are you ladies lost ?

Après la frustration à Oxford — les floraisons du jardin botaniques et notre marche sur l’Addison’s walk du Magdalen peinent à nous faire oublier les groupes de touristes à l’entrée des collèges popularisés par Harry Potter, nous arrivons à Alton. Pour rejoindre la maison de Jane Austen à Chawton il faut parcourir quelques miles, quitter la ville, emprunter un court passage souterrain pour passer sous la route nationale qui file dans le Dorset. Me reste l’impression que ce tunnel est un passage entre deux mondes, deux temporalités. On marche sous le ciel d’été, le long de Winchester road bordée de cottages et jardins coquets, le temps s’arrête.

Avant d’entrer dans la maison on traverse une petite dépendance, on peut y jouer, dessiner, écrire à la plume. Dans un coffre s’emmêlent robes et chapeaux à la mode de, des petites filles se déguisent et courent dans le jardin, je les envie un peu, même si je n’ai jamais rêvé d’être une héroïne de Jane Austen — je ne l’ai même jamais lue. Le cottage en briques appartient au domaine dont Edward, le frère de Jane, a hérité d’un cousin. Il y installe sa mère et ses deux sœurs à la mort du père, Jane s’y consacre à l’écriture jusqu’à la fin de sa vie. On flâne dans un silence religieux, les pièces sont baignées d’un air doux et lumineux, dans la salle à manger sur la table couverte d’une nappe blanche, le thé est prêt à être servi dans sa porcelaine bleue et or. Dans la même pièce, étrangement coincée sur le côté, la minuscule table à trois pieds où auraient été écrits Mansfield Park, Emma et Persuasion. «Elle veillait à ce que son occupation ne soit pas suspectée par des domestiques, des visiteurs ou des personnes extérieures à sa propre famille. Elle écrivait sur de petites feuilles de papier faciles à ranger ou recouvertes d’un papier buvard.», J.Edward Austen-Leigh, Mémoires de Jane Austen. Sur les murs les papiers peints ont été reconstitués d’après des fragments anciens — reconstruire des motifs, un travail que j’aurais adoré, il y a de ça dans ma pratique professionnelle. Dans les chambres à l’étage, une collection d’objets ayant appartenu à Jane, un châle en mousseline, des bijoux, un étui à aiguilles en carton peint. Sur un lit à baldaquin aux proportions anciennes, un bonnet de coton, un éventail, une robe étendue, la mise en scène est un peu appuyée, mais les chuchotements des visiteurs, la lumière, la merveille de patchwork cousu à petits points par Jane, sa sœur et leur mère, m’inspirent une sorte de béatitude.

C’est seulement la veille de la visite chez Jane qu’on a découvert l’existence du manoir élisabéthain d’Edward, à quelques pas du cottage. Il abrite une bibliothèque exceptionnelle, avec collection historique de littérature féminine en anglais, des manuscrits et des éditions rares y sont conservées, incontournable. À l’entrée une guide nous raconte posément l’histoire du manoir, affirme la présence de Jane dans les lieux, nous invite à nous asseoir autour de la table du séjour. Mais dans l’immense salle à manger ce qui nous attire ce sont les rideaux damassés rouges devant les embrasures, on s’approche. En découvrant cet endroit où se cacher pour lire me revient l’incipit de Jane Eyre , tandis qu’un papillon s’épuise contre la fenêtre.

