je lui offrirai ma joue

Les vases communicants, épisode 4. Partage avec Jeanne Cousseau.

je lui offrirai ma joue (images Jeanne Cousseau / texte et voix Caroline Diaz)

Elle m’avait dit tu vas voir, ça va te plaire, c’est une île, tu vas t’y retrouver. Ça m’a fait sourire et je suis venue. j’aurais préféré que le soir tombe moins vite, un de ces soirs mauve, infini, qui encre le tremblement des herbes et des vagues, un soir tendre qui enveloppe l’instant, dérobe la peur, caresse la frondaison des pins. Un soir qui nous lierait au monde — je lui offrirai ma joue. J’aurais aimé comme eux faire semblant de savoir, et les suivre, avoir cette même assurance. Comme eux faire semblant d’y croire — partir au bout du monde. J’aurais collé l’oreille aux rails comme je le voyais faire enfant dans les westerns. J’aurais écouté le vent. Mais les voies restaient froides, hostiles, les rails reflétaient un ciel laiteux. J’allongeais le pas, le sol se dérobait encore. Je me souvenais de quais de gare déserts, de silences surnaturels. J’attendais la pluie, le vent brassait les haies frileuses — était-ce le vent ? Quelque chose se déplaçait, pareil au souvenir d’un lieu d’enfance qui aurait changé d’échelle. La nuit je m’accommodais à la brillance des vagues. J’écoutais le battement fragile d’une phalène prisonnière des rideaux. Je remontais le temps. Je cherchais ton visage. Je tombais. On se retrouvait là entre les murs dénudés d’une maison qui n’était pas la nôtre. Au cœur de la défaite, du désordre, des béances. On cherchait des révélations, des traces nouvelles dans le fouillis de pierres. On soulevait la poussière pour la voir danser dans la lumière électrique. On tentait l’inventaire des absences. On tentait de se reconstruire autour du silence. Rejaillirait la nuit — je respire son grain tiède, je cherche un réconfort passager, j’allume une cigarette. Je guette les airs folâtres et les spectres, je ne suis plus très sûre de vouloir savoir. La lune se lève, elle joue derrière les arbres, elle m’obsède d’un grand sourire blanc, elle me fatigue — je lui offre mes paupières. Maintenant je m’éloigne, j’oublie la mer aux scintillations heureuses, j’oublie les vagues qui se brisent, j’oublie l’heure bleue, les secrets échangés comme des pierres blanches. Je pense à la dérive des nuages dans l’obscurité, leur manière de fondre lentement dans le soir.

et les mots de Jeanne sur mes images :

 



a campinca

Cette année, pour la septième fois consécutive, à l’invitation de mon amie V, je suis venue passer la dernière semaine de juin à Erbalunga, dans la maison que son grand-oncle, Jean, Comparucciu, a édifié en 1937. La première fois je suis arrivée dans cette maison pétrie d’une sorte de tristesse — depuis la disparition de ma mère, chaque retour sur l’île s’alourdit de colère et de chagrin puisque la Corse n’a pas été capable de la sauver, elle qui imaginait y trouver la force de survivre au mal qui la rongeait. Vague inquiétude aussi de savoir la maison de mon amie à quelques kilomètres du cimetière de San Martino di Lota où ma mère est inhumée. Cette première fois, nous étions une bande de filles, sans compagnons, sans enfants, sans famille, venues profiter de la situation exceptionnelle de cette maison, A Campinca. Une bâtisse en béton enduit, dont le plan dessine une croix, dressée au creux d’un des derniers virages qui précède l’arrivée à la marine de carte postale d’Erbalunga.

