Breathe more deeply

Tu nous ferais un petit café ? Mais on a pas le temps on doit y aller là … l’heure que j’imaginais devant nous éclate comme une bulle, toute la semaine le temps m’échappera.

Devant les siliques translucides, me revient une scène d’enfance, lorsque ma mère finissait une conversation téléphonique — elle y passait des heures, on lui demandait c’est qui ? Invariablement elle répondait c’est le pape, mi agacée mi ironique. Je ne savais pas qui il était, avais la vague représentation d’un géant qui m’impressionnait beaucoup.

L m’appelle, se sent un peu mieux, pas suffisamment pour venir aux Arquebusiers, et toi ça va comment ? La timidité soudaine, je déteste le téléphone, je ne peux pas d’une phrase dire l’impatience, la fatigue, l’arrivée de Nina…

Dans l’atelier retrouver des sensations anciennes, la gratuité des gestes, de l’expérimentation, moments jubilatoires.

Distance raccourcie quand elle ouvre la porte, qu’elle sourit, que je la serre dans mes bras. Il a laissé la lumière allumée pour quand elle rentre, les inquiétudes les attentes dans la nuit jusqu’à entendre la clé dans la serrure. Au matin les sms d’Alice alors que je dormais, sa cheville gonflée. À la radio on diagnostiquera un arrachement osseux, nous aurons chacune eu une entorse à la cheville gauche.

La fatigue gagne du terrain, dans la montée du canal je sens mes jambes faiblir, des vertiges le soir. Plusieurs nuits que je ne me souviens pas de mes rêves, l’écrire pour tenter de me souvenir des prochains. Je tire une première carte d’Oblique Stratégies offert par Philippe, Breathe more deeply, essayer.

Je me force à sortir, fais le tour du pâté de maison, photographie l’abandon derrière les vitres sales, je ne me souvenais pas du mimosa planté devant l’AVVEJ, je ne leur en parlerai pas, je les entends déjà avec leurs petits sourires, mais ça fait au moins un an qu’il est là. On se retrouve dans le café trop bruyant, ma voix se rompt plusieurs fois, se promettre de se revoir bientôt.

au plus près de ses gestes

La mélancolie de l’orgue de barbarie, la voix un peu fragile de la chanteuse, Les roses blanches, la joggeuse qui en passant à sa hauteur reprend le refrain, la photo de famille.

Elle n’a pas vu mon message, me rejoindra pour la séance, je ne trouve pas mieux que le bar de la fontaine Saint-Michel, la salle est pleine d’hommes, je commande un demi et des frites, l’écran géant diffuse des clips des années 80, le type en en face de moi ressemble à Dominique A. C’est bien la première fois que ça m’arrive, boire un demi seule en mangeant des frites dans un bar.

L porte un pull merveilleux, je lui avoue avoir raté les photos de la semaine dernière, elle pensera à remettre le pull bleu à fleurs géantes.

Retrouvailles à Laumière avec Piero, il me signale le ferrailleur sur l’avenue, ce sont des Bulgares, il a l’habitude de les prendre en photo, ici par exemple. Retour prudent sur les trottoirs humides. Pour la première fois depuis longtemps j’aime à nouveau Paris.

Dans le miroir j’observe les gestes de la coiffeuse, du peigne elle extrait une fine mèche de la masse brune, étudie le cheveu, la cliente parle, trop fort, son enfant qui souffre d’apnée du sommeil, la surveillance que ça exige, elle affirme qu’elle n’a jamais eu peur, j’ai du mal à la croire.

Envoi des corrections à MP, l’allègement et le répit. Ça n’empêche les doutes, mais pour la première fois certitude d’aller au bout. Le soir les galettes délicieuses avec M et G, les utopies et les chagrins.

