quitter l’île et rêver (se)

Au moment de m’atteler au journal réaliser que je n’ai pas fait de photographies depuis notre retour, prolonger le voyage, au moins en images.

Quitter le balcon sur la mer, rejoindre Bastia, parcourir la ville du nord au sud, de la rue Droite aux hauteurs du boulevard Graziani, on a mangé des migliaciolli face à la mer, au fil de la journée le bleu a pris la place, justifiant le rituel goûter de glace noisette chez Raugi. En montant sur le Vizzavona, satisfaction d’un beau soleil, je fais une dernière photographie — la citadelle, avec le Yashica. On voit se projeter sur le pont inférieur des ombres mouvantes qui ne sont pas les nôtres, j’ai pensé que c’était mes fantômes qui m’accompagnaient au moment de quitter l’île, puis nous découvrons la terrasse dont nous n’avions pas vu l’accès. On longe le cap, on essaie de repérer la maison d’Erbalunga, la lumière est loin d’être idéale pour filmer, photographier. Un peu assommés par le soleil on se réfugie un temps dans la cabine. Quand nous nous décidons à ressortir, nous sommes au bout du cap sous averses, je photographie compulsivement les monts, les nuages, les lumières d’orages.

Marseille. Aurore flamboyante derrière la ville depuis le pont, quelques heures à tuer, petit déjeuner au comptoir Dugommier, passage devant l’entrée du Lycée Thiers, café cours Julien, oublier la violence du type avec regrets de ne pas l’avoir douché d’un verre d’eau, la Plaine, Longchamp, depuis le train apercevoir les fenêtres ouvertes de La Marelle.

Une de ses scènes préférées, c’est le mot qu’elle emploi, scène, c’est celle de Roland dans la voiture, avant qu’il ne quitte Monique. Ce qui me touche c’est que cette scène je l’ai complètement imaginée, elle est pure invention, il y avait seulement cette photographie, porteuse de sa propre fiction, mais aussi nourrie de toutes ces autres fictions qui m’ont traversées, surtout des scènes de film.

Ce que je découvre de sa vie, je devrais dire ses combats, me bouleverse, je lui demande si je peux, nous nous étreignons, nous ne devrions jamais renoncer à nos besoins de tendresse.

Le terrible blues de la reprise cède à un semblant d’élan retrouvé. Chercher de nouvelles manières de faire, les mettre en œuvre, s’y coller vraiment.

J’avais oublié mon jeu préféré pour le voyage, j’étais de toute façon trop chargée, chaque samedi c’est le rituel qui clôt la semaine que je déroule dans le journal. Reverse, je ne pouvais pas rêver plus étrange perspective pour revenir à l’écriture.

la mer chaque jour devant ses fenêtres

L’héroïne reçoit une information, on la lui fait répéter, on veut être sûr qu’elle va s’en souvenir, dans les minutes qui suivent je n’arrête pas de me répéter mentalement l’adresse et la date qu’on lui a communiquées, de peur qu’elle oublie l’info.

La plage est déserte, nous nous baignons. Encouragés par le beau temps nous allons au cimetière, un bus nous rapproche de San Martino, nous commençons une lente ascension collés au bord de la route. Devant l’enfeu découvrir que la dorure des lettres de la pierre gravée derrière laquelle repose ma mère s’est effacée, que la végétation a tellement poussé qu’on ne voit plus la mer, des signes qui devraient nous encourager à mettre en œuvre le projet mis en pause depuis le printemps 2020. L’émotion de voir les photos de M, enterrée cet hiver.

Elle s ‘approche des fleurs avec son zoom, comme pour s’excuser auprès des passants elle dit qu’elle sait bien que ce ne sont que des géraniums, mais que ça fait de la couleur dans les albums.

Sur le plafond j’observe le mouvement des vagues réfléchi par la lumière qui filtre à travers les persiennes, mes pensées suivent le mouvement, un ressassement dont je finis par perdre totalement le sens.