Dans le hall, parmi d’autres figures d’écrivaines, le portrait de Georges Sand, sa présence ici nous touche, c’est comme retrouver un portrait de famille. On demande à voir la bibliothèque, la jeune femme de l’accueil prend un trousseau de clefs dans un tiroir, ouvre le sanctuaire, la lumière est tamisée, l’hygrométrie et la température sont contrôlées, dans l’air le parfum de vieux livres. On peut s’approcher des ouvrages, on n’a pas le droit de prendre de photo, têtes penchées on s’amuse de découvrir les traductions de madame de Lafayette. On devine la jeune femme tiraillée entre le poste qu’elle a abandonné et nous surveiller, elle ne retient pas un sourire de soulagement quand on la remercie. On quitte le manoir, visitons l’église, traversons le jardin immense, on prend notre dernier cream tea chez Cassandra — aussi bon que dans le Devon, on reprend la route, on longe les champs tiédis, on s’émeut des moutons rassemblés sous l’ombre d’un tilleul. Me revient mon goût de l’Angleterre, depuis l’enfance, transmis par le grand Jacques, entretenu par les paysages où j’ai grandi, les amis de Jersey qui traversaient un bras de Manche en bateau pour venir nous voir, cette langue et cet accent qui me fascinaient, la drôle de petite Alice, la courageuse Jane Eyre. On hésite, le chemin qu’il nous semble avoir emprunté à l’aller est signalé comme une impasse, un homme s’approche de nous, avec un accent idéal nous demande Are you ladies lost ?

sur les terres des Brontë

Windermere — enfin. Le nom du village fait rêver, mais c’est seulement le point de départ de notre pèlerinage sur les terres des Brontë. On a rendez vous avec le guide à la gare, je ne sais pas si c’est l’excitation mais au moment de sortir de notre chambre impossible d’ouvrir le verrou, j’étais déjà en train de téléphoner à la propriétaire en panique à l’idée de rester enfermée dans cette chambre alors que nous avions eu tant de difficultés à rejoindre Windermere, quand Alice finit par y arriver, on sera bonnes pour un grand fou rire. Deux Américaines et une Sud Coréenne sont déjà au point de rendez-vous, notre guide arrive, s’excuse de n’être pas l’expert attendu, la personne qui habituellement commente la visite est souffrante, il a l’habitude de l’accompagner, fera de son mieux. Nous récupérons un jeune homme de Manchester à la gare voisine, on aura pour lui une tendresse particulière — le guide nous dira en aparté qu’il est rare qu’un homme fasse la visite si ce n’est pour accompagner sa femme — le jeune homme se présentera comme un inconditionnel de Charlotte et ne lâchera pas son volume de Jane Eyre durant la visite.

Nous traversons la campagne, Lancashire et Yorkshire, pas de lande désolée mais des prairies vertes et arborées, des moutons paissant, l’été éclaire la nature comme jamais, nous n’aurons pas besoin de la veste de pluie recommandée par le guide. Nous enchaînons les découvertes tout en échangeant sur la fratrie, Charlotte ressort toujours victorieuse du petit sondage, qui est votre Brontë préférée ? À Cowan Bridge, l’ancienne école des Brontë, devant la porte un panneau private décourage les curieux, on est là devant le “Lowood” de Jane Eyre. À Wycoller, on déambule dans les ruines gothiques du manoir qui inspira la demeure de Rochester, on s’assoit autour de la cheminée, on convoque nos souvenirs de lecture. On aperçoit des fermes, des moulins, modèles probables de la demeure d’Heathcliff, ou encore de Thrushcross Grange. On devine les chemins à travers la lande empruntés par Charlotte et Emily, on ne s’attarde pas, on a seulement le temps d’imaginer les silhouettes des deux jeunes femmes marchant le long des murets de pierres.

Haworth. On repère rapidement le Bull Inn où Branwell s’ennivrait, l’Apothecary où il se fournissait en drogue. Nous nous approchons du presbytère, un petit jardin le sépare du cimetière. Le guide s’empresse de nous montrer des gravures anciennes représentant les lieux à l’époque des Brontë, pas d’arbres pour masquer le cimetière, tout semblait plus désolé, les fenêtres donnaient directement sur les tombes, les occupants succédant aux Brontë ont fait planter des arbres. Nous entrons dans la maison devenue musée, la drawing room, où les enfants Brontë inventent royaumes et empires, le piano droit, les poèmes d’Emily posés sur un petit tabouret qu’elle emportait lors de ses promenades sur la lande, elle s’y asseyait pour écrire ou réfléchir. La chambre/atelier de Branwell, le lit en désordre, les accumulations d’esquisses. Les livres minuscules fabriqués par la fratrie créatrice, les dessins, la robe en soie rayée attribuée à Charlotte, émouvant ce que les vêtements révèlent de la corpulence de qui les porte, Charlotte devait faire à peu près ma taille.

