de 19 t (pas plus, car s’il avait été d’un seul tenant, nous avait dit le déménageur, il n’aurait pas supporté les angles droits du vicinal normand dont je lui avais fourni des photos explicites – et qu’il avait repéré sur street view), chargé d’un résumé moins succinct, plus lourd, plus matériel.
Je suis bien d’accord avec Jón Kalman Stefánsson quand il fait dire à l’un de ses personnages, comme Sganarelle vantant les mérites du tabac, qu’il n’existe rien de plus beau au monde que de conduire un camion (à quelque chose près). La profusion sereine des informations, le confort d’un design quasi suédois, la hauteur de vue derrière le pare-brise large comme un écran de cinéma, la position sommitale au-dessus des roues et du moteur, l’accord wagnérien de l’orgue avertisseur, toutes qualités qui nous font voir le paysage, le présent et pourquoi pas l’avenir sous un jour radieux.

Cependant, de la trop belle camionnette je tenais le volant. Ce qui est d’ailleurs une mauvaise façon de parler tant les aides à la conduite affluent sur les véhicules récents, désamorçant toute velléité. Le pilote de ce genre d’engin n’a guère d’autre ambition personnelle que de mouiller à telle ou telle aire d’autoroute afin de satisfaire à tel ou tel besoin. Il serait presque tout à fait possible de lire en conduisant, le camion sait garder sa voie, lui aussi sait lire des panneaux, des signaux, et il est encore capable de freiner par lui-même lorsqu’un ralentissement se présente. Il suffirait alors d’oublier les commandes ; fumer, je ne sais pas, peut-être qu’un capteur invisible détecterait illico la présence d’une menace fétide ? Pourtant, quoi de meilleur qu’un bon cigarillo avec une bonne lecture. On pourrait aussi, toute notion de risque bue, s’adonner à la rêverie, c’est encore permis, se souvenir de la ville quittée, où est le mal ? Ce serait le hasard cruel de prendre en pleine figure le souvenir stupéfiant d’une ancienne rencontre au coin de la rue, bouche large et lèvres charnues, rouges comme un sens interdit, écrirait Stefánsson.

Le jour suivant, la nouvelle maison était habitée d’une présence étrangère, à chacun de faire de son mieux. C’est une maison au rictus accentué, avec des rides profondes et des squames indélébiles. Solide comme une caverne, avec ça. Le matin au réveil, on se surprend à se demander si c’est le plafond ou bien le monde qui penche. Quand le moral flanche, comme tout un chacun on se raccroche à la table de la cuisine. Admettons qu’à ce jour la cabane n’est pas encore tombée sur le chien. Dans le garage respire tranquillement la douce Clio diesel. Assoupie sur ses presque 300.000 km, elle remet les pendules à l’heure. L’État voudrait qu’on l’expédiât à la casse, comme n’importe quel vieillard du monde contemporain ; c’est mal connaître l’attention et les soins que nous lui promettons. Pour les joies de la vitesse il y aura aussi deux vélos. Ils ont chacun bénéficié d’une prime de remise en état de fonctionnement (50 €), comme s’il était besoin de nous soudoyer pour aller au travail en pédalant, ou pour aller faire ses courses en ville avec une petite remorque. Je préfère infiniment enfourcher cet engin dans l’optique, à la manière d’Alfred Jarry, de capturer dans un drainage rapide les formes et les couleurs, dans le moins de temps possible, le long des routes et des pistes. Jusqu’à la tangue, et puis la mer, en qui se noie la fatigue.

Dans les cartons, dont certains ont connu trois déménagements sans n’avoir jamais été ouverts depuis le grenier du 13e à Paris, j’ai depuis glané sans méthode particulière. La dernière photo que j’ai trouvée, pour ainsi dire juste avant d’écrire ce texte à l’intention de Caroline Diaz, est semble-t-il un polaroid, en tout cas une image fascinante que je n’avais jamais vue, j’ignore d’où elle provient. Elle a mal vieilli, on y distingue la silhouette pâle d’une petite fille inconnue (j’aimerais qu’elle se reconnaisse, qu’elle soit encore en vie !)
Dans une position intenable, elle griffe le visage de celui ou celle qui la dévisage. D’où vient ce sentiment que quelque chose s’est mal passé, pourquoi penser à un danger contre quoi personne ne peut plus rien ? Et si, au contraire, il s’agissait d’un jeu tout à fait anodin ? Et pourquoi, au fond, vouloir faire parler ce qui fut sans doute considéré comme une photo ratée, laissée pour compte au fond d’une mallette ?