Dans la vitrine de chez Mattei, la boîte de clémentines confites me rappelle que c’était une des gourmandises préférées de ma mère. Dîner joyeux chez Ugo, les animaux, la chatte, la chienne, les grenouilles, Elbe qui me parait toujours plus grande dès que nous prenons de la hauteur, la nuit tombe, on voit sur l’île les lumières des phares de voitures en mouvement. La route en lacets dans la nuit que j’ai oubliée de filmer.

On avait l’impression que la brume avançait sur la mer, rétrécissait l’espace entre nous et l’horizon. J’ai repensé à ce que ma sœur m’a appris récemment, voir la mer chaque jour devant ses fenêtres finissait par rendre ma mère mélancolique.

Les parents de V nous invitent pour le café, nous y allons en voisins, je suis heureuse que Philippe découvre la maison qui m’a réconciliée avec la Corse. Depuis mon dernier séjour l’aile nord qui s’affaissait a été démolie, reconstruite plus légère pour empêcher la maison de sombrer, c’est encore un chantier. Après la visite, autour du café on parle de généalogie, de nos villages, de la vie à Bastia, des photos du grand oncle, il y en a une justement de l’ancienne rue Droite, prise à l’époque où mes grands-parents y vivaient, J-T la copie sur ma carte SD, curieux écho au premier voyage à Lasne, où mon cousin avait copié les scans des photos de mon père.

hybride

Je fais des bouts de listes, rassemble mes affaires, j’avais oublié comme je détestais les départs, ça faisait trop longtemps.

Retrouvailles avec Laure et Jean-Luc à La caravelle, un des seuls bar que je connaisse à Marseille, j’aime sa situation en étage à l’écart des touristes du Vieux-Port, la silhouette de la Bonne Mère dans l’encadrement de la fenêtre. Nos livres côte à côte, les échanges faciles, les partages.

Déjeuner avec les amis de La Marelle, ma difficulté de parler de Comanche, prendre rendez vous avec la ville en août. À bord du Pascal Paoli, l’inédit d’une cabine pour deux, le drap blanc et lisse, me reviennent lointaines des sensations d’une même traversée. Au petit matin les hauts parleurs diffusent un chant corse, j’étais en train de m’habiller pour me jeter sur le pont, les côtes sont déjà là, mon cœur grossit.

Sous nos fenêtres, derrière les volets clos, j’entends régulièrement des conversations en corse qui me transportent au village maternel, je vois les yeux brillants de celle qu’on appelait tata Fée, le verger, la cuisine sombre, le papier journal étalé sur les tomettes pendant la cuisson des beignets, tout ça est définitivement perdu.

Je ne suis pas tout à fait prisonnière, le maître des lieux est joueur, je sais que je l’ai rencontré dans le passé, il m’explique que pour sortir de la maison il faut en creuser les murs, ses mains se mettent à pétrir leur surface, le crépi rose s’amollit sous ses doigts, dessous comme une glaise fraîche et le dehors apparaît. Ici je reprends mes bonnes habitudes et me lève aux aurores.

Christine Jeanney dans La Nuit de Rachel Cooper, « Si je faisais le parallèle avec mon travail, ça me donnerait un texte qui ne serait ni un essai, ni romanesque, ni un récit, ni poétique, ni documentaire, mais un peu tout ça à la fois, en petites quantités. Sans doute ce qu’on appelle un texte « hybride », ce qui est une autre façon de dire « bourde », mais élégamment. », hybride c’est le mot qu’a utilisé mon amie correctrice pour parler de Comanche, je ne pense pas qu’elle y voyait une bourde, mais c’est peut-être ce qui empêchait le texte d’accéder à un éditeur traditionnel.

On descend à Bastia, sur le marché il y a des frappes, certaines en attente de cuisson, leur forme plus travaillée que celles confectionnées par ma grand-mère, nous en achetons, nous traversons le pontetto avec le goût de citron et de beurre mêlés, les grains de sucre semoule fondent sous ma langue, apparaissent la silhouette ronde de Pauline, mais aussi celle de ma mère et de sa sœur, le pétrissage, le cérémonial de la découpe, l’odeur d’huile chaude.

y croire

Dans la rue l’homme est couché sur le dos à même le sol ses yeux entrouverts ses bras bougent très lentement tendus vers le ciel — ne pas savoir quoi faire.