Puis l’église, pas celle que connurent les Brontë, elle a été entièrement reconstruite, mais un cénotaphe provenant de l’église originale, les noms des enfants et des parents, leurs dates de naissance et mort, une litanie terrible d’also , avec parfois seulement quelques mois d’écart, Maria la mère, puis Maria la fille, Elizabeth, Branwell, Emily, Anne, Charlotte, puis le père qui survécu à toute la famille. Les corps reposent dans la crypte sous l’église, sauf celui de Anne enterrée à Scarborough où elle morte en cure, Charlotte qui l’accompagnait a préféré éviter à son père le traumatisme d’un nouvel enterrement.

La visite s’achève au cimetière, les pierres tombales se dressent les unes contre les autres, saturant l’espace, les pierres saturées à leur tour des noms et prénoms gravés de familles décimées en une année à peine — on mourrait à Haworth, sans doute empoisonné par l’eau qui avait ruisselé à travers le cimetière. La voix grave de notre guide s’est tue brusquement, il a tout du long ménagé ses effets, je me suis laissée prendre, oubliant de photographier les lieux, parfois découragée par la lumière. C’est là l’endroit le plus triste et sombre de la visite, je pense aux petits Brontë confrontés à la mort dès l’enfance, à la mort qui les regardait déjà depuis le cimetière.

Birmingham, l’imprévu

L’itinérance est à la fois drôle et fatigante, on se familiarise avec la géographie du pays, les usages, on improvise. Les cheminots anglais nous ont bien aidées, bloquant tous les itinéraires possibles de Paignton à Lancaster. Nous corrigeons la trajectoire en décidant de nous rendre directement — avec trois changements tout de même — depuis Paignton à Windermere. Mais les trains du jour suivant sont à leur tour annulés, on finit par trouver un bus pour Birmingham — six heures — plus deux trains le surlendemain pour arriver à Windermere — pas question de louper la journée avec guide pour la visite du Brontë Parsonage et de ses environs. Deux nuits d’hôtel perdues dans la bataille, un moindre mal.

Après les longues heures de bus trop climatisé nous sommes assommées, renonçons à visiter la ville, dînons indien, délicieux, juste à côté de l’hôtel. Je glane quelques infos sur Birmingham dont je n’ai qu’une vague représentation, ancrée à l’ère industrielle. Une petite matinée pour traverser la ville effervescente qui accueille les jeux du Commonwealth, jeter un œil à la cathédrale, aux bâtiments gothiques que je ne sais pas photographier, aux canaux lessivés sous un ciel plat. Dans la ville des personnes avenantes nous apostrophent gentiment, l’accent local ne nous déstabilise pas trop. On trouve un petit salon de thé indien perdu entre des immeubles modernes, Alice boit un chai, je mange un porridge. Une bonne heure devant nous, nous nous décidons pour la bibliothèque — la plus grande du Royaume-Uni — une exposition de cartes et plans nous fascine, n’avons pas accès à la memorial room Shakespeare, ni au jardin secret, la faute aux jeux. On devine que la ville mérite le détour, mais on passe à côté, le temps contraint, la lumière maussade, l’envie désormais de rejoindre Windermere.

Greenway, le cœur n’y est pas

Trois ans se sont écoulés entre la remise du bon pour un voyage sur les traces de tes autrices anglaises préférées le soir de ses vingt ans et la réalisation dudit voyage, qui nous conduit aujourd’hui dans le Devon pour découvrir Greenway, résidence d’été d’Agatha Christie. De Paignton prendre un train à vapeur jusqu’à Kingswear, traverser le Dart pour embarquer à Dartmouse et remonter le fleuve au pied de Greenway. J’aime comme son visage s’éclaire devant le train aux allures anciennes, elle a gardé une certaine tendresse pour le détective à petite moustache. 

