take a break

photo de rue — Milène Tournier

Nous parlons des lieux où nous naissons, elle nous rappelle sa stupéfaction d’avoir découvert que sa mère était née à Corbeil, elle ne l’aurait jamais imaginé, quand je m’obsède à pouvoir situer chaque lieu traversé par mes ascendant·e·s. J’évoque l’obligation de déclarer le lieu de dispersion des cendres à la mairie de naissance, il nous demande, si lui, par exemple, voulait disperser ses cendres à Saïda… ce n’était pas en réalité pas son intention, mais je mesure toute la nostalgie qu’il exprime.

Litanie — Nathalie Holt

Retour de la douceur. F à finalement obtenu son visa, elle nous envoie des images filmées depuis le ferry, au départ de Marseille, puis le lendemain l’arrivée à Alger. Je ne peux m’empêcher de faire un parallèle entre cette perspective de voyage qui s’éloigne, et le texte négligé, impression qu’il s’efface au fond d’un bac de révélateur périmé.

Nina nous envoie des photos d’Athènes, elle nous écrit — le journal de janvier ça promet.

route Leforos Poseidonos — Nina Diaz
Clermont Ferrand, depuis l’hôtel Vialatte — Anne Savelli

Pour conclure et poursuivre, oui concluez s’il vous plait, son mépris s’installe en travers de ma gorge, j’y retourne plusieurs fois, comme pour vérifier mon dégoût, l’usage dominant des réseaux sociaux, prêter le flanc à des tombereaux d’insanités. Lessivée. Peut-être que c’est janvier, sans doute un coup de cafard.

Quand j’ai dit que je n’écrivais pas, plus, que le journal, il me répond c’est normal, vous ne partez plus en voyage, partir serait peut-être une solution. Ce n’est évidemment pas la seule raison qui m’empêche d’écrire, mais je prends des billets pour Marseille en avril.

57 décembre — Juliette Cortese
au 5 rue de Charonne — Caroline Diaz

Je n’ai pas photographié les visages amis retrouvés (mardi), ni les corps en contrejour dans une lumière insolente (mercredi), ni la première pleine lune de l’année (jeudi). Cette semaine je ne prends aucune photographie (à part celle prise depuis le palier de la rue de Charonne (vendredi soir — semaine écrasante). Alors que je m’apprête à renoncer au journal me vient cette idée, rassembler ici les images rencontrées dans la semaine sur les réseaux, pour la mémoire qu’elles constituent. Pour l’illusion de voyage.

Je tire ma carte de la semaine, trois mots minuscules qui tombent à point nommé. Prendre une décision, prendre le soin de le répéter à Anne, à Alice, à Philippe, installer ce vide comme une routine.

Merci à Nina, Nathalie Holt, Anne Savelli, Juliette Cortese, Milène Tournier pour le voyage immobile. Abonnez-vous à leurs comptes, blogs, chaînes, Patreon.

j’aurais aimé que mon sourire lui en dise plus

Marche autour du bassin de la Villette pour attraper les éclaircies du jour, l’air italien de l’église Saint-Jacques-Saint-Christophe, respirer. La veille P me faisait remarquer que j’étais toujours en voyage — pas tout à fait vrai — mais la manière dont je photographie Paris peut donner l’impression que je suis ailleurs, photographier parfois c’est s’échapper.

Rencontre avec Hélène Gaudy via le Patreon de François Bon, singulière, généreuse, sa manière de parler d’écrire, j’écris dans tous les sens, son rapport à l’archive, à l’image, aux lieux, les projets abandonnés, les tâtonnements, les interstices, la quête de la justesse, ça me donne la force de ne pas abandonner.

Écriture du prologue du nouveau cycle lancé par François Bon, se joue noue un lien avec le merveilleux, une voix possible pour Lina ?
Ce fut d’abord le bruit énorme d’un battement d’ailes, puis les plumes qui volent autour de la roue, l’effroi dans le cri laché par le cycliste, puis un dégoût en imaginant le massacre évité.

Réveil au milieu de la nuit, je suis tout au bord du lit, prendre le moins de place possible, mon rapport terrorisé au monde. Se consoler de l’horreur en pensant que mes morts ne sauront rien de tout ça.

Je m’arrête pour le laisser traverser, il s’immobilise, j’insiste, lui indique le passage d’un mouvement du menton, l’encourage d’un sourire. J’aurais aimé que mon sourire lui en dise plus.

