observer là le reflet du monde

Déjeuner avec les parents de Philippe, le décor du Chansonnier, les jus bruns dans les assiettes copieuses, la pluie dehors. La partie de cartes, le temps lent. Leur constance. Celle que je devinais depuis la rencontre, l’attachement.

Elle relève un bout de phrase, « Ni aux yeux ». Elle écrit Ce serait un beau titre. J’insiste sur la beauté de son timbre, Tu devrais y penser à la chanson, elle me répond qu’on devrait faire un karaoké, j’évoque ceux du Japon, Ça aussi un beau titre « un karaoke comme au Japon », En voilà des recueils à écrire, nous rions. Je relis des passages du Dépays de Marker, je réveille le manque.

Sur le mur l’ombre des arbres en mouvement, je m’arrête pour filmer. Je devine des personnes qui approchent, je les attends pour filmer leurs ombres glissantes sur le mur, furtives, basses. Il faudrait rester longtemps, observer là le reflet du monde et écouter les oiseaux.

S’accorder un répit, en longeant le canal s’éblouir encore du scintillement.
Dans la rue un SDF écoute la radio, je reconnais la chanson de Top Gun, elle me rentre dans la tête, soupe déjà martelée durant l’adolescence. Je n’ai jamais vu le film, Céline me dit que ce sont des pilotes de chasse qui s’entraînent, ça me fait sourire, peut-être que mon père l’aurait aimé, il aurait eu à peine quelques années de plus que moi aujourd’hui à la sortie du film.

Brusque besoin de changer d’air — elle se demande — elle pourrait monter pour le week-end, je lui rappelle qu’ici c’est toujours chez elle, lui dit doucement la joie que ça me fait de la voir revenir.

Nous décidons de marcher pour prolonger le temps ensemble, la nuit est tombée, il y a une belle lumière persistante à l’ouest. Les filles marchent devant nous, je ne résiste pas à sortir mon téléphone pour les filmer, Gwen filme à côté de moi, les passants entrent dans le champ, certains sourient, s’interrogent, j’imagine ce qui intrigue de nous voir marcher côte à côte en filmant. En rentrant je trouve Nina assise dans le canapé, j’ai l’impression que le temps s’est replié, qu’elle n’a jamais quitté la maison.

Je transfère les quelques vidéos du téléphone vers l’Ipad, la tentation grandissante d’un journal filmé, ce que ça changerait complètement du processus d’écriture. Mais quelque chose lutte, j’ai pris goût à cette façon de remonter le temps, faire surgir les instants qui ont laissé une trace. Refabriquer les jours.

le retour inattendu de la lumière

Je rends visite à mon amie voisine A, un mannequin surgit du trottoir, l’appareil photo oublié à la maison, se contenter du téléphone, un mal fou à cadrer, l’image décevante à peine sauvée par le noir et blanc, reste la froideur.

Le Comanche me tient. Je n’ai pas pris beaucoup de précautions, juste demandé l’autorisation à mes plus proches, leurs retours me touchent, ou m’amusent, à cet endroit je crois que nous sommes solidaires.

Un cauchemar. Nous quittons nos amis joyeux on se promet de se revoir bientôt, Philippe se réjouit de trouver facilement la route pour sortir de la ville, il prend le virage trop largement la voiture se détache de la route, plonge dans la rivière, tandis que nous nous enfonçons j’ai le temps de penser à mes filles, je voudrais crier mais l’eau étouffe mes mots elles vont être seules je me débats dans l’habitacle pour sortir de la voiture, je me réveille. Toute la journée ce rêve me coupe le souffle, je suis triste.

Je ne prends presque plus le métro, une déshabitude du premier confinement, la surprise d’entendre une annonce en japonais diffusée dans les hauts parleurs sur le quai de la ligne 5, gare de l’Est, une voix féminine, douce, comme le hors temps du Japon me manque.

Le retour inattendu de la lumière, le jardin Villemin, presque un dépaysement, je flâne, pas sûre d’avoir déjà écrit ce verbe, flâner.

Je rêve de morts encore cette fois le rêve est doux, entre deux sommeils je pense Il faudra que je m’en souvienne bien que je n’ai pas le projet de tenir un journal de rêves. Au matin j’ai oublié mes morts.

