ça ne les sauvera pas de l’oubli

En terrasse, les deux hommes sont assis à des tables différentes — peut-être même qu’il y a une table entre les deux mais ça n’empêche pas leur discussion ni leurs corps tendus l’un vers l’autre.

De nouvelles tentes apparaissent dans le paysage, posées sur les trottoirs. Celle devant l’école des Écluses Saint-Martin, disparue le lendemain, retrouvée devant la Maison de l’Architecture, ça ne me surprend presque plus. Cette résignation m’effraie.

La masse grise presque sous mes roues, je ne comprends pas tout de suite que c’est un cadavre de rat, pour l’éviter je donne un coup de guidon, perte d’équilibre, frissons de dégoût et peur rétrospective. Le type s’arrête devant des graphes féministes découverts la veille sur le trottoir devant l’ancienne école des filles. J’apprécie le temps qu’il prend pour les lire.

La porte cochère refuse de s’ouvrir, je demande à la jeune fille devant moi si elle a le bon code, elle habite bien là ? elle pourrait peut-être appeler quelqu’un ? — on vient de me voler mon portable, elle fond en larmes, mauvaise journée hein ? Je la rassure, nos immeubles communiquent, je lui propose de faire le tour avec moi, je pourrais la faire entrer dans sa cour par l’arrière, je déleste ses bras trop chargés, elle me remercie.

Visionnage des films envoyés par mon cousin, la qualité est médiocre, mon oncle a filmé en VHS la projection de ses 8mm sur un écran, il commente les images en les filmant, s’emmêle dans les prénoms, situe l’action, Ah ça c’est la maison des Maillard à Porto-Vecchio. Ma mère se maquille, autour d’une table au dehors il y a mon frère absorbé au dessus d’un cahier, crayon en main, un oncle, des cousins, ma sœur joue assise au milieu de la table, mon père s’approche, se penche par dessus l’épaule de mon frère. Sur d’autres plans plus tardifs je souris sous les pins de La Marana, remontent des souvenirs de petite enfance.

Je sors mon vieux plan de Paris, le Michelin offert par Jacques en 1985, le dos est maintenu par un scotch jauni, les coutures cèdent, à l’intérieur des gribouillages, sur la page NOTES : samedi 5 avril 1986, très fatiguée, vivement dimanche ! J’avais seize ans, cette fatigue me fait sourire. Certaines zones de la villes sont indiquées secteur en travaux, le 104 est encore pompes funèbres municipales. Je ferme les yeux, plante mon doigt au hasard, les Buttes Chaumont, on connaît par cœur, mais à la sortie nord, le cimetière de la Villette, je n’y suis jamais allée.

Il y a dehors une belle lumière dont je ne profite pas parce que je veux écrire un peu. Impression que mes samedis se ressemblent tous. J’écris à G, on est folles de laisser le soleil briller sans nous. Alice me console, m’apprend le nom de la saison de ma naissance au Japon, le blé pousse sous la neige. On s’approche du tas d’objets abandonnés au coin de la rue en quête d’un trésor, d’un objet à sauver. M ne supporte pas de voir ces photos abandonnées, je partage son désarroi, je les photographie, ça ne les sauvera pas de l’oubli.

Publié par

caroline diaz

https://lesheurescreuses.net/

3 réflexions au sujet de “ça ne les sauvera pas de l’oubli”

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s