pour voir

la première image qui t’est venue c’est celle d’un grain de sable collé dans ta paume petite un grain humide plat et brillant parmi au moins trente autres grains peut-être quarante brisures de roches au moins cent grains collés d’avoir creusé le sable à main nues — les hauts le cœur quand une puce de mer s’agite sous la pulpe des doigts — et des millions de grains soulevés pour creuser un refuge — ta maison tu disais — autour la grève le varech les méduses mourantes les fleuves minuscules le bruit des vagues le rire ascensionnel des mouettes. alors les dunes hachées d’herbes longues comme des ratures alors la digue le béton sa tubulure laquée de blanc tes jeux de funambules alors les villas la vie des autres à l’intérieur alors les falaises alors les nuages leur odeur sourde de pluie alors la plage presque vide — c’était morte saison — alors les bancs de sable des continents sous la mer une forêt sous le sable — personne pour s’en souvenir — alors les massifs métamorphiques la baie les archipels alors la route nationale que tu traverses yeux fermés pour voir alors la vallée la pulsation humide des arbres la terre grasse — un réconfort passager — l’ondulation des routes alors le ciel lointain son reflet sur la mer la distance qui sépare la marée de dix-huit heures ta maison rompue l’estran vierge alors le ciel trop lourd avec ses morts anciens alors le tremblement le jour fragile alors le silence des oiseaux les ombres voraces alors l’orage le monde immense et chaviré alors l’enfance soulevée ce qui s’en va la tentation d’effacement

texte écrit dans le cadre du défi écriture, les 40 jours, par François Bon

dans le silence démuni

Je lui envoie un texto pour savoir si elle dort non pourquoi ça te dit un café au soleil ? Le ciel était d’un bleu intense, le monde semblait encore normal mais me revenait quelque chose du 14 novembre, bloqué dans l’air froid.

Avec Philippe et Alice nous traversons le Jardin des plantes, tout Paris est là non ? La masse jaune du mimosa m’attire, sentir les vagues poudrées, anisées, observer longtemps les moucherons qui volent dans la lumière, j’envoie cette photo à Anne-Marie. Le lendemain elle m’écrit qu’elle était aussi au Jardin des plantes, nous aurions pu nous y croiser, elle a photographié des perruches amoureuses, elle dit que ça ne pèse pas lourd contre les bombes mais ça met le cœur en joie.

Catherine S m’écrit, à la lecture d’un fragment de Comanche où j’évoque la pellicule silencieuse alors que tu t’adresses au caméraman. Elle me suggère de faire appel au monde des sourds, que peut-être quelqu’un pourrait lire sur tes lèvres. Je suis très émue que sa pensée rencontre la mienne, j’avais silencieusement formulé l’idée, puis avais renoncé, tu dis peut-être trois mots, dans le contexte peut-être rien d’essentiel mais je ne veux rien écarter.

C’est comme un poids mort, poitrine lourde. On entend le mot sidération. Je pense à ces mots stupides qu’on nous balançait dans l’enfance, On voit que tu n’as pas connu la guerre. Je pense à mes morts, je ne me repose pas sur eux, je n’attends pas de réponse, pas de réconfort, je les fais me rejoindre. Sidération c’est quand mes morts me rejoignent, et que je peux lire l’incrédulité sur leurs visages.

Nous allons chez Dishny au prétexte de fêter l’anniversaire de Philippe, je découvre que la fresque de la plage sri-lankaise qui décorait la salle a disparu, Alice me dit que ça fait des mois, je sens monter une nostalgie sourde. Je ne peux m’empêcher de penser que cette plage va disparaître pour de vrai.

Cet amour du bleu, c’est nouveau, mais le bruit de la mer il y a longtemps que je l’aime.

N s’inquiète de la puissance de l’arme nucléaire russe, je lui dit qu’elle peut aussi lire le rapport du GIEC, je m’en veux aussitôt d’ironiser. M nous console, le prix d’un chocolat chaud à Guingamp est dérisoire. J’attends que le mat du ciel cède à la lumière, dans le silence démuni j’attends, je ferais bien de me taire.

vérifier le ciel

Au saut du lit vérifier le ciel, retrouver une sensation d’enfance, juste de regarder par la fenêtre, se souvenir de la rosée, son odeur fraîche, les toiles d’araignée perlées, d’être la seule réveillée. De Lisieux ne retenir que la cathédrale, à Cabourg, attraper le reflet du Grand Hôtel sur l’estran.

Trouville, depuis la plage je prends des photos de la jetée, de la Touque. L’homme repéré de dos — dont j’avais envie de faire le portrait mais n’osais pas — me demande s’il est beau, oui vous êtes très beau j’aimerais bien vous prendre en photo, je ne préfère pas, il se ravise, allez-y. Il a envie de parler, la semaine dernière il voyait ses petits enfants, aujourd’hui je suis seul, je fais ce que je peux, son bras trace un cercle dans l’air, souligne la lumière, sa solitude, mais vos amis vous attendent.

Tu veux un sac ? Je me retourne, il n’y a personne, c’est bien à moi qu’elle s’adresse, avec son joli minois, c’est bien un minois, son visage fin, courbes douces et pommettes aiguës, les yeux bruns et vifs, quelque chose d’adorable qui rend le tu troublant, intime, un autre client vient payer, le même tu, presque une déception. Le soir Philippe me dit qu’elle était peut-être québecoise, là bas tout le monde te tutoies.

