tout le monde y perd son je

M’entendre prononcer les mots qu’Anne Dejardin m’a confiés il y a quelques semaines pour la version sonore de son texte Les Pierrots me donne le sentiment d’être au pied de la digue d’Edenville. D’être l’enfant qui s’inventait une autre vie, celle de la petite fille riche de la villa, dont la mère ouvrait les volets avec dans les bras la grâce d’une danseuse.

Nous regardons La Traversée, documentaire retraçant le voyage de passagers entre Marseille et Alger. Surexcitée à l’idée de découvrir l’arrivée à Alger depuis la mer. Le ferry s’appelle L’île de beauté, c’est déjà un signe. J’ignore pourquoi la réalisatrice choisit de ne pas montrer l’arrivée. On la trouve heureusement dans les bonus du DVD, sous le titre Alger, mise en ombre. La rencontre a lieu, je retrouve dans le glissement lent de l’arrivée des sensations de l’arrivée en Corse, la lumière, et les montagnes derrière la ville (bien sûr Alger est au moins dix fois plus étendue que Bastia). Relevée dans le commentaire de Ghyslain Levy, l’odeur de métal dans le port d’Oran.

M m’envoie des photos de Coaraze, la montagne s’est effondrée, un pan de falaise est tombé sur la route coupant l’accès au village depuis Nice. Trop de pluie, ce qui ne veut pas dire que cet été il y aura de l’eau, la source a été perdue.

Sentir sa défiance, une fausse désinvolture tandis que ses mains ornées de bagues lourdes pianotent sur son jean, il ne sais pas plus que nous d’où vient le problème mais s’attache à n’être pas en cause, je ne sais pas moi ce que vous avez fait avec votre fichier. Rappel de mésaventures quand j’arrivais à Sedan, trente ans en arrière, le type du labo qui me prenait de haut, cette même peur, chasse gardée, j’étais une gamine, mais une créa, on avait mauvaise presse, comme si nos deux mondes étaient irréconciliables.

Retour à Pantin, cette fois en Vélib, j’avais la veille repéré une station à deux pas de l’usine. Franchissant la porte de La Villette, je préfère vérifier mon chemin, le type est content de me renseigner, va bien au-delà de ce que le lui demande. Le soleil sculpte la meulière, me rappelle ce rêve d’une maison avec jardin près de la voie ferrée. Au retour je roule plus doucement, m’attendant à croiser la silhouette de Jane près des lignes du tram, plus bas sur les quais peut-être bien Philippe. Une heure plus tard il m’envoie un selfie, toujours à Pantin ? J’y suis en ce moment même.

Elle doit fermer, il est 18h, la douceur exceptionnelle nous donne envie de prolonger le moment, tu ne fumerais pas une cigarette ? Nous fumons avec le sentiment d’une grande transgression, poursuivant notre conversation assises sur le banc de l’abribus, dans le vacarme de la ville.

Elle me regarde photographier les fleurs en contrejour,  me demande si c’est un cerisier, elle croit que je suis une connaisseuse, je crois que c’est une sorte de, je n’en suis pas sûre, je lui montre l’arbre qui fleurira bientôt devant l’écluse, celui là oui je suis sûre, je lui décris le rose plus intense de ses fleurs, elle regrette, elle sera partie.

Relire des passages d’Hêtre pourpre, une scène à la maison de retraite, quelque chose de l’effacement, « tout le monde y perd son je ». Il y a une chose quand j’essaie de reconstruire une image d’elle, c’est la lumière autour, comme si ma mère n’avait jamais vécu que dans la lumière. Parfois je me console de la mort prématurée de mes parents en me disant qu’ils ont échappé à l’indignité, quoique pour ma mère c’est faux. Surtout ils n’auront pas eu le temps de ne pas me reconnaître.

trêve

L’accumulation de tasses et de verres, l’air chargé de la vie tard, la veille. L’air se chargeait en réalité d’autre chose. Trêve et isolement. Mais une belle nouvelle, l’élan donné par DIRE , la revue de François Bon, où je publie face mer. Il s’est vraiment joué quelque chose de penser ce texte pour la revue. Ce sera mon journal de la semaine, demain je me repose, j’aurais un an de plus et combattu le fameux virus.

la mer finit toujours par nous appeler

Recevoir le sms de mon amie L, je suis chez ma maman, comprendre que le père est mort, à revenir toujours dans les lieux d’enfance, prendre le risque de ces douleurs quand ceux là nous quittent, qui avaient eu la parole douce et juste, qu’on aimait en secret comme d’autres pères possibles, entendre encore sa voix rocailleuse, l’accent italien qu’il n’a jamais perdu, l’an dernier l’apercevoir au couchant, main dans la main avec sa femme. N est arrivée, deux heures plus tôt qu’annoncé, je voulais te faire la surprise, elle a porté sa valise dans la rue pour que le bruit des roulettes ne donne pas l’alerte.

La lune fragile, comme un décor de carton pâte au dessus de la côte au loin, croissant orange secoué par les vagues, la nuit noire autour, on y va ? sur la plage une lumière vacillante qui avance, presque inquiétante jusqu’à comprendre que c’est une femme qui promène son chien, les constellations encore.

Rêves récurrents de trains manqués. La première fois c’est P qui traîne, ralentit toutes les actions d’avant départ comme s’il voulait vraiment qu’on le rate ce train, je n’arrive pas à m’imposer, dire là il faudrait vraiment qu’on y aille, je me réveille oppressée. La deuxième fois c’est l’agent du guichet qui refuse de me vendre un billet, je me réveille en nage, me demande quel est ce train qui se refuse.

Nous partons avec N, envie d’aller voir de plus près la mare de Bouillon, nous marchons au pied de la falaise, prenons une route en espérant qu’il y aura bien à un moment à travers champs un sentier pour rejoindre la mare, ne pas oser, se résoudre à rebrousser chemin, prendre la route principale, voir A surgir et nous dire qu’elle vient de la voie indiquée sur le plan, qu’on ne verra pas la mare, qu’elle n’est pas accessible, le temps tourne, le café trop rapide, le ciel menaçant nous pousse à rentrer.

Avec P nous quittons le bourg vers le sud, trouvons une jolie route de campagne, un peu de lumière perce, au loin je crois reconnaître la départementale, nous finissons par la rejoindre, à cet endroit pas de trottoir, couper à travers champs, retrouver le sentier littoral, entre les deux cabanes, le Mont au lointain, vertige à flanc de falaise.

Rituel quotidien, aller voir la mer, une, deux trois fois par jour, cette fois je croise AH, entamons une longue conversation, on évoque une ancienne figure de l’avenue, elle m’apprend que son mari a disparu pendant les bombardements à Caen, c’est là qu’elle a commencé à trembler, on se raconte nos explorations de lande et de campagne depuis l’enfance, comment la mer finit toujours par nous appeler.

le goût de l’eau

ile d'Elbe

l’île d’Elbe

d’où me vient ce goût de l’eau je dis l’eau c’est la mer le goût de la mer le goût au sens propre même boire la tasse ça me plaisait le goût du sel dessus le sucre d’une boule coco aussi sa force la mer comme elle apaise comme elle berce noie le goût des larmes comme elle ploie sous la lune sa pulsation d’un geste elle te soulève un vertige à l’envers jouer de ses emportements en lente dérive et puis la promesse qu’à l’aube scintillante elle te fait doucement à l’oreille elle te susurre un jour c’est par la mer tu verras qu’il ressurgira

Texte écrit sur une proposition de François Bon, dans le cadre de l’atelier d’été