Yashica #1

J’ai acheté le Yashica sur un coup de tête, pensant un premier temps l’offrir à Nina, elle préfère aux appareils numériques les outils analogiques, le rapport au temps qu’ils installent. Je lui ai demandé ce qu’elle en pensait, comme moi elle était un peu intimidée par l’objet. Nous vient l’idée de l’utiliser en partage, lors de nos voyages, ou pour un projet particulier, voire une création à quatre mains. Quand je l’ai reçu, j’ai été surprise par le poids et le volume de l’appareil, pas l’objet qu’on attrape au moment de sortir en se disant qu’on va peut-être faire une photo. Il m’a fallu des mois avant de me décider à l’utiliser enfin, sous la pression de Nina m’annonçant son prochain séjour à Paris. Après avoir chargé une pellicule noir et blanc 400 ASA périmée depuis quelques mois, je photographie la cour de mon atelier pour le prendre en main, apprivoiser la visée en miroir, m’assurer que le déclencheur fonctionne. Je confie l’appareil à Nina dès son arrivée. Elle utilise la moitié de la pellicule et a l’impression que le compteur de vues s’est bloqué à plusieurs reprises, elle repart déjà à Nice. Je prends la suite, photographie des arbres, des reflets, des immeubles. Je dépose la pellicule au labo auprès duquel Nina a l’habitude de déposer ses films, espérant recevoir les scans avant mon prochain voyage à Nice où je dois la retrouver bientôt.

Je reçois les scans par mail dans le train qui me conduit à Nice, je les fais suivre à Nina, à mon arrivée nous découvrons ensemble, médusées, nos images accidentées. La pellicule s’est en effet bloquée et a parfois été exposée plusieurs fois, le film s’est couvert de taches et marbrures à l’aspect organique. Le noir et blanc, la superposition des vues, les altérations, donnent l’impression que les photographies nous parviennent d’un autre temps. La ville s’amplifie, se métamorphose, se creuse de paysages multiples. Elle devient un écran où se superposent de l’eau, des nuages, des visages, des architectures, des arbres, des lumières. Elle est mouvante, sans doute la difficulté à trouver l’horizontalité au moment de faire le cadre. On essaye de reconnaître dans les surimpressions les lieux que nous avons l’une et l’autre photographiés. Les murs d’une chambre se couvrent d’eau. Un visage apparaît sur les bâtiments de la cour de mon atelier. Des arbres surgissent d’un crâne. Ce qui me touche, au-delà de l’étrangeté de ces photographies, c’est que Nina et moi soyons réunies dans ces lieux que nous avons photographiés à des moments différents — la ville, ses parcs, l’appartement — ces lieux où nous avons vécu, ensemble.

Le parc des dimanches d’été, la chaleur, les pique-niques, les tissus jetés sur l’herbe, un territoire d’enfance. En bas la petite rivière, sœurs aux pieds menus, les pierres fraîches qu’on se colle sur la joue, les secrets confiés à l’herbe, des cabanes fragiles, des châteaux, des éclats, les aveuglements, le soleil en partage. Des failles, des choses qu’on ne voyait pas, derrière la place un autre paysage, une direction imprévue, les grands arbres­­­, les arbres devenus immenses qui dessinent une forêt. L’ange dépassé. Des images comme des rêves. Un arbre chante, il est entré dans ma tête. Une injonction à la consolation. La chambre vide, le désordre du lit, les draps, la lumière dans les voiles. Sur les murs je vois des vagues, c’est la mer entendue dans l’enfance. C’est la maison à laquelle tu as renoncé parce que tu as rêvé qu’un tsunami l’engloutissait. Je me demande encore quelle aurait été notre vie si nous l’avions achetée. Les nuages frottent les arbres nus, des indices, un tremblement, la duplicité des branches. Des choses qui flottent dans une nuit blanche, le sommeil partagé compté sur les doigts d’une main — trois nuits, tenir la peur à distance. Fouiller les images, convoquer les heures, la température de l’air, le bruit du vent, la parole des pierres. Des lumières, qui ne seraient ni le jour ni la nuit.

