va et vient #02|ce drôle d’effet, par Dominique Autrou

Dans la lignée des Vases communicants, ce numéro deux de Va-et-vient reprend le même schéma de communication : un échange entre personnes qui écrivent un texte (avec ou sans illustration) sur le blog d’un autre. Ce jeu littéraire paraît tous les premiers vendredis du mois. Le thème de ce deuxième échange est « ce drôle d’effet ». J’ai le plaisir d’accueillir sur Les heures creuses Dominique Autrou qui me reçoit chez lui, pendant qu’ Amélie Gressier échange avec Marlen Sauvage, et que Marie-Christine Grimard joue avec Dominique Hasselmann.
Les contributions (à adresser avant la date fatidique) pour le numéro 3 de « Va-et-vient » seront publiées le vendredi 5 mai, avec pour thème : « Le bus raté ». À vos claviers, et merci de nous signaler votre prochaine participation.

C’est l’une des dernières photos prises dans le petit jardin de la région parisienne, avant de le quitter à jamais. Les métadonnées du fichier indiquent la date du 2 juin 2019, sans précision horaire mais je me souviens d’une fin d’après-midi, quand le soleil est déjà passé par derrière les thuyas du voisin. À cette époque, et à cette heure, les moellons en pierre calcaire du mur exposé au sud exhalaient une odeur de pain chaud dont le seringat, la vigne et l’abricotier faisaient leur miel. J’aime cette photo car, mis à part le parfum d’une inévitable nostalgie, elle suggère avec naïveté les étoiles depuis trop longtemps absentes de tout ciel parisien, quelles que soient l’heure ou la saison. Bien que la période ne s’y prête pas, j’avais soigneusement prélevé des boutures dans l’espoir d’une acclimatation puis, qui sait, d’une dissémination.

Et le lendemain je me souviens de la camionnette de location flambant neuve (PTAC 3 t 5 maxi, comme il est autorisé par le permis de conduire) au tableau de bord beau comme une chaîne hi-fi. À l’intérieur, le résumé de nos vies. Suivait, quelques km derrière, un camion attelé de 19 t (pas plus, car s’il avait été d’un seul tenant, nous avait dit le déménageur, il n’aurait pas supporté les angles droits du vicinal normand dont je lui avais fourni des photos explicites – et qu’il avait repéré sur street view), chargé d’un résumé moins succinct, plus lourd, plus matériel.
Je suis bien d’accord avec Jón Kalman Stefánsson quand il fait dire à l’un de ses personnages, comme Sganarelle vantant les mérites du tabac, qu’il n’existe rien de plus beau au monde que de conduire un camion (à quelque chose près). La profusion sereine des informations, le confort d’un design quasi suédois, la hauteur de vue derrière le pare-brise large comme un écran de cinéma, la position sommitale au-dessus des roues et du moteur, l’accord wagnérien de l’orgue avertisseur, toutes qualités qui nous font voir le paysage, le présent et pourquoi pas l’avenir sous un jour radieux.

Cependant, de la trop belle camionnette je tenais le volant. Ce qui est d’ailleurs une mauvaise façon de parler tant les aides à la conduite affluent sur les véhicules récents, désamorçant toute velléité. Le pilote de ce genre d’engin n’a guère d’autre ambition personnelle que de mouiller à telle ou telle aire d’autoroute afin de satisfaire à tel ou tel besoin. Il serait presque tout à fait possible de lire en conduisant, le camion sait garder sa voie, lui aussi sait lire des panneaux, des signaux, et il est encore capable de freiner par lui-même lorsqu’un ralentissement se présente. Il suffirait alors d’oublier les commandes ; fumer, je ne sais pas, peut-être qu’un capteur invisible détecterait illico la présence d’une menace fétide ? Pourtant, quoi de meilleur qu’un bon cigarillo avec une bonne lecture. On pourrait aussi, toute notion de risque bue, s’adonner à la rêverie, c’est encore permis, se souvenir de la ville quittée, où est le mal ? Ce serait le hasard cruel de prendre en pleine figure le souvenir stupéfiant d’une ancienne rencontre au coin de la rue, bouche large et lèvres charnues, rouges comme un sens interdit, écrirait Stefánsson.

Le jour suivant, la nouvelle maison était habitée d’une présence étrangère, à chacun de faire de son mieux. C’est une maison au rictus accentué, avec des rides profondes et des squames indélébiles. Solide comme une caverne, avec ça. Le matin au réveil, on se surprend à se demander si c’est le plafond ou bien le monde qui penche. Quand le moral flanche, comme tout un chacun on se raccroche à la table de la cuisine. Admettons qu’à ce jour la cabane n’est pas encore tombée sur le chien. Dans le garage respire tranquillement la douce Clio diesel. Assoupie sur ses presque 300.000 km, elle remet les pendules à l’heure. L’État voudrait qu’on l’expédiât à la casse, comme n’importe quel vieillard du monde contemporain ; c’est mal connaître l’attention et les soins que nous lui promettons. Pour les joies de la vitesse il y aura aussi deux vélos. Ils ont chacun bénéficié d’une prime de remise en état de fonctionnement (50 €), comme s’il était besoin de nous soudoyer pour aller au travail en pédalant, ou pour aller faire ses courses en ville avec une petite remorque. Je préfère infiniment enfourcher cet engin dans l’optique, à la manière d’Alfred Jarry, de capturer dans un drainage rapide les formes et les couleurs, dans le moins de temps possible, le long des routes et des pistes. Jusqu’à la tangue, et puis la mer, en qui se noie la fatigue.

Dans les cartons, dont certains ont connu trois déménagements sans n’avoir jamais été ouverts depuis le grenier du 13e à Paris, j’ai depuis glané sans méthode particulière. La dernière photo que j’ai trouvée, pour ainsi dire juste avant d’écrire ce texte à l’intention de Caroline Diaz, est semble-t-il un polaroid, en tout cas une image fascinante que je n’avais jamais vue, j’ignore d’où elle provient. Elle a mal vieilli, on y distingue la silhouette pâle d’une petite fille inconnue (j’aimerais qu’elle se reconnaisse, qu’elle soit encore en vie !)
Dans une position intenable, elle griffe le visage de celui ou celle qui la dévisage. D’où vient ce sentiment que quelque chose s’est mal passé, pourquoi penser à un danger contre quoi personne ne peut plus rien ? Et si, au contraire, il s’agissait d’un jeu tout à fait anodin ? Et pourquoi, au fond, vouloir faire parler ce qui fut sans doute considéré comme une photo ratée, laissée pour compte au fond d’une mallette ?

Ferme les yeux vois. Évidemment, après toutes ces années cela m’aura fait un drôle d’effet.

Texte et photos : Dominique Autrou