Grand beau, je prends un vélib pour rejoindre la BNF, avais oublié la manif. Prise dans le cortège avec de très jeunes gens, ça vous dit on essaie de trouver des gens qui crient ? Très beau documentaire sur Françoise Pétrovitch au travail, au plus près de ses gestes, de la matérialité du papier, des encres, retrouver presque des sensations dans les mains, envie de m’y remettre.

le droit d’être heureux

Je fais de la place sur l’IPad où s’entassent les rush, de vieilles photos. Devant la photo de la carriole verte toujours la même hésitation. Je ne sais pas pourquoi je l’avais photographiée durant l’été 2017, peut être pour sa patine verte, ou la mention av. de la plage peinte sur le rebord. Elle était la plupart du temps accrochée derrière le vélo de Sandrine L, elle y transportait les enfants et leurs jouets. J’ai appris l’année suivante qu’elle s’était tuée accidentellement en ULM. Je garde cette photographie peut-être pour ne pas oublier le sourire de Sandrine.

En quittant l’atelier je vois passer les avions qui répètent leur passage du 14 juillet. Ils volent très bas, dans le faubourg les visages se tendent vers le ciel, parfois inquiets. Un engin qui me parait immense passe au dessus de la colonne de la Bastille, vraiment l’illusion que ses ailes vont l’arracher l’ange, je suis en vélo, je regrette la paresse qui m’empêche de sortir mon appareil photo. Arrivée à destination, alertée par le bruit des moteurs, je photographie deux Atlas.

Nous nous enfonçons dans le 12ème, passons par l’avenue de Corbera déserte, les deux boutiques au pied de l’immeuble sont fermées, personne pour ouvrir la porte lourde, nous attendons. Il faudrait revenir un jour avec du temps, je pourrais rencontrer quelqu’un qui me permettrait d’entrer dans l’immeuble. En rentrant, je découvre via les pages blanches le nom des habitants du 14, j’imagine des visages derrière chaque prénom, j’oserai peut-être les contacter.

L’émotion à la terrasse du bar du Bataclan, je ne me souviens pas y être déjà venue, même quand nous habitions le quartier. Une femme s’installe derrière Philippe, avec probablement son petit fils, elle porte une robe longue imprimée de fleurs géantes très colorées qui me rappelle une robe portée par ma mère. Elle voudrait boire une bière, ne sait pas choisir, le barman lui propose de goûter celles qu’il sert à la pression, revient avec trois verres à peine remplis, la femme y trempe ses lèvres, semble encore plus désemparée.

Depuis la terrasse de Sèvres nous pouvons voir les feux d’artifices autour de la vile, nous faisons des hypothèses, Antony, Villeneuve Saint-Georges, Montreuil, Romainville, Les Lilas. La tour Eiffel ôte ses paillettes, le feu parisien commence, des petits cris de surprise, la lune s’accroche à l’horizon, énorme et rousse, le vent s’est levé. Les amis de nos hôtes nous raccompagnent, mauvaise idée de passer par Paris centre, les rues grouillent de monde, le quartier autour du Trocadéro bouclé très largement, agacement, klaxons intempestifs, camions de police, flotte de voltigeurs, feux, freins, on finit par s’échapper par la rue de Vaugirard, en descendant de la voiture j’avale de grandes bouffées d’air pour dissiper la nausée.

En retouchant les photos prises pour Francis, je redécouvre les matières, les visages cachés, le velouté du noir, je me souviens m’être dit pendant la prise de vue combien ce temps d’observation pour choisir des détails était riche d’aprentissage, ça me donne envie d’approcher autrement la gravure à la rentrée, d’explorer davantage la matière.

Je suis allée changer un peu d’argent pour le voyage, j’ai acheté une nouvelle valise. J’essaie de lire, d’écrire, me disperse, laisse filer le temps que je réclame sans cesse. Je ne supporte plus l’embrasement, l’effroi, le flot de commentaires d’une actualité toujours plus brûlante. Philippe rentre pour déjeuner, je partage mon désarroi, il s’interroge, il me réconforte, il finit par me dire que ce n’est pas interdit, que nous avons aussi le droit d’être heureux.