La maison ne se livre pas au premier coup d’œil, après avoir franchi une grille et le jardin qui l’isole de la route, on y entre par l’arrière, par une grande porte verte découpée dans la façade étroite et austère. Je garde intact le saisissement du premier jour quand après avoir traversé la maison d’ouest en est jusqu’à l’immense balcon qui surplombe la mer, j’ai découvert en contrebas le jardin en quatre terrasses foisonnantes de lauriers, pins, figuiers de barbaries, graminées et bruyère, au-delà d’un muret de pierres, les roches aiguisées qui plongent dans l’eau. Sur l’horizon, j’ai tout de suite reconnu l’île d’Elbe, un repère de mon enfance, à la fois proche et mystérieuse, d’où j’ai fait surgir plusieurs fantômes.

Dans cette maison, dès mon premier réveil j’ai assisté au plus bel incendie qu’une aube d’été puisse offrir, et depuis, à chacune de mes visites, je prends le temps d’une de ces contemplations, je m’éveille spontanément, avance pieds nus sur la terrasse, confuse de sommeil, dans le silence de la maison endormie pour quelques heures encore, captive de la lumière rose carthame, j’abîme ma rétine, je frissonne sous un petit vent frais, même si déjà les premiers rayons du soleil diffusent une douce chaleur. Ici, sur ce balcon sur la mer je me suis réconciliée avec mes morts, ici j’ai accepté mes racines, mon appartenance à cette île, dans cette maison qui ne m’appartient pas, suffisamment désencombrée pour m’y sentir chez moi.

Dans cette maison je me suis souvenue de mes étés d’enfance, quand accablée de chaleur je glissais vers le fond du lit pour y trouver le plat frais du drap, quand j’affirmais que ne pouvais pas rester sur la plage, parce que le soleil me brûlait bien trop, parce que je ne voulais pas être une fille d’ici, je ne me sentais pas Corse, fâchée d’avoir été arrachée à ma plage d’enfance du Cotentin quand ma mère a décidé, sur un coup de tête, que nous serions heureux sur son île.

Jusqu’à ce voyage je partageais avec Magali une chambre du rez-de-chaussée, dans l’aile nord, sol au carrelage chargé de fleurs géométriques et murs enduits blanc, meubles antiques en ferraille blanche perforée, les petits lits jumeaux recouverts de tissus désuets à larges volants. Mais cette année pour la première fois nous avons dû changer de chambre, une fissure qui apparaissait déjà en haut du mur nord de la pièce s’est largement écartée depuis notre dernière visite, le terrain sous la maison a bougé, l’aile Nord est en péril, pourrait s’effondrer, il a fallu installer des étais en attendant les avis d’experts et décisions à venir.

Nous nous sommes donc installées dans l’aile sud, profitant d’une nouvelle vue sur la mer, un peu plus lointaine, moins éblouissante le matin, mais toujours le doux ressac pour nous endormir. Cette année, la fragilité de la maison m’est apparue criante pour la première fois, bien sûr V avait évoqué à plusieurs reprises le danger d’effondrement, c’est un peu pour cette raison qu’elle nous invite à partager ici du temps, il faut en profiter tant qu’elle tient debout. Alors j’ai pris des photos, j’ai d’abord imaginé photographier méthodiquement chaque pièce mais quelque chose résistait, comme si la maison se dérobait, je n’étais pas du tout à l’aise dans la prise du vue, incapable de choisir un angle, de trouver la lumière, je n’arrivais qu’à photographier ces fragments, que j’ai redécouvert en rentrant à Paris, puisque cette année j’avais décidé de ne pas emporter mon ordinateur.

Aujourd’hui, en regardant mes photographies, mon sentiment de ratage s’efface, je me souviens de la chaleur d’été qu’il faisait dans chaque endroit au moment de la prise de vue, de l’odeur de renfermé qui imprégnait encore certaines pièces, de la piqûre aux chevilles des herbes du jardin en terrasses, de la brûlure du soleil, j’écoute le ressac au bas des roches.