Croiser deux de mes voisines, une retient la porte, l’autre s’incline pour me laisser passer — on vous fait une haie d’honneur. Je sens bien que c’est trop fort, trop enjoué la manière dont je lance C’est chouette ! Elles me récompensent d’un grand sourire. En constatant que je ne pratique aucune relation de voisinage je pense tendrement à ma mère.

Dans le rêve une détonation qui me sort du sommeil, là où mon corps fatigue mes pensées s’emballent, je me lève. Dans la soirée, appel d’A, on reprend le fil sur un sujet familial en suspens depuis quatre ans, les morts peuvent attendre, pourtant il faudra bien en finir avec cette histoire.

un goût d’aventure

L’enfant et son visage abimé de larmes, la litanie des parents qui lui rappellent toutes les belles choses qu’il vient de vivre, tu as fait du vélo, tu as joué au ballon, tu as vu les canards, tu as mangé une glace, rien ne le console. On s’étonne du peu de monde dans le parc, je photographie des jeunes femmes et leurs chiens. Les mots de Jane Sautière me donnent une joie immense.

Lecture Verticales au Point Éphémère avec Margot et Jane. Impressionnée par les Écrits fantômes de Vincent Platini. Je rentre avant la fête, marchant les quelques cinq cent mètres qui me séparent de la maison, les mots de Xavier Person m’entêtent, « … à propos de l’hirondelle domestique, « Où logeait-elle avant qu’il y eût nos maisons ? », je la comprenais à l’envers : où logerons-nous après qu’il n’y aura plus d’hirondelles ? », L’alligator albinos.

Je retrouve Anne Savelli, nous nous allégeons de questionnements sur écrire, vivre, nous évoquons le cheminement de Comanche, et l’importance de l’accompagnement. Elle part bientôt en résidence à Clermont-Ferrand et me traverse l’esprit d’aller l’y rejoindre, si l’enquête est finie, le livre publié, j’ai toujours une attirance pour ces lieux où mon père a vécu.

Ziggy, à Paris le 14 septembre 2023

En remontant la rue de la Roquette, sa silhouette frêle et le chien sable, immense et joyeux bondissant autour, c’est Camille. La ville, la lumière de Marseille, les migrations, écrire un journal, écrire de la poésie, écrire sur les chiens, et les mots que nous empruntons. On échange nos livres comme on échangerait des images, j’aime cette fonction du livre. Sur la terrasse de l’Haÿ retrouver la même douceur qu’à Erbalunga.

photographie de Caroline Dufour, Montréal

Je reçois par mail la photo d’une ruelle de Montréal par Caroline D, nous nous sommes rencontrées via nos blogs, je suis très sensible à ses photographies. Je n’imaginais pas qu’il y avait là-bas de telles ruelles, Philippe m’explique qu’elles permettent la circulation à l’arrière des maisons, souvent juste des chemins de terre à l’intérieur des blocs, où la neige peut rester longtemps après l’hiver, un des charmes de Montréal. Je reçois cette photographie comme un cadeau, une invitation à découvrir la ville.

Passer dans les corps des arbres, déloger les enfants de leurs montures électriques, se perdre dans l’ouest de la ville, et si Maine me dit encore où je suis, si je connais les noms de la Place de Catalogne, de la rue de Cambronne, de l’hôpital Pompidou, ils ne me disent rien de la proximité ou non du pont Mirabeau, il fait doux, je suis en avance, ma monture est docile, retrouver la Seine et un goût d’aventure.

la ville s’allège

La crêpe c’était un prétexte pour traverser la ville. Difficile de faire des photos, découragés par le froid piquant. Sur le chemin retour impossible d’éviter du regard les corps couchés sur les grilles. Culpabilité et colère montent.

Sa voix grave et douce sous mon toit rue de Charonne, le goût de la verveine, nos discussions sur écrire encrent une réalité — j’écris — dans cet espace ou normalement je n’écris pas, même si je ne m’y interdis pas de prendre des notes, d’écouter des podcasts, de visionner des vidéos amies sur YouTube.

Je retrouve L avec le beau chandail à fleurs qui a déclenché l’idée des portraits. Je la photographie au travail, fait son portrait devant les casiers, lui réclame un sourire, trop peur de figer une forme de tristesse. Je ne sais pas encore ce que je vais faire de ces photographies, mais L se prête au jeu, elle a l’air contente.

Dans le caniveau l’eau glacée scintille sous le soleil, je devrais prendre une photo, mais portée par l’élan du vélo je renonce à arrêter le temps. La revanche prise quelques jours plus tard rue du Faubourg Poissonnière, à l’arrache pour éviter les voitures.