En montant à bord du Christie Belle, une hésitation, bâbord ou tribord, de quel coté du fleuve se dressera la maison ? En prenant mon téléphone pour vérifier le plan, un message d’Arnold s’affiche sur l’écran qui m’annonce la disparition d’Anne-Marie. Oh non. J’aurais voulu retenir ces deux mots. J’ai si souvent pensé à elle en organisant le voyage, son admiration pour Virginia Woolf, sa tendresse pour Jane Eyre, j’ai imaginé nos dialogues quand je lui enverrai des images depuis nos itinérances. Me reviennent ses emportements passionnés durant les cours de français, sa façon de s’absenter à la fin d’une phrase, de revenir et de nous éclairer de sa découverte, me revient un mot tendre dont elle m’avait enveloppée pour me consoler lors du voyage en Hollande, et le bonheur de la lire — a t’elle jamais su combien Dans la pente du toit et Photos de familles m’ont accompagnée quand je me lançai dans Comanche ? Alice lui a écrit il y a quelques jours comme elle avait retardé la lecture de Pense à demain ne voulant pas quitter les personnages. Anne-Marie Garat était présente depuis le début du voyage, maintenant elle ne nous quitte plus, maintenant nous remontons le Dart vers Greenway, le cœur n’y est pas.

Il y a aussi que j’ai sans doute moins d’attirance pour Agatha que pour toutes les autres. Pourtant la maison surgira au-dessus des arbres, et la beauté des hortensias, et la densité verte du fleuve et des chemins m’envoûteront. Dans la maison je suis ailleurs, j’attrape les commentaires des fans qui posent les bonnes questions, je prends peu de photographies, j’admire les chardons posés sur les chaises et fauteuils avant de comprendre qu’ils sont une délicate manière de nous empêcher de nous asseoir. Ce qui me touchera le plus c’est la photo de famille, sa coloration fanée, prise devant la maison. On se régale d’un cream tea, puis on reprend les allées qui serpentent autour de la bâtisse géorgienne, on visite les serres, le cimetière des animaux, on découvre le terrain de tennis, Alice reconnaît précisément tous les lieux qui ont inspiré l’autrice.

Le soir à Paignton nous grignotons au pub du coin, les supportrices entonnent un fervent God Save the Queen, nous rentrons au B&B, on suit vaguement le match en bouclant les valises, les Anglaises battent les Suédoises, on aurait dû rester au pub. Un message de Philippe, chaque fois qu’il est passé devant la bibliothèque de l’entrée, à la maison, ses yeux ne pouvaient s’empêcher de croiser les titres des livres d’Anne-Marie, il a pensé à elle toute la journée, Difficile de travailler dans cet état de flottement et de tristesse lasse — je déteste brusquement cet éloignement.

Paignton, désolation

Dans le train pour Exeter une mère et sa fille nous font face, la fille doit avoir mon âge. La mère inquiète pose trop de questions à la fille qui la réduit au silence à coup de Je ne sais pas, Ça ne change rien de savoir, Quelle importance ça a. La vieille se résigne, son beau visage se ferme, j’y retrouve l’expression de ma tante chérie, une même acuité du regard. Trop excitées pour lire ou écrire, nous jouons au pendu en piochant des mots dans Les Vagues. Changement à Exeter pour la Riviera Line, dans le compartiment cinq jeunes hommes aux voix fortes, leurs discussions animées dont ne saisissons que quelques bribes, leurs physionomies et leurs allures résolument différentes nous interrogent sur ce qui les relie, nous n’aurons pas de réponse.