mise en abyme

autour

AUTOUR de l’île l’eau tout AUTOUR l’eau tiède et bleue AUTOUR c’est comme une île quand le soleil se lève on dirait qu’il se couche AUTOUR la couleur du ciel le ruban rouge de l’aurore dans le bleu nuit du ciel qui s’efface le réveil lancinant des oiseaux AUTOUR le soleil chauffe la pierre le soleil allume des éclats de mica AUTOUR le soleil aveugle le silence aveugle il brûle AUTOUR la brûlure silencieuse des pierres la brûlure bruit sous la plante des pieds AUTOUR la peau fait silence lavée dans l’eau la peau fine se décolle l’eau claire coule de dessous la peau ELLE voix basse grave à peine audible entre deux mondes c’est bon la chaleur des pierres ici le maquis brûle les pierres brûlent même les plafonds sont couverts de la brûlure des châtaigniers cette brûlure c’est mes racines c’est l’âme c’est le secret un jour tu devineras l’âme tu sauras le silence brûlé l’envoûtement avec le tempstu aimeras que je sois revenue ici pour mourir AUTOUR le bruit aigu coule dans l’eau bleue AUTOUR noie le corps du bruit étrangle-le froisse-le AUTOUR les murs se froissent les murs se fissurent AUTOUR l’eau ton amie AUTOUR ce que tu crois AUTOUR l’eau engloutira tes murs bleus elle jaillira de dedans les fissures elle avalera les pierres brûlantes AUTOUR les arbres s’effondreront aussi dans l’eau tiède et bleue ils entraîneront dans leurs racines longues et noueuses la terre brune dans l’eau AUTOUR peut être même la maison tombera dans l’eau bleue et tiède les saisons tomberont aussi l’été bleu aussi l’hiver interminable aussi et aussi les miettes de ton enfance tomberont AUTOUR sous le tapis glisse les miettes mange les miettes sous le tapis picore les miettes ou cache-les dessous AUTOUR cache les histoires AUTOUR cache le drame qui se noue AUTOUR roi dame valet glissent depuis le tapis de cartes sur le tapis dessous la table le valet sur la dame le roi dessous AUTOUR les cartes battues rebattues pique et collent AUTOUR de toi se joue comme une partie de cartes qui se joue de la nuit AUTOUR la nuit bleue avale le jour le bleu de la nuit se répand tout AUTOUR changement de décor dans la nuit qui se lève c’est comme le jour AUTOUR c’est l’heure bleue AUTOUR l’heure de me souvenir de toi AUTOUR toi dans le paysage bleu de la nuit AUTOUR la fissure qui griffe le mur de la face nord comme une cicatrice aux bords à jamais disjoints sur le vif recoudre la plaie la refermer nettement mais c’est trop tard maintenant on pourra toujours mettre du ciment dans la brèche la faille s’ouvrira encore sur la scène de tes réminiscences tu ne pourras jamais PLUS JAMAIS feindre l’oubli alors AUTOUR j’entends mes morts je sais les corps qui flottent AUTOUR je sens leurs os brûlés les cendres dans l’eau bleue les cendres ruissellent vers la mer ton amie mais de la mer méfies-toi AUTOUR de la mer tu dirais comme ça qu’elle t’apaise mais elle ne fait rien que s’agiter AUTOUR flottent les linceuls de verbes creux les mots vides AUTOUR les fantômes se dressent les fantômes remplissent le vide AUTOUR les pierres suspendues dans le vide les pierres debout en ronde AUTOUR dansons la ronde AUTOUR des pierres la danse dessine des flammes mes bras remuent j’écarte les flammes les feux follets AUTOUR j’entre dans la ronde je danse dans la nuit bleue avec le feu AUTOUR je danse avec mes morts AUTOUR mes morts sourient en silence mes morts sourient avec leurs yeux de mica brûlant je ne sais pas sourire avec les yeux je danse AUTOUR feu follette AUTOUR leurs silences me traversent ne me blessent pas AUTOUR leurs mots me traversent ne me touchent pas AUTOUR mes morts me défient AUTOUR je danse AUTOUR la brûlure sous mes pieds AUTOUR mes pieds dans l’eau bleue et tiède AUTOUR danser encore avec mes morts AUTOUR