yashica #2

Nina vient me chercher à la gare, en voisine, pose ses bras sur mes épaules. En entrant dans son appartement je ne peux m’empêcher de penser à ma mère. Déjà dans la cage d’escalier de l’immeuble je retrouve l’odeur de pierre lavée et d’encaustique que j’associe toujours à ma mère. Puis, à l’intérieur il y a les murs blancs, la courbe qu’ils forment en rejoignant le plafond, il y a les tomettes aux sols, les persiennes qui me rappellent le dernier appartement où elle a vécu à Bastia, qui font de cet appartement un lieu familier. Au matin la lumière et la vision de la mer au bout de l’avenue me ramènent aussi à Bastia. Dans sa chambre Nina a fixé près de la fenêtre un petit portrait de ma mère, très jeune, elle a peut-être l’âge de Nina aujourd’hui. Il y a la présence des cendriers. Il y a les jeux de tarots. Il y a que je me retrouve dans la situation de la mère en visite chez sa fille, à dormir chez elle, et que je peux compter sur les doigts d’une main les rares fois où c’est ma mère qui est venue me rendre visite. Les jours suivants on emporte le Yashica au mont Boron, puis à Arson, puis dans dans l’appartement, on a du mal à l’utiliser, je finirais la pellicule sur le canal Saint-Martin. Je reçois les scans, il y a beaucoup moins d’accidents, mais à nouveau les taches viennent perturber l’image — c’est la dernière pellicule périmée que j’avais chargée dans l’appareil avant d’avoir les résultats de la première, sans l’effet magique des surimpressions je trouve les taches trop présentes. Je suis un peu déçue, me remémore rapidement le hors-champ de ces photographies. Sur le mur une marelle de photographies minuscules, peut-être une planche contact qu’on a découpé, les angles se recourbent, on sent la chaleur, parfois c’est la nuit, on devine des vieilles bagnoles, ce doit être la Grèce, sur l’une d’elle le sourire radieux de Nina alors qu’elle se baigne — elle qui dans l’enfance avait peur de l’eau —, puis l’appartement ensemencé de fleurs de papiers, sur les murs de la chambre, sur les carreaux de la salle de bains, de la cuisine, et les plantes véritables qui lèchent les tomettes, puis les franges soyeuses de l’abat-jour, il y avait presque le même chez ma mère, sauf que les franges étaient dorées, j’adorais les faire glisser sur le dessus de ma main en attendant son retour, c’était une caresse rassurante, puis la tendresse du chat, parce qu’il est comme ça le chat, il en réclame toujours, elle dit que c’est trop mais je découvre la fermeté de son museau contre mon nez et je lui assure que c’est délicieux, puis la cuisine qu’elle prépare avec ses gestes de chef — elle a vu faire ça où ? elle hausse les épaules, mais ça lui fait quand même plaisir, puis les bougies qu’elles transforment avec C en sculptures dégoulinantes sur le balcon, puis dormir seule dans sa chambre, écouter la circulation, les voitures, les tram, les trains, et toute cette lumière, m’inquiéter de la qualité de son sommeil, puis cette manière qu’elle a de prendre le contrôle, de nous diriger dans la ville, la bonne terrasse pour le café, les meilleurs ramen de Nice, les chemins secrets de Boron, puis les pins parasols, les vidéos et l’alarme de la villa Arson, madame en fait il faut sortir, puis l’amie gracile, le visage enveloppé d’un foulard, leurs nez froncés dans des sourires gênés, puis la lumière colorée à travers les perles du rideau confectionné par C, puis une dernière fois la mer iridescente, puis cette distance trop soudaine depuis le wagon du TGV.