Ferme les yeux vois. Évidemment, après toutes ces années cela m’aura fait un drôle d’effet.

Texte et photos : Dominique Autrou

mélancolie du geste

Nous avons vidé les cartons de livres sur de grandes tables dressées, nous en avons fait l’inventaire. C’était elle qui nous faisait nous tenir là, comme l’écrivait délicatement Arnold, ce fut un jour étrange… Mélancolie du geste, mémoire en nous et avec nous.

Le sac jaune imprimé posé sur ses genoux faisait à la vieille dame comme des bouquets de fleurs.

Elle a ressurgi, je la laisse faire.

Christine Jeanney rejoint L’aiR Nu, nous organisons une rencontre en visio, faute de mieux. Elle nous présente ses minutes papillon, et un projet de sonothèque, ça réveille d’autres désirs, et me donne envie d’être plus active au sein du collectif.

À Marseille je rejoins les voyageurs descendus sur le quai pour profiter de la chaleur. Plusieurs visages du passé m’apparaissent. Comme j’aime la familiarité avec la ville. À Toulon le train se vide encore, je remonte le wagon pour trouver une place du « bon côté », espérant pouvoir filmer bientôt la côte. Elle se fait désirer, et voilà que la nuit est déjà tombée. À la gare de Nice Nina m’attend, j’aime l’inversion des rôles.

Je lance l’épreuve test de Comanche. Le délai me paraît incommensurablement long, le séjour à Nice fait heureusement diversion. Nous partons vers la mer, prenons le café cours Saleya, mangeons une socca vers le port, devenons fleurs au Mamac, parlons comme nous ne le faisons que trop rarement. L’occupation de la villa change un peu la donne, je dors seule chez Nina.

Nous marchons dans les sentiers du Mont Boron, Nina a le Yashica en main. Nous mangeons des ramen en ville. Retour à la villa Arson, cette fois une belle lumière. Nina rejoint ses camarades à l’occupation de la maison rouge, je visite l’expo, filme, photographie. Dans la soirée je retrouve A au Mamac pour une projection de courts-métrages en plein air, après La fleuriste d’Alain Cavalier on abandonne, le vent est glacé. Je dîne chez A, Nina passe la nuit à Arson.

jouer ensemble

Dans le lamé or de son pantalon c’est une brindille, elle se déhanche, elle hurle dans le micro du karaoké, ses bras dénudés, la peau sur les os, elle me fascine et m’effraie.

Dans mon rêve je trouvais un fragment de pochette d’allumettes avec une illustration d’arbres. Ce serait un beau sujet de gravure, pas tant les arbres que l’échelle du dessin qui réveille mon goût du détail. Ça me donne envie de graver des miniatures, mais j’ai des doutes sur ma vue.

L en arrivant à l’atelier me dit qu’elle a pensé à moi, elle porte comme elle me l’avait promis un de ses pulls jacquard — je la photographie alors qu’elle retouche un monotype. Tu as toujours dessiné ? Oui, en chuchotant elle me confie d’où ça vient le dessin, comme un secret. Je fais son portrait, lui demande de sourire, en se découvrant sur l’écran de l’appareil elle est surprise, Cette joie sur mon visage, elle est tellement plus grande qu’à l’intérieur.

Deux fois, c’est le début d’une habitude ? On se retrouve au Typick, le jeune homme se souvenait même de la tisane qu’on avait bue la dernière fois. On évoque nos pratiques, la possibilité d’un projet ensemble, des trucs matériels à régler, mais on pourrait. Alice passe me chercher, N lui pose pas mal de questions, Albion surgit. Parler ne remplace pas écrire mais Alice était heureuse d’en parler. Les jours suivants j’aime découvrir sur son compte Instagram les photographies prises autour de ce moment, comme un prolongement.