Ce n’était pas tout à fait une parole, un râle plutôt. Les mots se sont défaits d’eux même, le temps de me parvenir, à douter même de leur origine. Cette voix était-ce la mienne ? Était-ce un rêve, un fantôme ? Il me semblait en deviner la masse, sa charge de douleur, un trou noir suspendu dans l’espace de la chambre, mais c’était trop flou pour en comprendre le sens.

Parfois un morceau de chemin seule dans la nuit est comme une aventure, l’espace s’ouvre. Les reflets, éclairages, mouvements effacent ce qui m’effraie, ou me désespère, la ville s’allège.

Un mail de la South Western Railway : Industrial Action will affect South Western Railway services between 18 December 2022 and 8 January 2023. Je ne me désabonne pas de leur liste de diffusion, chaque notification fait ressurgir des images du voyage de l’été, des quais de gares sous le soleil, le tracé de nos parcours ferroviaires, nos stratégies finalement victorieuses avec Alice pour rejoindre les Brontë.

tout se déplace

Se forcer à sortir après l’intensité des deux jours à Évry. Dehors l’été en avance fatigue. Mes gestes changent, je prends des photos, toujours, mais l’IPhone sort plus souvent de la poche pour un plan ou deux.

Au milieu de la nuit — si trois heures c’est le milieu — la lune pleine, le ciel clair, l’air tellement doux que les oiseaux se croient le jour, ils chantent, ils sont les maîtres du temps. Je regarde la photographie que j’ai prise, elle décale complètement la réalité, ce ciel sombre et tourmenté, ce n’est pas ce que j’ai vu.

La loi du plus fort, sur la route, sur les trottoirs, les voitures, les piétons, les cyclistes, les motards, les trottinettes, les injures, les gestes déplacés, je me dis que c’est la chaleur, ça énerve les gens, décidément Paris fatigue. Et tout se bouscule depuis les journées à Évry, je ne suis plus sûre d’avoir envie de livre, tout se déplace.

Je retrouve une amie de ma mère et de sa sœur pour déjeuner au pied de son appartement de la rue Fabre d’Églantine, l’adresse me faisait rêver adolescente. Elle évoque des souvenirs, lance quelques mots en corse dans la conversation, je cherche sur son visage les traits du temps où elles riaient toutes les trois, elle n’a pas connu mon père.

Anne me dit que la dernière fois qu’elle est entrée dans la chambre des filles il y avait encore les lits superposés. C’est maintenant la chambre de Nina, j’ai essayé d’y installer un bureau mais souvent nous préférons nous retrouver tous les trois dans le salon pour écrire. Je n’ai pas fini d’apprivoiser son absence.

En sortant de l’atelier je prends la rue de Lappe, je croise Jeanne rencontrée aux journées d’Évry, je me demandais quand ça arriverait, elle m’avait dit habiter dans la rue. Nous partageons encore l’enthousiasme déclenché par ces rencontres, comment prolonger les échanges, la joie remonte aussitôt, je la photographie en pensant à la place qu’elle prendra dans ce journal.

Son regard s’attarde les objets accumulés sur le miroir ovale, des cadeaux des filles, des bijoux rapportés de Lasne, des bricoles, une fleur d’orchidée fanée. Nous sortons, le déluge, mes pieds trempés dans les sandales. Je me souviens de l’humiliation quand ma mère m’obligeait à porter des sandales les jours où la pluie s’invitait au printemps, ou l’été, les pieds sécheraient plus vite, j’étais la seule qui arrivait à l’école les pieds dénudés.

La journée consacrée à la préparation du voyage en Angleterre, dix jours pour marcher sur les pas de nos autrices et héroïnes Anglaises avec Alice, un cadeau d’anniversaire repoussé. Je m’aperçois que nous avons presque trop tardé pour certains lieux prisés, nous bousculons l’ordre imaginé, ce sera Monk’s House — Greensway — Haworth — Christ Church — Chawton, nous prendrons le train, nous ferons des travellings, nous écrirons.

le secret de l’écriture

La situation incroyable de l’appartement fait de la pluie un spectacle, depuis la véranda je prends des photos, beaucoup, un peu excitée par un projet qui prend forme. Nous finissons par sortir sous quelques gouttes, au retour Philippe s’étonne d’une lueur au loin, tu crois que c’est le soleil ? C’est vers Martigues, c’est au nord, ce n’est ni l’heure ni le lieu, dans la soirée Alice guette l’information sur les réseaux, un peu inquiète.