ici les morts

nous marchions sur la brèche d’un monde tremblant. autour les corps pliaient leurs craintes sous le désordre du ciel, avançaient comme nous dans la rumeur d’une défaite, se demandaient qu’avons-nous fait. étaient désœuvrés. il fallait tisser des liens nouveaux.
ce n’était pas la superbe attendue, il manquait la lumière. c’était la mélancolie des corps flottants devant les fenêtres. ces images qui te hantaient depuis novembre, des pensées suspendues, des rues abandonnées qui descendaient vers les rives, c’était de la ville ce que tu retenais. rien ne te liait au fleuve mais tu n’étais pas là par hasard. il fallait se perdre dans la ville usée. il fallait faire corps avec sa fragilité. ses vacillements. ses fenêtres brisées. ses portes ouvertes vers la terre. on avait frotté les linges poing contre poing, la toile tendue. on avait lavé les épanchements secrets, on avait vrillé le coton. la mémoire de notre enfance enfouie dans les plis surgirait, ça sonnerait comme un retour aux sources. nous ne pouvions plus marcher sans penser à elles, leurs peaux absentes, leurs bras forts leurs bras blancs leurs bras tendres leur bras ronds qui se battent avec le vide, suspendent le chagrin aux fenêtres. parfois elles avaient des remords, elles ravalaient les fantômes, les ramassaient dans l’obscurité, mais lentement, pour ne pas effrayer les autres. au fond des lavoirs on noyait les souvenirs, les lamentations. on les embaumait de feuilles mortes.
maintenant, dans le désordre des reflets nous devinons des sourires, nous sourions à notre tour. ici les morts s’obstinent, ne nous oublient pas.

musique Stewen Corvez

distorting time

Il a trop bu, porte un costume noir, il vient d’enterrer un ami, il entame un pas de danse, pirouette au sol, se redresse, ses bras comme des ailes, son regard se perd dans l’eau du port, il reprend sa danse folle et joyeuse, on est fasciné par la grâce, il s’envole.

Les deux hommes côte à côte paraissent d’abord immobiles, celui de droite se met lentement en mouvement, seulement les pieds, une chorégraphie entre cha-cha-cha et tai-chi. On attendait la pluie mais le ciel immuable demeurait blanc.

Je ne pensais pas qu’un jour le ruissellement de la pluie me rassurerait. La fille raconte aux garçons, il y a deux mecs ils ont violés une fille de leur équipe, en mode c’est leur nana. Rien ne va dans la phrase.

Le vélo a glissé, le guidon vient heurter le thorax, ça va madame ? Dans la soirée un hoquet me rappelle brusquement la douleur, je ne dis rien, j’entendais déjà les reproches inquiets d’Alice. Ferais l’aveu quelques jours plus tard, rassurée de respirer normalement.

J’aimai voir la main du père posée sur le dos de la fillette, entre impulsion et protection. Je ne la vois pas s’approcher, Oh nice, it’s a Rollei ? No it’s a Yashica, a Japanese one. Elle avait un accent italien. Beautiful. Je finis la pellicule, j’ai oublié cette fois de doubler avec le numérique, je regrette mon manque de méthode.

On voyait s’écarter les nuages, le bleu prenait progressivement sa place. Roxane m’envoie une nouvelle version de la couverture de Comanche, reste un ajustement de la couleur, la quatrième à déplier, mais on touche au but. L’impatience me rattrape.

Son visage m’est familier, tout en discutant avec A je lui jette quelques regards, on échange quelques phrases mais le lieu de notre rencontre ne me revient pas. Elle se lève, marche dans la boutique, se met à parler je ne sais même plus de quoi mais j’entends son accent. C’est à ce moment là, alors qu’elle disparait de mon champ de vision et que j’entends sa voix que je me souviens où nous nous sommes rencontrées. Le lendemain je retrouverais précisément son visage d’il y a vingt ans.

a pulenda

une archive familiale que je tiens d’un de mes oncles, des images en 8mm dont il a filmé la projection en VHS, les commentant parfois en direct. La voix off, à la fin c’est la sienne.