Pendant qu’il prépare le couscous à emporter je sors photographier la lune, cherche l’angle qui la rapproche du sommet des arbres, crée l’illusion d’un autre paysage. Me reviens le dernier rêve, je surprenais une conversation par sms qui ne m’étais pas adressée, H évoquait mon écriture, c’est dark et triste, j’étais vexée mais ne pouvais demander d’explication puisque je n’aurais pas dû lire ces mots.

Clark me montre comment charger la pellicule dans le Yashica, il m’explique quelques réglages, tout un apprentissage à refaire. Un peu impulsif cet achat, comme on achète une paire de chaussures qui ne nous irait pas vraiment. Ma fascination pour cette visée par le dessus, cette hauteur particulière de prise de vue ont eu raison du raisonnable, et je compte bien le partager avec Nina, on inventera des protocoles.

Sa présence rare le samedi, la lumière qui perce, notre discussion vive en marchant vers Ménilmontant, cette impression merveilleuse de repousser les murs, la confiance qui revient. Et puis jouer ensemble, je photographie, il filme, et l’inverse, je lui dis que je reviens de loin, ça le fait rire.

la nuit attendait aussi

Finir le texte pour les vases communicants avec Myriam Oh, frustration de ne pas s’affranchir de la narration linéaire — j’espérais en allant vers elle trouver une scansion différente, aller vers la poésie. La surprise de voir le texte retomber sur ses pattes, en face.

Sensation de lourdeur, l’image de mon corps vieille, repliée, je suis mourante — l’impression d’être pourtant vraiment éveillée. Laisser l’air reprendre sa place autour, l’angoisse difficile à décoller .

En arrivant au cours de gravure Louise écarte les pans de sa blouse pour me montrer un pull en jacquard coloré — j’avais été la semaine dernière impressionnée par celui qu’elle portait, déjà tricoté par sa mère. Dommage que je n’ai pas l’appareil avec moi. Je lui demande si elle accepterait que je la prenne en photo avec ses pulls, dans l’atelier, elle me raconterait des souvenirs de sa mère au tricotant, l’idée lui plaît, la manière dont ça a surgit me rend très joyeuse.

ne pas lutter contre, sombrer, rester dans la tiédeur des draps — retarder le départ — se raviser et danser comme une enfant — les faire rire, rire avec eux — espérer plus de lumière — y aller, fermer la maison — trouver miraculeusement un Vélib — pédaler plus doucement — laisser les pensées vivre leur déroute — louper l’embranchement de Richard Lenoir — le réaliser en passant devant Saint-Ambroise — se demander si cela a à avoir avec traîner au lit — tourner la tête en passant devant la rue de l’asile Popincourt — penser à elle

Rendez-vous professionnel en visio, elle est jeune — je fais ce constat de plus en plus souvent. Elle me parle une langue que je ne comprends pas, ne se départ pas de son sourire, cette bonne humeur de façade, apprise durant sa formation en école de commerce, elle me balance des chiffres, je ne sais jusqu’où je peux faire semblant, si je lui fais comprendre que ça m’échappe un peu — dashboard, conversion, captif.

Se forcer à marcher dans la nuit et le froid, je n’ai pas pris de photos de la semaine, trop de déplacements, le poids de l’appareil, la lumière désastreuse. Dans le temps et l’espace contraint de mon trajet, j’aime le rapport au cadre, aux éléments, il bruine, maigre moisson.