L’attente devant l’entrée du passage du Cheval Blanc, j’observe la place, distraite, l’ombre des branches sur la façade, leur mouvement me fascine.

Ne devrais pas me réjouir de la tempête au dehors, la mal nommée Aurore ne s’endormira pas. Je ne me réjouis pas, mais j’aime l’illusion que la mer n’est pas loin, je me souviens que la tempête n’était pas objet d’inquiétude quand j’étais enfant dans le Cotentin, c’était vrai encore en Corse, puis à Marseille, nous ne nous inquiétions jamais à l’approche d’une tempête.

La ville jonchée de feuilles, de branches rompues, il y a des poubelles renversées par le vent. Sur le trottoir la tente bleu quechua coincée dans l’indifférence, entre les berlines noires et les déchets. Je tiens ferme le guidon du vélib, quelques rafales encore. Le soir rompue, sentir le poids rassurant de l’édredon sur les mollets, ça n’empêchera pas l’insomnie.

Avant l’entrée au Palais de Tokyo je m’aperçois que j’ai oublié de remettre ma carte SD dans le Canon, frustration. J’écoute ceux qui font connaissance dans la file immense, iels déroulent leurs c.v. impressionnants, le personnel du musée nous rassure, pas plus d’une demi heure d’attente, ça laisse à Philippe le temps de me retrouver. Nous entrons, tentons de suivre un mouvement. La musique envoute, les corps fascinent. Je suis un peu oppressée, gênée aussi de voir la foule compacte collée aux performers, portables tendus à bout de bras, être au plus près de, ça me console d’avoir oublié la carte SD, je ferais quand même cette image à l’iPhone. On choisit d’être à contre courant, on attend longtemps au sous-sol éclairé de rouge, une fumée se diffuse dans l’air, annonce peut-être le début d’une action, notre fatigue prend le dessus, nous renonçons.

le grain du sable

Dormir dans les dunes, sur la plage d’Édenville, c’est un nom de pays qu’on n’invente pas, les yeux dans l’horizon, dans le grain du sable, nos corps de quinze ans les uns contre les autres, il peut faire froid la nuit sur la plage, surtout que le feu est éteint maintenant, imprimer son corps dans le sable, bosseler le sable pour poser la tête, jouer avec le sable qui glisse entre les doigts, écouter le ressac, le bruit plus fort de la mer dans l’obscurité, le bruit des oiseaux de nuit dont on ne reconnaît pas le chant, on n’a pas le droit de dormir sur le sol de la dune, sur la plage contre le corps de Simon, on le prononce à l’anglaise Saïmone, de Bradford-On-Avon en vacances chez les voisins mitoyens de la maison d’enfance, l’humidité de la nuit perce le duvet, perce les vêtements, l’illusion de la chaleur contre le corps de Simon, tenir la nuit éveillée à guetter sa respiration, sur le sable ferme de la dune, puis les yeux dans l’horizon vert d’oyat, c’est l’iode de la marée du matin qui charrie le varech qui nous saisit, après l’aube on voit l’archipel gris de Chausey dans l’horizon bleu, décoller du sol le corps pesant du manque de sommeil, on quitte l’empreinte du corps, l’humidité de la dune, rentrer au petit matin et déjà trouver ma mère lancée dans le ménage, pendant que la maisonnée dort c’est ce qu’elle préfère à la fraîche, à grande eau elle lave le sol, il faut toujours laver, parce que ça rentre de partout et si je ne le fais pas tous les jours et bien je ne m’en sors pas tu comprends, et si je veux l’aider je ne peux pas, tu t’y prends mal de toute façon, ce sol c’est une vraie merde, je ne sais comment faire sur la pointe des pieds, je sens bien que je dérange, il faut éviter les flaques sur les tomettes rouges ou sur le terrazzo brillant du salon de Bastia, je suis le chien dans un jeu de quille dans le décor apocalyptique du ménage, les meubles vernis acajou empilés depuis le sol jusqu’au plafond, le désordre pour mieux remettre l’ordre, l’odeur chimique du dépoussiérant, surtout se débarrasser du sable qu’on rapporte chaque jour collé sous les pieds, glissés dans l’interstice de la corde tressée des espadrilles, dans les joints de caoutchouc des tongs, tu choisis bien ton moment file dans ta chambre, le rouge qui monte au front, elle veut juste faire le vide, c’est une obsession le vide, l’eau qui avale le sable collé, l’eau qui engloutit l’angoisse, je m’ennuie et j’aurais mieux fait de rester à Brunoy avec lui, j’enrage de passer l’été là-haut, prisonnière de l’été en famille au village, dans la contemplation de mes pieds sur le sol de lauze de la petite terrasse, les fourmis rampantes sur le vert des pierres de lauze, la chaleur ça gêne pas les fourmis, je crois qu’elles me narguent, je voudrais bien comme elles disparaître, glisser dans les anfractuosités des pierres, m’esquiver, ramper fourmi, je regarde mes pieds, mon corps lourd de chaleur qui voudrait se coucher sur la fraîcheur d’un sol de cave, prisonnier dans la sécheresse de juillet en montagne, alors de rage mon pied droit se soulève du sol pour écraser les fourmis, une à une, et chaque fois que mon pied retombe sur la lauze je jette une insulte silencieuse contre la pierre, de rage, à l’adresse de ce qui me retient de quitter le sol.