Avec Alice nous descendons le canal pour rejoindre la manif, déjà une grande ferveur, être là si nombreux·ses. Le papi avec son carton accroché autour du cou, dont la première manif remonte à 36, il devait pas être plus âgé que la gosse sur les épaules de son père. Celui qui gravit l’échafaudage pour coller sa pancarte, il argumente avec un habitant du deuxième, l’imbécile du cinquième décide de l’arroser et se fait huer par la foule. Les gamines à l’arrière du camion, celle qui fêtait son anniversaire, celle qui hurlait dans le micro, celle aux cheveux roux — sa grâce, que j’aurais voulu photographier davantage, déjà les yeux et la gorge qui piquent. On prend la rue Godefroy Cavaignac, j’indique à Alice l’immeuble où vivait Marine Tollet, la Belle Équipe est fermée, on se réfugie dans un bar avenue Ledru Rollin.

J’entends les premières mesure d’un morceau de Supertramp, me reviennent ces stratégies pour donner le change, faire semblant de connaître la chanson en fredonnant quelques notes, les chemises de Jacques piquées dans le sac à linge pour avoir l’air cool, les cheveux ébourrifés avant de sortir, me faire croire que j’étais à ma place dans cette chambre d’ado à Marseille.

Je suis comme toujours en avance, je n’ose pas m’éloigner du lieu de notre rendez-vous pour prendre des photographies, me contente du collage du 1er mai. Adnane arrive, il me dit que j’ai changé, il ouvre Comanche, il me dit qu’il s’attendait à un livre plus épais, avec des photos, plonge ici et là dans le texte, ce n’est pas l’objet qu’il attendait mais je sais que j’ai fait le bon choix.

Nous regardons Palombella Rossa, je crois que je voulais voir le film juste pour cette scène où la foule regarde à la télé la scène du tram de Docteur Jivago, on a envie de hurler avec eux, RETOURNE TOI ! Magnifiques retours en enfance mais je suis passée à côté du film.

Au moment de me coucher elle était encore trop basse, cachée derrière les immeubles, mais mon corps savait, je me suis levée au milieu de la nuit —des lustres que je n’avais pas photographié la lune—, je n’ai pas osé ouvrir la fenêtre, elle se dédouble dans l’épaisseur du vitrage.

What would your closest friend do ? je choisis l’amie en fonction de la situation, je triche. Je commence à rassembler quelques affaires pour le voyage, m’aperçois que j’ai oublié de racheter une batterie de rechange pour le Canon, introuvable dans les grandes enseignes. Je remonte le boulevard Beaumarchais, dans une minuscule échoppe le patron sceptique ouvre un immense sac en plastique transparent qu’il vide sur le comptoir, il y en a une, il me dit que c’est un miracle, moi je commence à y croire.

You’re all the things I’ve got to remember

Gwen m’envoie un lien vers sa lecture d’un extrait de Comanche, l’émotion d’entendre le texte avec la voix d’un autre.

J’ai rêvé que j’oubliais mon appareil photo dans un café, le réveil inquiet, le temps qu’il faut pour revenir à la réalité, se souvenir l’avoir laissé à l’atelier.

ll a remonté la rue avec son vélo, il s’est arrêté à sa hauteur, il a hoché la tête, a fait claquer sa langue au palais, il l’a invitée à monter sur la selle comme l’aurait fait un cow-boy sur son cheval.

La fille et le garçon dansaient côte à côte, dans la main du garçon le téléphone hurlait …You’re all the things I’ve got to remember… leur insouciance était belle à voir, je leur ai souri, j’aurais voulu moi aussi danser un gobelet de bière à la main en chantant à tue-tête Take on me.

J’ai d’abord remarqué son visage anguleux éclairé par d’immenses yeux pâles, Oui bah les seules personne que j’ai vu dans le monde réel tu vois… je me suis demandée dans quel monde elle vivait. L’air s’était vraiment réchauffé et il avait plu, on sentait l’odeur de la pluie.

La voix grave de M en vocal, elle s’excuse presque de n’avoir pas encore lu Comanche, le jour elle écrit, le soir elle écrit encore, je lui réponds t’inquiète pas, Comanche a dormi pendant cinquante ans, il pourra bien dormir encore un peu.