Camille R commente la photo postée sur Facebook, je l’ai prise depuis l’appartement, elle me dit qu’elle adore cet endroit où elle passait ses étés adolescente, elle nageait autour du rocher, cette proximité me touche. Le ciel d’hier, c’était un brulage à la torche, ça se pratique couramment sur les sites pétrochimiques, on observe la lueur le soir suivant encore, dans la nuit c’est même spectaculaire, personne ne semble s’en émouvoir, sur la corniche elles s’interrogent à haute voix, on dirait un truc nucléaire, elles sont très calmes. Retrouvailles avec les parents de Philippe à l’appartement, nous les raccompagnons à notre tour, nous nous amusons d’être voisins à Marseille.

Le Mucem, nous nous contentons des extérieurs, je suis toujours étonnée par la photogénie du lieu, la lumière qui joue dans la dentelle de béton, un code visuel de la ville désormais. Nina arrive à son tour. L’échange autour des pdf, j’avais le trac, mais François pose toujours les bonnes questions, je comprends un truc dans l’instant, puis ça m’échappe, et il replante le décor du Comanche, les photos, l’enquête les déplacements, ça chauffe au niveau des joues, c’est comme un rappel à l’ordre, ce n’est certainement pas son intention, c’est comme ça que je l’entends. Catherine S évoque le secret de l’écriture, l’impression que pour moi ça dure cinq minutes le secret.

Marche sur la corniche au soleil, je m’accroche au paysage, à la lumière, je dors peu depuis l’arrivée. Le projet pour la revue web s’écrit au quotidien, s’en tenir à la temporalité du voyage, chaque jour écrire sur le motif, laisser remonter les souvenirs, photographier aussi les iles, attraper les incroyables changements de lumières sur la mer, au fil des heures et des jours, peut-être faire un film en montant toutes ces images.

Le temps glisse, je renonce aux retrouvailles imaginées avec E, S, N… c’est souvent comme ça, le voyage trop court, le temps nécessaire pour écrire, la fatigue qui rattrape.

Le Frioul, le vent qui saoule, depuis cinq jours j’observais les îles depuis la rive, la joie de passer de l’autre côté, de redécouvrir les sentiers caillouteux, les calanques, la lumière splendide, je ne me souviens pas où précisément était amarré le voilier du père de Jef durant l’été 84. Un message de Juliette C, elle est arrivée à Coaraze, j’aime l’imaginer dans le merveilleux de ce lieu, je pense à Pierre B. Au retour, nous buvons un café sur le vieux port avant de dire au revoir à Nina.

Rendre les clefs de l’appartement, notre hôte surpris par cette histoire de torchage, il n’en avait jamais entendu parler. Après un café sous le soleil chaud — le vent est tombé — nous quittons Alice à la gare, faisons quelques photos de L’esprit d’escalier au pied des marches, nous passons devant le Dugommier, l’hésitation, Philippe regarde à l’intérieur, ses parents y déjeunent, nous les surprenons, mangeons finalement ensemble, les raccompagnons à la gare. L’exposition de Stéphane Duroy au studio Fotokino me donne des envies de collage. Nous retournons vers Saint-Charles, c’est la troisième fois aujourd’hui, on ne pouvait pas quitter Marseille brutalement, tous ensemble. En attendant le train Philippe me dit que je tiens quelque chose avec mon texte pour la revue, ça me bouleverse, une perspective pour Le Comanche, que j’ai du mal à formuler, dans l’échange tout s’éclaire, l’impression de sortir de l’impasse.

au pied du lit

Un désir de vérité, d’exhaustivité, quand la distance se dessine je rougis, qu’avais je espéré ? Je ne fais pas mieux qu’elle, je déroule ma petite histoire, observe la flamme dans l’œil de qui m’écoute, mesure la vanité de la chose, à mon tour de broder, raccommoder mon tissu de deuil, vous allez voir, ce sera bien solide. Maintenant je dois aller jusqu’au bout, reprendre le texte, me confronter encore à la peur, trouver la justesse, préciser l’intention, ce que je cherche, ce qui me porte. Résoudre quoi ? Je sais bien que ce n’est pas la vérité, je vois se hausser les épaules, se dessiner les sourires, je ne cherche pas la vérité, je veux sauver du naufrage ce qui peut l’être, extraire mon père de l’oubli. La vérité ? J’ai déjà renoncé, je me contenterai de cette approche, ça suffit à le faire entrer dans la maison, sentir sa présence au pied du lit. Maintenant je me débats avec son fantôme, il se glisse entre chaque sommeil, immortel, il n’en finit pas de revenir. Mon corps a beau se resserrer, se replier dans les draps, ça ne m’évite pas de le sentir qui me traverse, dans la poitrine c’est un peu douloureux.