En quittant l’atelier je passe à Bastille glaner quelques images, sur le faubourg les illuminations, dans ce quartier souvent l’impression que le temps s’écrase, que les fantômes de Corbera ne sont pas loin. Découvrir la colonne illuminée de bleu ultra bleu, l’ange encore. Avant de me coucher je lis le journal de Brigitte Célerier, ça convoque le souvenir d’un thé à la cannelle bu avec Arnold en écoutant la cinquième symphonie de Malher, je faisais semblant d’apprécier ce thé dont en réalité je n’aimais pas le goût juste pour lui plaire.

la beauté de l’Égalité

Nous allons au cinéma, il pleut, je ne peux pas me souvenir de la dernière fois où nous y avons été tous les trois. Me laisse attraper par la lumière et la mélancolie du film. Il fait nuit quand nous sortons de la salle, Philippe s’approche de l’eau pour faire des photos, je n’ai pas pris l’appareil, j’oublie le canal et ses reflets.

Écoute du podcast de Bruno Lecat — il a l’ambition d’enregistrer les 107 récits avec objet des participants du Tiers livre — entendre mon texte lu et joué est très troublant, ça crée une distance, la fin abrupte me heurte. Je me couche, au bord du lit il y a une grosse pièce de lin pliée que j’ai la paresse de ranger, je sens le poids du tissu sur mes pieds, j’ai l’impression qu’il y a là un animal, sa présence tiède et rassurante.

Après bien des allers-retours, des questionnements, décision prise de publier le travail autour de mon père sous la forme d’un feuilleton sur le blog. Il y a la nécessité de retrouver une forme de tension pour avancer (et finir ?), et l’idée qu’il ait ici sa chambre me plait bien, il sera toujours temps de penser au livre — après — de toute façon il n’y a plus de papier.

Je croise un voisin, son bébé dans la poussette, souvenir de mon orgueil de mère débutante quand les passants qui n’avaient plus l’âge d’avoir de jeunes enfants se retournaient sur les petites, s’extasiaient sur la rondeur de leurs joues l’épaisseur de leurs beaux cheveux, je fais l’effort de me tourner vers le visage de l’enfant, lui sourire.

Place de la République, chercher un angle pour prendre la statue en photo, m’attarder sur la beauté de l’Égalité, me souvenir qu’enfant les statues étaient les personnages d’histoires que j’inventais dans l’instant, à la fin il y avait toujours des adieux déchirants. Je jouais aussi avec les figures des jeux de cartes, mettais en scène des intrigues amoureuses, roi, dame, valet.

Sur les trottoirs des feuilles rouges recroquevillées font remonter des images du dernier séjour au Japon. Je n’ai pas encore retrouvé l’envie du voyage mais le Japon me manque beaucoup, c’était presque un rituel, le voyage annuel, sa vocation professionnelle et les espaces qui s’ouvraient — la nuit souvent — la dernière fois il avait eu Hiroshima, la découverte de Miyajima, notre projet de récit du voyage avec Philippe, sans doute à ce moment que s’est affirmée la nécessité du blog.

Je photographie les mouettes alignées — au spectacle, un homme me signale la présence d’un cormoran, je l’observe en train de pêcher, ses tentatives ratées, l’homme derrière moi m’interpelle encore — Vous êtes prise au piège hein — j’abandonne la partie. Sur le chemin du retour, dans la nuit les vitrines éclairées, La petite fille aux allumettes n’est pas loin.

Mon amie Anne fête son anniversaire, je me rappelle que ce soir c’est pleine lune, j’attrape mon appareil avant de sortir. Il y a bien une clarté dans le ciel mais je ne vois pas la lune. En rentrant, il est minuit, je m’aperçois que j’ai oublié l’appareil chez mon amie, tant pis pour la lune, je me console avec le reflet des feux de signalisation sur les feuilles photographié en rentrant de l’atelier. Avant de m’endormir je pense à l’appareil oublié sur la commode du salon de Anne, j’ai un pincement au cœur.