Dans la vitre le reflet d’un bâtiment en contrejour, le soleil éclairait les nuages, j’aurais dû attendre pour filmer son apparition, j’ai pensé à la fin d’une éclipse.

dépôt légal

Déjeuner à l’Industrie avec Gracia, Juliette, Milène et Philippe, configuration inédite et joyeuse. Nous remontons à pied le canal Saint-Martin, Gracia s’émeut de la beauté à laquelle nous ne prêtons plus attention, je redécouvre la lumière, l’espace ouvert, l’architecture, les arbres.

En remplissant le formulaire en ligne pour le dépôt légal de Comanche à la BNF, l’excitation incontrôlable, l’entrée de mon père dans cette institution c’est une promesse, il ne pourra plus jamais disparaître.

Dans le carton j’ai glissé une trentaine d’exemplaires de Comanche, j’ai pensé à Jo March, je me suis installée au fond du café, les ami.es, les voisin.es sont arrivé.es, je les ai assez vite laissé.es parler entre eux, concentrée à signer les pages de titre sans faire de ratures.

Entendre les cris de la Terre ça veut pas dire l’entendre à distance ça veut dire crier avec la Terre.*

Passage chez Exacompta pour valider les cromalins de la prochaine collection, me réjouis d’entendre la voix de la dame à l’accueil, déformée par l’interphone elle me rappelle celle de Simone Signoret, le sketch du télégramme. La dame de l’accueil on ne la voit jamais, je me demande où elle se trouve, peut être cachée derrière un des miroirs sans tain du hall. Depuis l’escalier je photographie à la hâte le panneau en bois gravé, peur d’être surprise.

Je reçois les scans des photos prises à Nice avec Nina, de nouveau les taches organiques, une pellicule périmée que javais chargée avant de recevoir les résultats de la première. Nous avons mieux maîtrisé la manivelle d’entraînement du film, il n’y a qu’une surimpression, ma petite déception compensée par la redécouverte des paysages traversés avec Nina.

Des publications autour de Comanche sur des blogs amis, des messages, évidement ça me fait plaisir, surtout ça m’aide à prendre confiance dans le texte. Et maintenant tu vas faire quoi ? Est ce que je dois choisir déjà ?

*Isabelle Stengers chez Laure Adler.

une manière d’avancer comme une autre

Dimanche gris, montage pour la lecture collective de La maison de Mues avec les camarades du Tiers Livre, s’atteler au texte pour va-et-vient, broder, renoncer à la gravure faute de lumière, sans doute que je me disperse, une manière d’avancer comme une autre.

Flottement après avoir lancé l’impression de Comanche auprès de l’imprimeur, Roxane m’écrit, une nouvelle étape, sans doute la plus difficile, celle d’abandonner le livre aux lecteurs. Déjeuner avec ma sœur, je lui confie la première épreuve de Comanche, avec sa couverture mal imprimée, tu me diras… à la table d’à côté, un visage presque familier, c’est quand il pose quelques livres à l’attention de son interlocuteur que je reconnais Claro.

Grattoir, brunissoir, pointe sèche, c’est presque une méditation, peu importe l’image qui en sortira. L est revenue, elle imprime des monotypes, toujours un même paysage de montagne, elle me donne envie d’essayer.

M me raconte Camille, l’arrestation pendant la manif, les plus de quarante-huit heures de garde à vue, puis Fleury, deux jours.
Est-ce que vous condamnez les violences ? Est-ce que vous condamnez les violences ? Est-ce que vous condamnez les violences ? Est-ce que vous condamnez les violences ? Est-ce que vous condamnez les violences ? Est-ce que vous condamnez les violences ? Est-ce que vous condamnez les violences ? Est-ce que vous condamnez les violences ? Est-ce que vous condamnez les violences ?

Découvrir la présence d’un cerisier semblable à celui de l’écluse face à l’école maternelle de l’hôpital Saint-Louis convoque la surprise d’il y a vingt ans, ce sera l’école des filles, pourtant elle n’est pas la plus proche de la maison. Surtout ma tante Annie en avait pris la direction au début des années 80, profitant de l’appartement de fonction de la place Albert Camus, elle a définitivement fermé la porte de Corbera, berceau familial depuis 1937.