Je ne me souviens plus comment on a atterri à Paignton, la ville était probablement indiquée comme point de départ idéal pour l’accès à Greenway en transports en communs. En parcourant les quelques centaines de mètres qui séparent la gare du B&B on devine la désolation. Nous posons nos valises dans la chambre mansardée et filons arpenter le bord de mer — en relisant cette phrase je pense aux aventures d’Alice Roy dévorées entre 10 et 12 ans, mais je ne saurais l’écrire autrement. Le ciel est un peu couvert, le sable est rouge qui colore étrangement les vagues s’échouant sur la plage. J’avais oublié l’existence des memorial benches, les plaques gravées et leurs messages tendres me donnent des envies de détournement. Devant les cabines de plage aux portes colorées on voit des familles pique-niquer d’aliments sous vide, ou des couples de vieilles amies savourer un thé — où l’on découvre que même les cabines de plage sont équipées de l’indispensable bouilloire, comme dans toutes les chambres d’hôtel et autres bed and breakfast du pays.

On dîne d’un fish and chips trop copieux, on retourne vers le pier. Je me raccroche à l’esthétique désuète du lieu pour faire quelques photographies. Du bout de la jetée on observe la côte, on repère des façades colorées, il n’y a que ça qui attire l’oeil, il faudrait aller voir de plus près. Le jour baisse, on rebrousse chemin, frayant entre les familles qui déambulent hagardes entre les jeux trop bruyants et les odeurs de beignets. Un goéland se jette sur le cornet de glace d’un pauvre type qui se met à jurer, c’est la deuxième attaque du genre à laquelle nous assistons depuis notre arrivée.

On se rapproche de la fête foraine de l’autre côté de la route qui longe la mer, on avance au milieu des manèges à sensations qui nous donnent la nausée, parfois ils tournent presque à vide, ça file un cafard monstre. J’avais totalement occulté la réalité sociale du pays, je n’avais pas imaginé la tristesse des stations balnéaires de la Riviera anglaise — enfin de Paignton, les autres on n’aura pas le temps de les découvrir. Le lendemain soir au retour de Greenway le ciel sera radieux mais ça ne changera rien.

Charleston Farmhouse

On se décide pour une visite de la maison de Vanessa Bell à Charleston. À la gare de Lewes il y a toujours un taxi pour vous y conduire, on s’assure du prix de la course, le chauffeur s’amuse de notre accent. En nous déposant  devant la maison il prend le temps de nous recommander une promenade, on a un peu de mal à suivre les indications qui se succèdent, Ce sera aussi une façon de sentir l’âme de Virginia, nous voilà démasquées.

Devant la maison — comme à Monk’s house, une mare, des nénuphars, une serre, un jardin. De nombreux échos entre les lieux, mais Charleston paraît plus excentrique. Ici — comme à Monk’s house, nous entrons dans la maison par petits groupes. Les murs, les rideaux, les tables, les fauteuils, la vaisselle, tout est prétexte à peinture. Même les montants des bibliothèques — dont celle de Clive Bell emplie de livres français — sont couverts de motifs. La maison est un tableau vivant que nous traversons émerveillées en imaginant le mouvement d’alors, les guides ne manquent jamais de nous rappeler la présence d’un membre du Bloomsbury group.

Le studio-atelier de Vanessa est le point d’orgue de la visite. Sur une table une mise en scène désinvolte de tubes de peintures, flacons d’huiles et térébenthine. Sur les murs des portraits de familles — celui de Virginia à la cigarette par Vanessa. De nombreuses photographies — on retrouve Virginia et Léonard, Clive et Vanessa Bell, leurs enfants, Duncan Grant, Roger Fry, Lytton Strachey, John Maynard Keynes, E.M. Forster, T.S. Eliot… Nous nous arrêtons devant un tableau peint par Duncan Grant. Une bénévole s’approche de nous, se réjouit de nous raconter en français la liaison supposée entre Duncan et le jeune Paul Roche qui lui sert de modèle — démentie bien des années après par une des petites filles de Grant, Mais cette pose très suggestive ne laisse pas de place au doute n’est ce pas ? Autour de nous le groupe circule qui ne comprend sans doute pas cette anecdote à l’allure de confidences. 