Chaque été les retrouvailles en Corse, sous la pinède de La Marana, ou au village, dans une maison de vacances louée pour le mois. Chaque été avec sa caméra 8mm, mon oncle filme les mêmes rituels, des baignades, des chatons qu’on nourrit d’un bol de lait, des hommes torses nus qui fument, des femmes qui parlent avec les mains, qui fument aussi, des méchouis, des bagnoles au bord de la mer. La polenta fumante est posée sur un linge, on la saupoudre de farine, on la met à tiédir sous la fenêtre. L’hiver on la colle à la cheminée pour la maintenir bien chaude. le petit bout de pâte qu’on détache pour en vérifier la saveur. Ce qui me touche c’est que mon oncle ait filmé la scène, comme il a filmé un feu d’artifice, un coucher de soleil, l’arrivée à Bastia. Il filme son beau-frère qui découpe la polenta à l’aide d’un fil, la maîtrise du geste. Il y avait sans doute ce jour-là une réunion particulière. Je me souviens de ma mère si intense quand elle racontait le village, la fierté des origines, a Castagniccia. Sa manière de vanter la force de celui qui tournait a pulenda à l’aide d’un bâton de châtaignier, un travail d’homme. A pulenda, je n’en ai pas mangé depuis – presque – l’enfance. De l’eau à bouillir, une pincée de sel, de la farine de châtaignes jetée en pluie. Pas de pétrissage, on remue au bâton.

à l’écart du monde

Traversée du dix-huitième à grands pas avec M, je n’ose pas ralentir la marche pour prendre des photos. En nous approchant de Stalingrad nous scrutons en vain les façades des immeubles pour tenter de retrouver celui de l’annonce HLM pour lequel elle postule.

Je remarque que la grille d’aération de la boulangerie derrière laquelle s’abritaient quelques chatons a été remplacée par une plaque de métal scellée par des rivets, un bon signe pour l’avenir de la boulangerie mais je m’inquiète pour la famille chat. Découvrir la séquence de Nina dans le drive partagé en famille, des plans de l’atelier à Arson, la voir au travail me touche.

Un sac de coton mou accroché au guidon d’un Vélib. Des partitions, une viennoiserie écrasée dans un sachet couleur kraft, j’hésite, décide d’attendre comme je le fais chaque fois, me fixe une limite de temps, celle que je repousse toujours jusqu’à l’arrivée de l’étourdi.e. Une gamine approche, C’est toi qui a oublié le sac ? C’est ma sœur. Elle me remercie d’avoir attendu.

On se retrouve au cimetière de Montmartre pour un hommage à Maryse Hache, en marchant on essaie de se remémorer quel déjeuner, avec qui, quel été dans le jardin d’Orsay. On a lu des textes. On s’est sentis à l’écart du monde dans le silence du cimetière, puis chez l’irlandais du coin, désert à cette heure-là. La déception du chocolat au lait dans la tasse en verre.

La séquence de Porto Vecchio téléchargée la semaine dernière reste introuvable, ou plutôt le film est une coquille vide. Ça me fait paniquer, j’écris à mon cousin, il me rassure, Un bug lié au format VOB, m’envoie le MP4, je regarde en boucle la séquence où mon père fait l’idiot en singeant un bébé dans mon parc, regrette de ne pas trouver de plans de nous ensemble, il est le plus vivant de tous mes morts.

Nuit, puis journée blanche, je pense à une intoxication, spasmes, vomissements, épuisement, mon corps décide, j’annule un par un tous les rendez-vous de la journée, somnole en écoutant des podcasts, renonce à lire.

Par la fenêtre, l’or des feuilles du bouleau, ne même pas penser à les photographier quand le soleil les traverse, compter sur les doigts vingt-quatre automnes passés dans notre appartement. Retrouver dans la soirée un regain d’énergie, être malade ne vaut que pour ce sursaut.

boulevard des Amériques

Granville 2018 – Source : Atlas des Régions Naturelles – https://www.archive-arn.fr