Yashica #1

J’ai acheté le Yashica sur un coup de tête, pensant un premier temps l’offrir à Nina, elle préfère aux appareils numériques les outils analogiques, le rapport au temps qu’ils installent. Je lui ai demandé ce qu’elle en pensait, comme moi elle était un peu intimidée par l’objet. Nous vient l’idée de l’utiliser en partage, lors de nos voyages, ou pour un projet particulier, voire une création à quatre mains. Quand je l’ai reçu, j’ai été surprise par le poids et le volume de l’appareil, pas l’objet qu’on attrape au moment de sortir en se disant qu’on va peut-être faire une photo. Il m’a fallu des mois avant de me décider à l’utiliser enfin, sous la pression de Nina m’annonçant son prochain séjour à Paris. Après avoir chargé une pellicule noir et blanc 400 ASA périmée depuis quelques mois, je photographie la cour de mon atelier pour le prendre en main, apprivoiser la visée en miroir, m’assurer que le déclencheur fonctionne. Je confie l’appareil à Nina dès son arrivée. Elle utilise la moitié de la pellicule et a l’impression que le compteur de vues s’est bloqué à plusieurs reprises, elle repart déjà à Nice. Je prends la suite, photographie des arbres, des reflets, des immeubles. Je dépose la pellicule au labo auprès duquel Nina a l’habitude de déposer ses films, espérant recevoir les scans avant mon prochain voyage à Nice où je dois la retrouver bientôt.

Je reçois les scans par mail dans le train qui me conduit à Nice, je les fais suivre à Nina, à mon arrivée nous découvrons ensemble, médusées, nos images accidentées. La pellicule s’est en effet bloquée et a parfois été exposée plusieurs fois, le film s’est couvert de taches et marbrures à l’aspect organique. Le noir et blanc, la superposition des vues, les altérations, donnent l’impression que les photographies nous parviennent d’un autre temps. La ville s’amplifie, se métamorphose, se creuse de paysages multiples. Elle devient un écran où se superposent de l’eau, des nuages, des visages, des architectures, des arbres, des lumières. Elle est mouvante, sans doute la difficulté à trouver l’horizontalité au moment de faire le cadre. On essaye de reconnaître dans les surimpressions les lieux que nous avons l’une et l’autre photographiés. Les murs d’une chambre se couvrent d’eau. Un visage apparaît sur les bâtiments de la cour de mon atelier. Des arbres surgissent d’un crâne. Ce qui me touche, au-delà de l’étrangeté de ces photographies, c’est que Nina et moi soyons réunies dans ces lieux que nous avons photographiés à des moments différents — la ville, ses parcs, l’appartement — ces lieux où nous avons vécu, ensemble.

Le parc des dimanches d’été, la chaleur, les pique-niques, les tissus jetés sur l’herbe, un territoire d’enfance. En bas la petite rivière, sœurs aux pieds menus, les pierres fraîches qu’on se colle sur la joue, les secrets confiés à l’herbe, des cabanes fragiles, des châteaux, des éclats, les aveuglements, le soleil en partage. Des failles, des choses qu’on ne voyait pas, derrière la place un autre paysage, une direction imprévue, les grands arbres­­­, les arbres devenus immenses qui dessinent une forêt. L’ange dépassé. Des images comme des rêves. Un arbre chante, il est entré dans ma tête. Une injonction à la consolation. La chambre vide, le désordre du lit, les draps, la lumière dans les voiles. Sur les murs je vois des vagues, c’est la mer entendue dans l’enfance. C’est la maison à laquelle tu as renoncé parce que tu as rêvé qu’un tsunami l’engloutissait. Je me demande encore quelle aurait été notre vie si nous l’avions achetée. Les nuages frottent les arbres nus, des indices, un tremblement, la duplicité des branches. Des choses qui flottent dans une nuit blanche, le sommeil partagé compté sur les doigts d’une main — trois nuits, tenir la peur à distance. Fouiller les images, convoquer les heures, la température de l’air, le bruit du vent, la parole des pierres. Des lumières, qui ne seraient ni le jour ni la nuit.

bercer l’air de la nuit

Erbalunga, juin 2021

comme un coup de dés au moment d’appuyer sur le déclencheur agiter l’appareil bercer l’air de la nuit en approche le flou des lumières en lances folles diluer le bruit des arbres dans la mer dans le ciel secouer le paysage comme on secouerait une boule à neige ce serait un petit tremblement de terre silencieux et sans conséquences

aube

j’ai voulu photographier l’aube d’été
c’était déjà l’aurore
toujours le même éblouissement
le même feu
ne te fie pas aux couleurs
il y avait du bleu dans le ciel
et la mer n’était pas ce métal lourd
il y avait du rose dans le ciel
et la mer était bleue
il y avait un vent frais
le soleil était doux
ne crois pas au feu, ni au silence
à l’aube les oiseaux sont furieux