Le réveil ne sonnait pas — ai regardé l’heure quatre ou cinq fois — ai écouté le calme dans l’immeuble — ai senti le froid hostile — ai contemplé le plafond découpé en ombres floues — ai pensé aux photos que je n’avais pas prises — ai deviné que la nuit attendait aussi — ai entendu mes pensées s’effondrer — ai desserré la mâchoire — ai senti un goût amer sur la langue — ai respiré l’air alourdi de nos souffles — ai espéré la sonnerie — me suis rapprochée de toi, sans te réveiller.

arriver sans repartir

La nuit inachevée, perturbée par le faux départ de Nina, puis les gestes du voyage, l’avion retardé, la fatigue. Dans la zone d’embarquement d’Orly, je photographie les enseignes, les messages publicitaires en pensant à la proposition d’écriture de François Bon. À Porto, tout parait plus fluide, devant la porte de notre immeuble Ricardo nous fait un petit signe de la main, nous grimpons les quatre étages, l’appartement donne en partie sur la rue, il y a face au notre un immeuble en travaux, des toits, une grue, un palmier.

On traverse la ville jusqu’au fleuve. Je suis surprise par l’agitation, la densité, on tente d’échapper aux touristes, on se heurte aux chantiers, on prend des repères, on entre dans les églises, on se bat avec la lumière. Dans la ville, beaucoup d’immeubles abandonnés, abîmés. Retrouver ici quelque chose d’Athènes, et de Naples, le linge pendu, ce parfum de lessive. La terrasse du café de la rua Santa Catarina, deux filles chantent avec leurs musiciens, leurs voix sont belles qui se mêlent, on resterait des heures. Le soir Nina nous rejoint enfin, j’embrasse ses joues tendres.

À la Fondation Serralves, l’exposition de Rui Chafes, Cheval sem Partir — Arriver sans repartir. On entre dans l’obscurité d’une première salle, mes mains se tendent, tâtonnent sur ce que je crois un mur — C’est moi là, maman. Dans le silence et le vide absolus des ombres se révèlent. Il me faudra du temps pour me débarrasser de cette sensation d’oppression, d’un corps rapetissé. Le parc du musée est magnifique, difficile de photographier l’immensité des arbres à l’horizontale. Le sursaut de joie quand dans la perspective de la rua de Diu on découvre un reflet sur l’océan, La puissance, la lumière, la mousse d’écume sur le sable, je n’aime rien autant que regarder la mer.

Praça de la República, ils sont là chaque fois que nous rentrons, quatre hommes qui jouent à la Sueca sur le même banc. Pour s’asseoir en équipe face à face ils ont posé une planche à la perpendiculaire du banc, je me dis qu’ils doivent garder leur calme pour ne pas déséquilibrer l’installation. Autour, toujours leurs trois amis qui regardent, parient sur qui remportera le pli.

Pluies diluviennes, on court d’auvents en auvents, on ne trouve pas de place dans les cafés, on finit par renoncer à prolonger l’exploration de la ville. Le soir nous regardons La Notte, j’avais tout oublié du film, mais la déambulation dans la ville, l’architecture, Mastroianni, les silences, le noir et blanc, tout est lent et magnifique, tout donne envie de filmer.

Réveillée dans la nuit par un orage très violent. On visite l’église de la Miséricorde et son musée désert, un luxe. S’obstiner à filmer et photographier la ville sous la lumière grise, Nina aime, ça lui rappelle Berlin. Les draps suspendus aux fenêtres oscillent sous le vent, ils me font l’effet de fantômes. Dans le jardin du musée Soares dos Reis je ramasse des camélias abîmées par l’orage, gorgées de pluie, je serre leur densité fraîche. Le soir nous profitons d’une dernière terrasse, sangria, chorizo grillé, on ouvre nos parapluies, il faudrait que là s’arrête le temps.

J’ai d’abord cru à de la buée sur les vitres. Je fais coulisser la fenêtre, le voile opalescent est toujours là, un brouillard comme je n’en avais jamais vu en ville — la ville continuait à se dérober. Le temps de fermer les valises le brouillard s’est dissipé, je regrette de n’être pas sortie sur le moment pour le photographier. Nous visitons le cimetière de Lapa sous un bleu éblouissant. On prend un café tous les quatre, on pose les lignes d’un projet à mener ensemble. On raccompagne Nina à Trinidade, on meuble les quelques heures entre nos avions, on traverse les mêmes places, les mêmes rues, elles sont méconnaissables sous la lumière crue.