la traversée des nuages

Paris, 19 février 2021

Je suis très curieuse de l’intérieur des autres, d’y découvrir leurs objets accumulés, les histoires qu’ils portent ou que je leur invente, j’espère toujours une révélation, une rencontre avec ma propre histoire, une pochette de disque ou un livre aimé feront l’affaire. En entrant chez C et D je suis particulièrement gâtée, un cliché immense de D recouvre un mur, ouvrant l’espace vers un village russe, des icônes religieuses chinées aux puces, un portrait de femme en peinture, un buste en plâtre coloré, des photographies de famille, d’artistes, je m’accorde l’autorisation de faire quelques photos en débordant légèrement  du cadre du making off, C prend même le temps de me présenter les personnes en présence sur les étagères. Sur une enfilade il y a ce globe un peu ancien, ses couleurs jaunies, l’objet me fascine, je n’en ai jamais eu — me dis que si j’en avais eu un je traînerais sans doute moins de lacunes en géographie. De la main je donne une légère impulsion pour le faire tourner sur son axe, je suis surprise par la douceur de l’objet sous mes doigts, et surgit le signe que je guettais, la silhouette du Japon, je souris, même si ça réveille une envie sourde de voyage. Alors que je cadre le globe en approchant dangereusement l’objectif, remonte le souvenir d’un de mes atterrissages à Osaka, où après avoir traversé la couche de nuages j’avais découvert les contours de l’île d’une netteté impressionnante dans la mer, une vision presque irréelle, comme surgie d’un rêve. Je cherche un angle de vue, retrouve cette sensation de plongée clouée au siège de l’Airbus, et l’excitation qui l’accompagne, je déclenche. Je redécouvre le globe ce matin, en triant les photos oubliées sur la carte SD de mon appareil, et dans le premier IPhone dont je n’utilise plus que l’application notes pour écrire je retrouve l’image de 2015, la traversée des nuages et la côte de Honshū dans le bleu pacifique. J’accepte joyeusement le signe, ce sera le prochain grand voyage, le Japon — comme me manquent son mystère, ses aubes précoces, la voix du Shinkansen, la vapeur des ramen, les passages de chat, les cimetières sans murs, les dormeurs de la Hankyu, le temps long, cet ailleurs où je suis autre. 

arrivée à Osaka, 2 mars 2015

l’image qui m’est restée de cette nuit

C’est une photographie que j’ai prise à proximité de la gare d’Osaka, au milieu de juin 2017. Il n’était pas loin de minuit, j’étais sortie dans la ville après le farewell dinner de mon client japonais, aucune appréhension malgré les mises en garde de mon amie Fumie qui s’inquiétait de me savoir seule dans la nuit, je l’avais rassurée, vraiment si il y avait un lieu où je ne me sentais pas en danger c’était bien Osaka, je lui ai promis de pas trop m’éloigner de l’hôtel, je suis plutôt prudente, voire peureuse. J’ai marché seule — ce qui ne m’arrive presque jamais, un temps long où je suis seule — l’air était très doux, presque chaud, cette sensation d’été et de solitude m’enivrait, comme enfant le vélo sans roulettes avec pour seules limites la fatigue ou la peur de me perdre tout à fait. C’est pour cela que je voulais absolument retrouver cette photographie, comme la trace de cette sensation de liberté renforcée par la distance avec mon quotidien, elle ne dit rien de la chaleur, de mon ivresse, mais c’est l’image qui m’est restée de cette nuit. Le jeune père endormi, enfin je crois bien qu’il dort, accroupi, presque en équilibre en appui sur la poussette où sa petite fille dort aussi, la vie nocturne autour, le mystère de cette situation — depuis quand sont-ils là en bordure de la gare, où est la mère ? Je n’ai à l’époque perçu aucun drame, juste l’épuisement du père, l’abandon de la fillette, dans un flottement doux et tiède. Je voulais retrouver cette photographie, son souvenir net est comme une brèche, une échappée nocturne, un semblant de surprise et de souffle dans l’irrespirable du jour.  

bulles

Un rêve partagé : on mettra des fleurs artificielles en plastique mort pour faire du vivant et on mangera du poulpe sous parapluie à velo et on s’embrassera sous les rails et on se serrera dans un passage de chat humide et on nagera dans les vapeurs de bouillons et on regardera le soleil se coucher cheveux peroxydés et moustache immortalisés en Kodachrome sous le halo blanc de la suspension en verre opale.

méga

Alors que poussent vers là haut les blocs de légo jaune bleu rouge dans blanc gris noir, glisser sous le panorama trompeur dans les galeries souterraines de kilomètres de long, de dessous les norens mouvants dépassent les jambes fatiguées des mangeurs de ramen, au jour des ruelles de maisons de bois scotchées d’adhésif brun luisant, des bouteilles remplies d’eau pour repousser les chats errants.