Place de la Bastille, l’ange se bat avec les nuages. Nina m’écrit de Berlin après sa première journée de travail auprès d’Elif, ça lui a donné des ailes, c’est exactement ce qu’il me fallait. Plus tard elle m’envoie des photographies de l’atelier, impressionnante proximité de leurs univers.

Je reçois une photo d’Arnold prise par Nicolaï, depuis le train qui les conduit à Wuppertal, je ne lui demande même pas ce qu’ils vont y faire. C’est pas Berlin, mais je ne peux m’empêcher de les rapprocher lui et Nina. Sous le ciel radieux, nous allons tous les trois manger des crêpes rue du Transvaal, au retour je signale le cerisier à Philippe, lui non plus ne se souvenait pas de sa présence.

l’apprentissage de l’attente

Relecture de l’épreuve papier de Comanche, redécouvrir la respiration du texte, je trouve encore quelques détails à corriger. Surmonter la déception du défaut d’impression de la couverture, je vais devoir attendre un nouveau tirage. Faire ce livre, c’est faire l’apprentissage de l’attente.

La petite dame enjouée à l’homme qu’elle prend pour un jardinier, félicitations pour l’entretien, ah c’est pas moi, je n’y suis pour rien, il lève les mains comme pris en faute et laisse la dame désappointée.

Je suis partie avec les chants d’oiseaux, j’ai pensé à certains réveils d’Erbalunga. Je traverse le dédale immense de l’hôpital, secteur marron, violet, jaune, j’entends encore la ouate dans la voix de ma tante quand elle disait à Bicêtre. Il me dit ce que je veux entendre, j’ai bien fait de venir, mais le cas d’A était atypique, il m’en parle comme si c’était hier, alors que ça fera dix ans en juin. Puis on m’oublie dans le couloir, je n’aurais pas le temps de passer au cimetière.

Avec quelques ami.es du Tiers Livre au café Pierre, Xavier nous décrit la valise qui contenait les cahiers d’Antonin Artaud, comme elle mettait le bazar sur le compactus de la BNF — les livres y étaient ordonnés par ordre de réception. Dans son souvenir elle se trouve sur une étagère du bas, tout proche du Journal d’un curé de campagne. Sa parole passionnée nous donne l’envie d’un livre.

Notre voisine vient chercher des conseils auprès de Philippe, sa famille possède des cartons entiers de négatifs sur verre d’un grand-père photographe et voyageur, qu’elle voudrait léguer à un fond d’archives. On en a contacté plusieurs, mais on ne nous répond plus, dans la famille on est pressé de s’en débarrasser. Je suis un peu effarée, il doit y avoir des trésors ? oh mais on va garder garder les tirages positifs… nous restons à échanger sur le seuil, à peine ai-je refermé la porte qu’Alice me lance en riant oh toi tu étais un peu jalouse.

Elle interpelle la serveuse, tiens mais vous êtes gauchère, moi aussi je suis gauchère, c’est pour ça que je le remarque. Je raconte à Alice comme petite je rêvais d’être ambidextre, les heures passées à tenter d’écrire joliment de la main gauche, elle m’avoue qu’elle aussi. Le souvenir des changements de mains en séances de modèle vivant, le geste libérateur, dessiner de la main qui ne maîtrise pas.

Elle m’a regardée, j’ai eu l’idée de lui sourire, elle a cru que je l’encourageais, elle s’est approchée et m’a lancé bonjour on est des cathos de la paroisse Saint-Joseph, à côté… c’est bien mais ça ne m’intéresse pas. J’ai voulu photographier les première fleurs du cerisier de l’écluse, je pensai aux conseils d’Angelo à Osaka, laisser le soleil passer à travers les pétales pour restituer la délicatesse de la fleur, mais le ciel s’était chargé qui saturait affreusement les couleurs.

l’obsession des traces

Réveil solitaire, alors que les filles poursuivent l’occupation de la Villa Arson. J’écoute les bruits de circulation, le tram, la voie rapide, les trains. Vérifier la couleur du ciel, prendre quelques photos en attendant Nina. Marche vers le port. L’après-midi retourner au musée Matisse, ne pas retrouver la lumière de la première fois.