La porte du studio ouvre sur le jardin, où l’on nous invite à flâner tant qu’il nous plaira, nous renonçons à la promenade suggérée par le taxi, nous préférons laisser couler le jour ici, à ne rien faire, seulement regarder les chardons osciller sous le vent, nous asseoir sur le banc devant Charleston House, contempler la mare aux nénuphars, prolonger l’illusion que cet endroit nous appartient un peu.

le voyage anglais, Monk’s house

Bon pour un voyage sur les pas de tes héroïnes anglaises, c’était un cadeau fait à Alice pour ses vingt ans, enfin on y arrive.

Quelques heures après la traversée du pont Lafayette, nous sommes à Lewes, nous attendons le bus pour Rodmell où la petite vieille évoque la ferme qu’elle a eu autrefois, Mais tout a changé. Nous avons posé les valises à la roulotte louée pour la nuit, et sommes arrivées devant Monk’s house, là où Virginia Woolf a écrit une majeure partie de son œuvre. Là où avec Léonard ils finissent par se réfugier après qu’un bombardement ait endommagé l’appartement de Londres. Un peu en avance pour la visite, nous découvrons le jardin immense, les pommiers, un potager, l’étang, les étendues d’herbes où on peut s’installer comme chez soi, trois jeunes filles goûtent le jour bleu dans les transats mis à disposition.

Nous entrons, avançons par petits groupes dans la maison aux murs colorés qui nous font oublier les lambris blancs de la façade. Dans chaque pièce un bénévole amoureux nous raconte les aménagements successifs, le fauteuil préféré de Virginia, les livres qui envahissent la maison, les visites de T. S. Eliott, E. M. Forster, de sa sœur Vanessa, Duncan Grant… Il y a des tableaux, des portraits, des esquisses, des lettres, des bibelots posés sur les cheminées, temps figé, la veille encore on se réunissait à Monk’s house.

En entrant dans la chambre de Virginia l’impression que les voix s’amenuisent, peut-être la peur de réveiller les fantômes. Dans cette chambre Virginia n’écrivait pas, se reposait, recouvrait ses livres de beaux papiers pour calmer ses crises de migraine. On ne visite pas l’étage.

Dans le jardin, l’abri construit par Léonard, A Room of One’s Own. Sur le bureau une mise en scène de désordre — qu’elle aimait — avec des papiers chiffonnés. « Comme j’aimerais — je me disais cela pendant la promenade en auto cet après-midi — écrire de nouveau une phrase ! Que c’est merveilleux de la sentir prendre forme et se courber sous mes doigts ! Depuis le 16 octobre dernier, je n’ai pas écrit une phrase qui fût neuve. Je n’ai fait que recopier et taper à la machine. Une phrase dactylographiée n’est pas tout à fait la même. Pour une part, elle est faite de quelque chose qui existe déjà. Elle ne jaillit pas toute fraîche de la pensée ». Par la fenêtre qui fait face à la chaise de travail on voit le mont Caburn, à l’arrière des herbes envahissantes ondulent sous le vent.

Le lendemain nous sommes parties à pied vers Southease, frissons en passant au dessus de l’Ouse — elle aurait traversé les champs, personne n’a aucune idée de l’endroit où elle s’est noyée. À la gare nous retrouvons les trois jeunes filles croisées la veille au jardin, puis au pub, elle, que j’ai photographié à la sauvette parce que je lui trouvais une certaine ressemblance avec Virginia.

glissant mes pas dans les tiens

Premiers repères depuis notre terrasse à Keramikos, le gris du ciel, l’élégance du chien aux yeux vairons, l’omniprésence des chats, le parapluie qui fatigue le bras, Exarchia, penser à Nina et à Berlin.