un oursin géant posé sur l’herbe — depuis le drame de Juigné-sur-Loire tous les enfants devaient apprendre à nager. dans la cabine exiguë elle doute, ses orteils se rétractent sur les mosaïques blanches. le parfum de chlore ne la dérange pas, elle a même une certaine attirance pour cette odeur, sa mère utilise souvent de la javel à la maison, c’est presque réconfortant — mais le polyamide brillant du maillot qu’elle enfile pour la première fois l’oppresse, comme les sous-pulls qu’on s’entête à lui faire porter, toujours l’impression que le vêtement étriqué va lui arracher les oreilles quand elle l’enfile, que le corps ne peut pas respirer en dessous. et le rouge vermillon d’où s’échappent ses jambes trop maigres est beaucoup trop voyant qui fait ressortir les marbrures de sa peau. les cheveux même coupés courts sont tiraillés par le latex du bonnet trop serré. les voix des camarades montent en échos de cathédrale. elle entasse les vêtements dans le panier en plastique, les chaussures calées au fond, chaussettes en boules âcres dedans, la culotte elle la cache à l’intérieur d’une jambe du pantalon. novembre c’est pas un mois pour aller à la piscine. elle fait basculer le loquet qui ferme la porte de la cabine, ne s’attendait pas à sa chute brutale, sursaute. pousse la porte du bout des doigts, accroche le panier dans le vestiaire au milieu des autres. maintenant elle se dirige vers le bassin, ses pieds suivent une ligne de carreaux noirs. les épaules en dedans elle grelotte à sentir sous les pieds le sol froid et humide. le truc qui la rassure c’est que nager elle a appris durant l’été. il y a toujours son pied droit qui refuse de se mettre en dehors quand elle nage la brasse, les allers-retours à marcher façon Charlot le long du bassin du club Mickey n’y ont rien changé. mais elle sait nager. elle abandonne sa serviette fanée sur le banc carrelé, se glisse derrière ses camarades. elle approche du bassin, son pied droit se déforme sous l’effet d’une crampe. debout sur le plongeoir elle fixe la lumière qui filtre à travers les hublots du coquillage géant, se perd dans la vibration turquoise. Allez, le cri du maître nageur rompt sa rêverie, l’eau vient pincer les sinus, ce n’est pas désagréable

Merci à François Bon d’avoir proposé aux membres du Tiers Livre d’aller explorer l’Atlas des Régions Naturelles, d’Eric Tabuchi et Nelly Monier où j’ ai retrouvé ma piscine d’enfance.

les derniers jours d’été

Début de semaine fébrile, il y a dehors une lumière magnifique, ce sont les derniers jours d’été mais je ne suis pas en état de sortir. Variations de Paul lu d’une presque traite — et dormir.

Le journal s’écrit à grands traits, j’essaie de visualiser la semaine, j’ai des absences, je n’ai quasiment pas fait de photographies, elles m’aident habituellement à resituer les petits événements, combler les vides. Je pourrais renoncer, mais toujours cette petite voix intérieure.

Je termine le montage de Rompez, Philippe mixe le son, me dit que ce n’est pas compliqué. Son intervention à ce moment-là me rassure, il est mon premier spectateur, j’aime l’équipe que nous formons. Je suis contente du résultat — il y a heureusement toujours des doutes, mais l’impression d’une forme complète, nourrie par la musique de Stewen qui a bousculé mon projet de montage initial. Aussi pour la première fois j’adapte un de mes textes, quand habituellement ce sont les images qui déclenchent l’écriture.

On parle de Comanche avec PCH, il l’aime beaucoup, il a relevé quelques petites choses, au fil de la conversation je relève son envie de plus de lyrisme, un besoin d’ancrage peut-être, de réalité, cette impression que tu planes un peu, ça oui je planais totalement même. En évoquant certains points du récit, les rencontres extraordinaires, la vitalité de Pierrot et Roland je suis émue, mais joyeuse.

Le départ à Senigallia – Arnold Pasquier, Gare de Lyon, août 1988

Arnold m’envoie une série de photographies prises lors de notre voyage à Senigallia durant l’été 88. M’amuse de les recevoir au moment où François Bon nous propose un atelier en appui sur de l’œuvre de Giacomelli. Je regarde les photographies, je ne me souviens pas de la ville. Je me souviens de la cuisine d’Angela, où sa mère préparait chaque matin des pâtes fraîches. Je me souviens d’un scarabée domestique. Je me souviens que je me suis trompée de train retour mais que le contrôleur avait été compréhensif.

le marché aux poissons, Senigallia, Arnold Pasquier août 1988

La jeune maman sur le pont des écluses Saint-Martin, son petit garçon dans la poussette, leurs regards plongés vers l’écluse bouillonnante, l’enfant est fasciné, la mère absente, triste, son corps parait lasse qui s’appuie sur la poussette.

Il fait froid, je pédale plus fermement. Surgit un groupe de pompiers qui courent sur la piste cyclable, je ralentis, ils s’écartent, se déportent sur les côtés en un mouvement presque dansé. J’aurais voulu filmer cette traversée, l’énergie de ce double mouvement, mon glissement à vélo, leurs corps comme une vague.