boulevard des Amériques

Granville 2018 – Source : Atlas des Régions Naturelles – https://www.archive-arn.fr

un oursin géant posé sur l’herbe — depuis le drame de Juigné-sur-Loire tous les enfants devaient apprendre à nager. dans la cabine exiguë elle doute, ses orteils se rétractent sur les mosaïques blanches. le parfum de chlore ne la dérange pas, elle a même une certaine attirance pour cette odeur, sa mère utilise souvent de la javel à la maison, c’est presque réconfortant — mais le polyamide brillant du maillot qu’elle enfile pour la première fois l’oppresse, comme les sous-pulls qu’on s’entête à lui faire porter, toujours l’impression que le vêtement étriqué va lui arracher les oreilles quand elle l’enfile, que le corps ne peut pas respirer en dessous. et le rouge vermillon d’où s’échappent ses jambes trop maigres est beaucoup trop voyant qui fait ressortir les marbrures de sa peau. les cheveux même coupés courts sont tiraillés par le latex du bonnet trop serré. les voix des camarades montent en échos de cathédrale. elle entasse les vêtements dans le panier en plastique, les chaussures calées au fond, chaussettes en boules âcres dedans, la culotte elle la cache à l’intérieur d’une jambe du pantalon. novembre c’est pas un mois pour aller à la piscine. elle fait basculer le loquet qui ferme la porte de la cabine, ne s’attendait pas à sa chute brutale, sursaute. pousse la porte du bout des doigts, accroche le panier dans le vestiaire au milieu des autres. maintenant elle se dirige vers le bassin, ses pieds suivent une ligne de carreaux noirs. les épaules en dedans elle grelotte à sentir sous les pieds le sol froid et humide. le truc qui la rassure c’est que nager elle a appris durant l’été. il y a toujours son pied droit qui refuse de se mettre en dehors quand elle nage la brasse, les allers-retours à marcher façon Charlot le long du bassin du club Mickey n’y ont rien changé. mais elle sait nager. elle abandonne sa serviette fanée sur le banc carrelé, se glisse derrière ses camarades. elle approche du bassin, son pied droit se déforme sous l’effet d’une crampe. debout sur le plongeoir elle fixe la lumière qui filtre à travers les hublots du coquillage géant, se perd dans la vibration turquoise. Allez, le cri du maître nageur rompt sa rêverie, l’eau vient pincer les sinus, ce n’est pas désagréable

Merci à François Bon d’avoir proposé aux membres du Tiers Livre d’aller explorer l’Atlas des Régions Naturelles, d’Eric Tabuchi et Nelly Monier où j’ ai retrouvé ma piscine d’enfance.

erreur de destinataire

Fumie m’écrit du Japon, J’aimerais te demander une correction de la langue française… Elle expose prochainement une artiste textile, il y a beaucoup de motifs papillons, l’artiste a pensé à La chasse aux papillons, Fumie s’inquiète, chasse c’est un peu dur pour des papillons, elle propose À la recherche des papillons, un clin d’œil à Proust, qu’en penses-tu ? Quelques heures plus tard, sur le chemin des Buttes Chaumont découvrir les troncs d’ arbres graphés d’un mot, papillon.

J’extrais le bloc Kundera de la bibliothèque, six folios hérités de ma mère au moment où elle décide de retourner en Corse. Je regarde les titres, lis les quatrièmes de couverture, reste indécise. Penser qu’elle les a lus me suffit. Pourtant impossible de me souvenir d’elle lisant, à part quelques fois allongée sur son lit. Ce qui me revient toujours c’est l’odeur de la cigarette mêlée à son parfum et sa façon de parler des livres, de leurs auteurs, sa parole toujours définitive.

Au cours de gravure, autour du café on évoque le goût des biscuits de nos goûters, J sourit, Moi je n’avais pas de goûter, c’était la guerre… Mais enfin tu as quel âge ? Quatre-vingt-cinq. Je lui demande si elle a des souvenirs de cette époque, oui elle vivait à Lyon, elle se souvient que lors d’un bombardement sa mère l’a emmenée sur les bas-ports où elles se cachaient parmi les Allemands qui s’y réfugiaient, Ils n’allaient quand même pas bombarder les leurs. Elle me touche, cette vigueur malgré les années, une familiarité, peut-être son âge, celui qu’aurait Annie aujourd’hui.