Les bras surgissent, se tendent, les familles se photographient devant les colonnes, et ceux là — un couple et deux femmes qui s’étaient rencontrés la veille — se retrouvent, s’étonnent de cette coïncidence, Amazing ! Il se met à genoux devant elle, Oh my God, une des deux femmes filme la demande en mariage, son amie glousse.

Le Pirée à l’heure dite, une heure d’avance qu’il va falloir tuer. Le bateau de neuf heures s’éloigne. Un jeune couple sur le quai par ailleurs désert, brefs échanges pour se rassurer sur le prochain départ. Nous nous décidons pour un café à l’extérieur du port, à notre retour le couple a déserté le quai, remplacé par deux anglaises beaucoup plus âgées, on se rassure encore. En montant à bord, l’odeur de fioul et le tangage me soulèvent le cœur.

Nous avons fui l’animation du port à Hydra, nous avons longé la côte, nous avons battu la campagne, nous avons effrayé les chevaux, nous sommes montés au monastère du prophète, le souffle m’a manqué, au retour nous avons retrouvé la maison de Leonard Cohen. Le lendemain Philippe m’a dit qu’elle appartenait à ses descendants, j’étais gênée d’avoir regardé à travers la vitre.

La déception devant l’Olympiéion recouvert d’échafaudages, nous poussons jusqu’au stade des Panathénées, impressionnant, photogénique, mais la vie est ailleurs. La nuit est tombée, derrière les arbres une belle lumière éclaire le mouvement des branches agitées par le vent. Nous nous approchons, les chats se cherchent, nous nous surprenons à les observer longtemps.

Je vois passer une phrase sur les réseaux, Le monde est vraiment dégueulasse. Ce que j’oublie ici, hors du temps, hors du monde. Pourtant la ville est fracassée, effondrée, elle n’en finit pas de restaurer ses ruines millénaires, elle ne ressemble à rien de ce que j’avais imaginé, je suis toujours perdue, glissant mes pas dans les tiens, et j’oublie le monde.

Il y a un musée d’art contemporain pas très loin de notre logement, je suis très attirée par le titre d’une exposition Emptying my parents’ house, une exploration de la mémoire de ses parents par l’artiste, je m’emballe. Devant les œuvres figées, des photographies à la chromie saturée, très léchées, devant cette recherche de perfection je suis terriblement déçue.

Nous retournons à Exarchia, j’ai l’impression que cette ville où Nina est venue avant nous — à deux reprises — lui appartient un peu. Je cherche les paysages qu’elle a photographiés, je ne les retrouve pas. Sans doute que je la cherche un peu, aussi.

Au cours du voyage j’ai ouvert un carnet de voyage sur YouTube, des plans sans doute un peu trop rapides, montés dans l’ordre de filmage, le son brut, c’est sur ma chaîne (oui) :

de la terrasse

Chaque matin la même lumière, le même éblouissement, le même feu. C’est l’aube d’été ouverte par les chants d’oiseaux — le bruit inouï qu’ils peuvent faire quand le ciel est encore sombre, marine, d’encre — l’horizon s’éclaire à l’est par un élan du jour. Au sud la nuit résiste, la terre est toute petite. Un ruban rouge s’épaissit au ras de la mer, soulève la masse grise des nuages : l’aurore. Au loin des silhouettes de cargos, une chose guerrière, une menace.

C’est un jour calme, limpide, hypnotique, le soleil déjà tiède, suspendu dans l’air sec, la mer étale. Il y a une lumière venue d’ailleurs, surnaturelle, ardente, qu’on croirait déboulée du soir, de l’or en suspension au-dessus de l’horizon. L’eau elle même semble alourdie de chaleur, sa brillance de rayonne surexposée, son parfum de peau ambrée. Ici monte un air moite, indolent, le temps s’arrête. Ici oublie la fin du monde. 