Petit échange avec Juliette, nous évoquons la longue attente. J’accumule pas mal de refus, ce n’est pas douloureux du tout, mais j’ai l’impression d’être enfermée dans une logique qui répond davantage aux petites phrases de l’entourage — tu devrais faire un livre, tu devrais te faire publier, je suis sûr qu’un éditeur — qu’à mon propre désir. J’aurais pu ne pas les écouter, je pourrais décider de ne pas attendre, faire le livre, mais je mets finalement ce temps à profit, j’explore d’autres territoires, j’apprends.

on oublie déjà la chaleur

Ce sont les photos en noir et blanc qui m’ont attirées, accrochées sur un fil, le type tire des portraits instantanés avec sa boîte afghane, il développe sur place, on repart avec le cliché argentique en noir et blanc. On se décide, prenons tous les trois la pause. À l’intérieur de sa petite chambre en bois, les bacs de révélateur, fixateur. Je sens l’odeur d’acide acétique, je me souviens des images tirées dans le labo de Saint-Charles, une série sur les boîtes aux lettres, des portraits de Anne et de mes sœurs.

Je vais récupérer Comanche chez un éditeur, à l’interphone la voix dit dernier étage, je rentre dans le bâtiment, plusieurs maisons d’éditions se partagent l’immeuble, à chaque palier des bureaux, des portes ouvertes sur des livres, des rendez-vous, des discussions dont je ne saisis que quelques mots, je n’ose pas regarder. Au quatrième une seule porte — fermée — je frappe, elle me tend le manuscrit, je redescends comme une voleuse.

Rendez-vous pris avec Jeanne Cousseau pour les prochains vases communicants vidéo, j’aime ce petit vertige de l’attente, du oui, de l’espace avant de commencer. Aux premiers jours du procès des attentats de Nice, je pense à l’ancien lycéen de Montgeron dont j’avais découvert le visage dans la presse parmi les victimes, j’en étais un peu amoureuse à l’époque du lycée. Il y a désormais une rue à son nom à Nice. Je me demande qui du lycée se souvient de lui, qui sait les circonstances de sa disparition.

À la télé La villa, très émouvantes retrouvailles d’une fratrie autour d’un presque mort, l’apparition de petits migrants qu’ils vont aider, il y a surtout cette scène en flash-back, on retrouve le trio une bonne trentaine d’années en arrière. C’est l’été, la légèreté, la mobilité des corps, c’est l’extrait d’un ancien film de Guédiguian, ça nous saisit, la permanence des idées portée par les mêmes corps. Il y a aussi ce petit bout de côte au nord de Marseille, que je ne connais pas et que j’ai bien envie d’explorer.

Visite chez l’imprimeur de la rue Monsieur-le-Prince, acheter la carte promise à Jane, l’Américaine rencontrée à Haworth, je lui avais dit que oui cela me ferait plaisir de lui rendre ce service, c’est seulement après qu’elle nous avait asséné But I love Trump, j’ai passé outre. Je lui demande son adresse pour envoyer la carte, identifie sa maison sur Streetview — dans un quartier résidentiel de Temple Terrace en Floride, je tourne autour, je me demande quand nous retournerons en Amérique.

Nous pédalons en bande joyeuse, on parle, on chante, il fait beau, il y a des champs de blé autour, ça ressemble au Cher, en arrivant à la maison je m’aperçois qu’Alice n’est pas avec nous, longue attente inquiète, je sens une masse lourde se répandre dans ma poitrine, je me réveille, se défaire du réalisme d’un mauvais rêve prend toujours trop de temps.

Les fleurs artificielles poursuivent leur conquête de la ville, sur les devantures des boutiques de modes, de restaurants italiens, des roses, des dahlias, des anémones aux couleurs irréelles. Paris prend parfois des allures de décor et je ne l’aime plus. Le temps change, les pelouses reprennent du vert, on oublie déjà la chaleur.