Dans ces battements d’avant départ, l’hésitation à entreprendre quelque chose, tu veux aller voir la mer ? On fait un aller retour en marchant vite, pincement au cœur devant les scintillements, ne pas penser à ce qu’on a manqué.

Dans sa chambre, il y a une photo de ma mère accolée à un procès verbal d’infraction — un titre de transport que Nina n’avait pas validé à bord du tram lors de sa première venue à Nice. Sur le papier rose on devine l’empreinte du stylo mais on ne lit plus rien, la faute effacée. L’obsession des traces.

La mère, avec sa beauté de quarante, l’aplomb de sa voix chaude, à sa fille frêle sous la masse rousse des cheveux, regarde les bâtiments regarde un peu les palmiers regarde regarde, l’adolescente au bord de l’exaspération, elle baisse les yeux, chuchote c’est quel arrêt maman ? regarde maman, je te pose une question et tu ne me réponds même pas.

Nous nous retrouvons rue Tournefort, dans un quartier de la ville je connais à peine, mais dans lequel je reviens trois fois en l’espace de quelques semaines. Me traverse l’envie d’explorer méthodiquement la ville, il faudrait faire un plan, s’y tenir, avant de quitter Paris, je n’aime la méthode que sur le papier.

Faire l’inventaire de tous mes moments de joies sous la pluie. Quelles villes, avec qui à mes côtés, sous quel abri. Running on Empty, la fuite en avant, l’anniversaire, River Phoenix sur le fil, Alice tente de me rassurer, ça va bien se terminer.

Elle m’annonce qu’elle arrivera dans vingt cinq minutes, j’ai le temps de faire des madeleines, ça me saute à la figure, la rareté de ces moments, l’attention, l’amour qu’on peut mettre dans ces gestes de cuisine, la révélation de la tendresse que j’ai pour elle.

mélancolie du geste

Nous avons vidé les cartons de livres sur de grandes tables dressées, nous en avons fait l’inventaire. C’était elle qui nous faisait nous tenir là, comme l’écrivait délicatement Arnold, ce fut un jour étrange… Mélancolie du geste, mémoire en nous et avec nous.

Le sac jaune imprimé posé sur ses genoux faisait à la vieille dame comme des bouquets de fleurs.

Elle a ressurgi, je la laisse faire.

Christine Jeanney rejoint L’aiR Nu, nous organisons une rencontre en visio, faute de mieux. Elle nous présente ses minutes papillon, et un projet de sonothèque, ça réveille d’autres désirs, et me donne envie d’être plus active au sein du collectif.

À Marseille je rejoins les voyageurs descendus sur le quai pour profiter de la chaleur. Plusieurs visages du passé m’apparaissent. Comme j’aime la familiarité avec la ville. À Toulon le train se vide encore, je remonte le wagon pour trouver une place du « bon côté », espérant pouvoir filmer bientôt la côte. Elle se fait désirer, et voilà que la nuit est déjà tombée. À la gare de Nice Nina m’attend, j’aime l’inversion des rôles.

Je lance l’épreuve test de Comanche. Le délai me paraît incommensurablement long, le séjour à Nice fait heureusement diversion. Nous partons vers la mer, prenons le café cours Saleya, mangeons une socca vers le port, devenons fleurs au Mamac, parlons comme nous ne le faisons que trop rarement. L’occupation de la villa change un peu la donne, je dors seule chez Nina.

Nous marchons dans les sentiers du Mont Boron, Nina a le Yashica en main. Nous mangeons des ramen en ville. Retour à la villa Arson, cette fois une belle lumière. Nina rejoint ses camarades à l’occupation de la maison rouge, je visite l’expo, filme, photographie. Dans la soirée je retrouve A au Mamac pour une projection de courts-métrages en plein air, après La fleuriste d’Alain Cavalier on abandonne, le vent est glacé. Je dîne chez A, Nina passe la nuit à Arson.