Cherchant des photographies réclamées par Nina je trouve une pochette, gens de Montgeron. Parmi les portraits des anciens élèves cette photo d’Anne-Marie à genoux dans le cloître de Santa-Croce, son Rolleiflex à bout de bras elle photographie le clocher de l’église. Cette photo je l’ai cherchée en vain au moment de sa disparition, elle convoque le souvenir des pâquerettes qui se tortillaient comme des flammes sous le soleil d’avril. Me revient le dernier rêve de la nuit où se rejouaient les funérailles d’Anne-Marie.

A-M Garat, par Ph Diaz, Florence, 1986

Au moment où je me décide à rentrer il s’est mit à pleuvoir, ça me dissuade un temps, T me dit c’est rien que de l’eau, je me décide pour un vélib, rouler tout doucement, attentive au bruit de la roue fendant l’eau. L’air est trop doux, des trombes d’eau et des éclairs, je redouble de prudence, renonce à chantonner.

Un endroit fragile entre l’éveil et le sommeil où je ressasse toujours les mêmes images, les mêmes mots. La question du roman posée par une éditrice, qui m’indique où je ne veux/peux pas aller.

J’écris avec l’application notes du téléphone, j’envoie les notes sur mon ordinateur par sms. En tapant mon numéro je me trompe sur le dernier chiffre, mes fragments arrivent sur le téléphone de quelqu’un que je ne connais pas — idiote, je ris. Quel effet cela produira sur l’inconnu.e ? M’excuse aussitôt — erreur de destinataire, désolée — le message apparait comme lu, me prends à rêver d’une réponse, dresse le portait de l’inconnu.e, m’en veux de m’être excusée trop vite, ne lui ai même pas laissé le temps de l’intrigue.

on oublie déjà la chaleur

Ce sont les photos en noir et blanc qui m’ont attirées, accrochées sur un fil, le type tire des portraits instantanés avec sa boîte afghane, il développe sur place, on repart avec le cliché argentique en noir et blanc. On se décide, prenons tous les trois la pause. À l’intérieur de sa petite chambre en bois, les bacs de révélateur, fixateur. Je sens l’odeur d’acide acétique, je me souviens des images tirées dans le labo de Saint-Charles, une série sur les boîtes aux lettres, des portraits de Anne et de mes sœurs.

Je vais récupérer Comanche chez un éditeur, à l’interphone la voix dit dernier étage, je rentre dans le bâtiment, plusieurs maisons d’éditions se partagent l’immeuble, à chaque palier des bureaux, des portes ouvertes sur des livres, des rendez-vous, des discussions dont je ne saisis que quelques mots, je n’ose pas regarder. Au quatrième une seule porte — fermée — je frappe, elle me tend le manuscrit, je redescends comme une voleuse.

Rendez-vous pris avec Jeanne Cousseau pour les prochains vases communicants vidéo, j’aime ce petit vertige de l’attente, du oui, de l’espace avant de commencer. Aux premiers jours du procès des attentats de Nice, je pense à l’ancien lycéen de Montgeron dont j’avais découvert le visage dans la presse parmi les victimes, j’en étais un peu amoureuse à l’époque du lycée. Il y a désormais une rue à son nom à Nice. Je me demande qui du lycée se souvient de lui, qui sait les circonstances de sa disparition.

À la télé La villa, très émouvantes retrouvailles d’une fratrie autour d’un presque mort, l’apparition de petits migrants qu’ils vont aider, il y a surtout cette scène en flash-back, on retrouve le trio une bonne trentaine d’années en arrière. C’est l’été, la légèreté, la mobilité des corps, c’est l’extrait d’un ancien film de Guédiguian, ça nous saisit, la permanence des idées portée par les mêmes corps. Il y a aussi ce petit bout de côte au nord de Marseille, que je ne connais pas et que j’ai bien envie d’explorer.