telle que dans l’enfance

Comment c’est rentrer chez soi quand il s’agit de traverser la mer ? Combien de fois ce voyage, en ferry ou en avion ? Comment rentrer chez soi quand maintenant c’est trop tard ? Tu approches l’île, en avion souvent l’arrivée se fait par l’ouest, déroutante, la succession des golfes vers le sud dont tu ne maîtrises pas la géographie. Déjà les sommets du cap, les frôler presque. Ta vision d’enfance, les montagnes en copeaux de chocolats. La place Saint Nicolas, le boulevard Paoli, le port, les quais, la jetée, vue du ciel la ville impose ses droites. Le soleil éblouit la surface de l’eau comme une poursuite. Le lido de la Marana, l’étang, la piste. L’air chaud et humide dès que tu sors de la cabine, la passerelle métallique sous les sandales. Le ciel aveuglant. Les manches à air, la chorégraphie des agents drapés de gilets phosphorescents. Sur le tarmac des lignes colorées, l’odeur de kérosène. L’herbe brûlée. Sa main large qui te frotte l’épaule, ferme et tendre, la traversée du parking, la voiture gorgée d’air chaud, les vitres qu’on baisse pour l’illusion de fraîcheur. L’autoradio, les cassettes, son bras gauche posé sur le rebord de la portière, le volant dirigé d’une main. La concentration sur la route pour chasser la nausée, les boucles, les échangeurs, une zone abstraite jusqu’à la mer — sourire. La plage de Ficaghjola, le bleu azur, ta respiration apaisée, la citadelle, la lumière orange du tunnel. On avance, entre l’alignement des palmiers de la place Saint-Nicolas et les ferrys. Le clocher austère de Notre-Dame de Lourdes — la ville telle que dans l’enfance. L’émiettement ocre de l’immeuble à l’angle d’Émile Sari, le visage de la petite Salvat qui habitait au premier, juste au-dessus de la Brasserie, tu n’es pas certaine que c’était le Majestic. Remonter la rue arpentée mille fois, les lettres géantes du pressing, les lourdes balustres en pierre, la boutique de vêtements où tu te tortillais dans la cabine d’essayage à essayer des robes dont tu ne voulais pas. Il commence à siffloter entre ses dents — trouver une place pour la vieille AX, descendre, laisser l’estomac reprendre sa place. La porte verte du numéro 50 du boulevard Graziani, ses panneaux sculptés en diamant le verre cathédrale le fer forgé, les marches mouchetées, increvables, la pierre froide comme dans une église. Sitôt la porte de chez soi franchie, l’odeur d’encens et de tabac blond, sa voix grave, telle que dans l’enfance.

texte écrit dans le cadre du défi écriture, les 40 jours, par François Bon

rêver fantômes

J’ai découpé l’intégralité de Comanche, une quarantaine de séquences, c’est une feuille de route, je m’autoriserai les chemins de traverse, les surprises.

La lune fragile, le reflet rose des nuages, faire des photos au quotidien rend les saisons plus tangibles, l’eau se fige dans les flaques, ce n’est pas l’hiver mais ça y ressemble.

Il m’arrive en m’approchant de la station vélib de ne voir plus qu’un vélo accroché, de lancer une prière muette Pitié qu’il fonctionne. Il fait nuit, je roule doucement comme depuis l’accident, ma vision se trouble, une feuille morte glisse sur l’asphalte humide je la prends pour un animal je sursaute.

Mon frère m’écrit Tu ne te souviens pas, et pourtant tes mots sonnent juste, tout est très « réactivé » quand je te lis. Et si en fait, tu te souvenais de plus que tu n’en as conscience ? Je ne me souviens pas, mais si j’écris c’est pour tenter de faire surgir des choses de l’oubli.

C’est un quartier où je ne vais jamais, cette fois j’y avais rendez vous, à l’heure du thé en décembre il fait nuit, j’ai mon appareil photo, il y a des lumières de fêtes de l’autre côté de la rue de Rivoli, un sordide marché de Noël, churros et foule, mais le petit garçon trop grand dans le manège des Tuileries, ses jambes trop longues dans le vide sous la nacelle j’imagine son regard dans le vide aussi.

La règle du jeu, toujours le même émerveillement devant la nature, les arbres nus, la lumière, une vérité, Geneviève au marquis Ça m’ennuie de souffrir seule. Mes pauvres arbres flous ne sont pas à la hauteur.

Rêver fantômes, Jacques et Annie, dans une vieille maison que je connais déjà, transformée en institution, elle le visite, je dois les rejoindre, l’infirmière me couvre le bras droit de betadine, je les aperçois à travers la porte entrouverte, leurs corps flous et brûlés de lumière.