Le ciel vaporeux, trop clair, délavé d’un soleil haut / blanc /aveuglant. L’île d’Elbe dresse au lointain sa roche cobalt. Là où la terre rencontre l’eau, monte une brume légère, tremblante. Sous le soleil un écran de mica. Surgissent les silhouettes fragiles de fantômes endormis, attendre leurs chants. L’ombre effilée d’un nuage, sa marbrure froide sur la mer lisse, une ligne de sable ensevelit les drames.

Le vent s’est levé, un fort libecciu. Depuis deux jours il chante, il charrie une odeur fraîche de large. Il s’approche de la mer, la caresse, la froisse, il la creuse comme une mémoire. Il fraye, il ouvre, il dénude le ciel, l’allège de nuages, le durcit de bleu. Il réveille la netteté des vagues, leur intensité d’aigue-marine, leurs ourlets d’écume. Il éclaire la côte d’Elbe, les pierres. Le vent ouvre les plis.

Dans le jour restant, dans la lenteur du soir, le maquis exhale la chaleur d’été en bouffées âcres. Le soleil passe derrière les monts, on sent le premier fraichissement. À l’est le bleu du ciel s’estompe dans les nuages, se gorge de tourbillons rose tendre, un crépuscule de papier buvard. L’Elbe mauve flotte sur l’eau dormante, drapée de sa gaze transparente. Au sud une langue de terre s’illumine, les roches replient en silence pendant que la nuit tombe.

Ça a commencé par une nuit soudaine, un air trop lourd, les nuages se sont chargés de carbone, une tempête de cendres s’est levée au dessus d’Elbe, lointaine et silencieuse, le ciel eut l’air de s’effondrer en dedans, la foudre a griffé l’obscurité, des feux se sont allumés dans les déchirures, ils ont éclairé la nuit d’un chaos grandiose, on ne voyait plus la mer.

Le ciel et la mer dissolus dans les ténèbres, le vent tombé, le ressac plus proche. L’étrangeté d’un frémissement orange sur l’horizon, une apparition. Un temps on ne comprend pas ce que c’est. Il faut sa lente ascension, il faut qu’elle reprenne sa couleur froide de lune, il faut qu’elle diffuse son halo pâle. Il faut son reflet comme une voie sur la mer plate, il faut alors guetter les ombres.

Texte écrit sur une proposition de François Bon, dans le cadre de l’atelier d’été

jusqu’au jour tiède

Erbalunga

à l’hôtel Mattei, recroquevillée sur un lit de camp, la nuit tapie dans les angles, la litanie de cauchemars à voix haute de l’aïeule

sur l’avant-bras l’empreinte des vagues du velours vert et rassurant, le nez réfugié dans le pli moite du coude

un vrai silence, un silence de doutes, d’ombres, puis le bruissement du peuplier, le vent se lève qui fait claquer les filins sur les mâts, l’impression confuse que l’endroit est hanté 

accrochée à la clarté du phare, son balai lent qui veille, l’odeur rance des armoires en tissu plastifié

une chambre hors du temps, minérale, froide comme une église, malgré les couches de vêtements les chaussettes superposées le poids lourd d’une couverture de laine rêche, le froid

un parfum de bois chaud dans la soupente aux lambris blancs, le déchirement brutal de l’orage, guetter la pluie sur la fenêtre de toit

un courant d’air, une porte claque, se convaincre d’une présence étrangère dans la chambre voisine, de bruits de pas, l’effroi grandissant 

la pesanteur, des voix basses et lointaines, des relents de cuisine, au bord du lit prête à se laisser glisser vers le sol pour échapper à la chaleur

se réveiller par intermittence, suivre les fissures, observer les changements du ciel à travers les jalousies, jusqu’au jour tiède 

la rumeur continue des vagues en contrebas, la douceur des courbes blanchies à la chaud entre murs et plafond, l’éclat des rideaux rouges percés de soleil

Texte écrit sur une proposition de François Bon, dans le cadre de l’atelier d’été