Visite chez l’imprimeur de la rue Monsieur-le-Prince, acheter la carte promise à Jane, l’Américaine rencontrée à Haworth, je lui avais dit que oui cela me ferait plaisir de lui rendre ce service, c’est seulement après qu’elle nous avait asséné But I love Trump, j’ai passé outre. Je lui demande son adresse pour envoyer la carte, identifie sa maison sur Streetview — dans un quartier résidentiel de Temple Terrace en Floride, je tourne autour, je me demande quand nous retournerons en Amérique.

Nous pédalons en bande joyeuse, on parle, on chante, il fait beau, il y a des champs de blé autour, ça ressemble au Cher, en arrivant à la maison je m’aperçois qu’Alice n’est pas avec nous, longue attente inquiète, je sens une masse lourde se répandre dans ma poitrine, je me réveille, se défaire du réalisme d’un mauvais rêve prend toujours trop de temps.

Les fleurs artificielles poursuivent leur conquête de la ville, sur les devantures des boutiques de modes, de restaurants italiens, des roses, des dahlias, des anémones aux couleurs irréelles. Paris prend parfois des allures de décor et je ne l’aime plus. Le temps change, les pelouses reprennent du vert, on oublie déjà la chaleur.

son absence

Journée d’anniversaire en famille, un jour avant l’heure, les grands-parents sont venus, Nina a préparé le repas, on a joué aux cartes, fin des vacances, tout peut recommencer.

Reprendre les mêmes itinéraires, je me demande comment photographier la ville encore, comment retrouver l’attention aux rues, aux bâtiments que je ne sais jamais cadrer, attraper les ombres, prendre le temps d’une contemplation. Ce sera d’abord la lumière de dix huit heures fin aout sur l’ange de la Bastille.

Au Chansonnier avec Nathalie. On évoque le voyage anglais, le décalage ressenti chez les Brontë, trop de soleil, trop de ciel bleu, elle me répond qu’elles ont elles aussi certainement vu ce soleil, ressenti cette chaleur à quelques degrés près, peut-être oui l’atmosphère était un peu différente, ce n’est pas parce qu’elles ne l’ont pas écrit que cet été n’avait pas existé.

Le soir nous écrivons côte à côte sur la table de la salle à manger, ça me perturbe un peu, la sensation de son regard par-dessus l’épaule, je sais bien qu’il n’essaie pas de me lire pourtant je me surprends à taper plus vite.

Passant là où il m’avait semblé la voir traversant la rue il y a un an — elle était fatiguée, ça m’avait fait douter, je n’avais pas pris le temps de revenir en arrière, lancée sur mon vélo — je réalise que je ne dois plus m’attendre à la croiser sur le faubourg, désormais il faut composer avec son absence.

La semaine s’achève, je n’ai pratiquement pas fait de photographies, accaparée par la vraie reprise, le re-départ de Nina, le montage pour les vases communicants vidéo. Je décide de rentrer à pied, la ville aura bien quelque chose à m’offrir. En traversant la rue du Chemin Vert je ne résiste pas à remonter jusqu’au passage, se rassurer de la présence du petit immeuble rose à l’angle, j’ai beau tourner autour il est dans l’ombre, je me contente de la lumière réfléchie par les fenêtres, je me retourne vers l’appartement d’Anne-Marie, les volets sont clos, le balcon est encore chargé de plantes et d’arbustes, on y fumait parfois des cigarettes.

Je retrouve dans la mémoire du téléphone cette image qu’elle m’avait envoyée, accompagnée d’un message me remerciant pour le joli mimosa photographié la veille, Hier aprèm j’étais moi aussi en balade au Jardin des Plantes vers 15h, nous aurions pu nous croiser !!! J’y ai vu ces zoziaux d’amour (perruches?) se bécoter dans un platane, ça ne pèse pas lourd contre les bombes mais ça met le cœur en joie.

jardin des plantes, février 2022 — photo Anne-Marie Garat