gris

Le gris doux d’une pierrette glissée au fond des poches le gris tiède et lisse sa rondeur contre ma paume le gris est une ruine d’enfance timide rejetée à la mer le gris est un renoncement un morceau de ciel abandonné sur la route une inquiétude le gris chuchote des secrets sous les nuages froissés me caresse les joues en bruine fine le gris est une chanson triste un battement lent une rumeur une image dérobée le gris couche nos ombres frileuses dans le sable remue la neige s’appesantit sur la ville le gris rôde souffle rampe le gris du pont de la rue de l’Aqueduc le gris du Paris Melun son odeur fade de fer humide le gris des volutes dans les voitures fumeurs et la chaleur du chauffage qui alourdit nos jambes sous le vinyle fauve des banquettes le gris de mes lèvres dans la lumière orange des tunnels autoroutiers le gris infini le gris de l’inconnu d’une langue étrangère le gris des jours indolores de nos étreintes paresseuses du ruissellement sur l’émail le gris est le ferment des corps cachés dessous les pierres — on ne devrait mourir qu’en hiver sous le gris soyeux du ciel — le gris d’une poignée de terre sourde entre mes doigts serrés le gris aveugle absorbe oublie le gris est un sommeil léger une mémoire fanée un doute un temps trouble le gris est une maison perdue une chambre noire une fenêtre le gris des rideaux pendus derrière la vitre fêlée des murs nus l’abrupt le gris mord la poussière le gris est un espace immobile un rien ton absence le gris efface tendrement les morts le gris est une mise en garde au-dessus de la mer le gris dépayse tout autour rétrécit l’île à l’horizon le gris a le goût d’une vague amère le gris éparpille ses cendres efface l’écorce des arbres le gris partage le silence des âmes enfouies le gris déterre mes fantômes drapés de brume révèle leur peau d’argile dans le grain argentique d’une photographie le gris fatigue comme vivre le gris est une nuit blanche irrésolue un écho mat une heure qui n’existe pas le gris folâtre dans le profond des rêves chiffonnés le gris vacille hésite incrédule le gris réveille le souvenir de ta voix bruisse dans l’obscurité le gris est une attente le gris coule comme une ivresse le gris me renverse comme une incertitude. 

Texte écrit sur une proposition de François Bon, dans le cadre de l’atelier d’hiver, prendre

nul ne se souviendra de son visage

Antoine Poletti, Paris, 1940, 1942

        ainsi est née Antonia, en sa mémoire, bien que Pierrot ne se souvenait pas de lui, mais sa mémoire il fallait l’honorer, puis ta sœur qui a appelé l’aîné de ses fils Antoine, sans même savoir qui il était ce grand-oncle, mais son aura justifiait à elle seule ce choix, toi tu n’as pas eu de garçon mais ce prénom tu l’aimes bien, Antoine ça voulait presque dire ange dans la bouche de Pierrot, alors c’était un beau prénom à donner, mais tu ne savais pas pourquoi, et tu ne t’es même pas vraiment posée la question, c’était comme ça, l’oncle Antoine c’était un bon, un gentil, alors tous les garçons que tu as rencontré qui s’appelaient Antoine tu les imaginais gentils, d’emblée tu avais une certaine inclination pour eux, sans savoir d’où venait ce sentiment, puis tu as fini par oublier cette figure de l’ange qui s’appelait Antoine, parce que ta grand-mère et ta mère sont mortes, que ta tante Annie aussi est morte qui aurait pu te dire, et puis un jour, comme qui dirait sans crier gare, le grand-oncle Antoine, ou plutôt son nom, a ressurgi dans un arbre généalogique sur lequel tu travaillais à ce moment-là, parce que tu cherchais à combler un vide, des vides il y en avait beaucoup, mais celui-là vraiment il t’a donné le vertige, quelqu’un qui nait avec le siècle et meurt en 1944 c’est pas quelqu’un d’ordinaire, ça te pose question cette mort et ce que personne ne t’a dit ou peut être que oui on te l’a dit mais tu as oublié et tu n’as pas été bien curieuse, ou ça a été dit, mais pas à toi en particulier, ça n’intéresse pas les gamines ces histoires de pendant la guerre, maintenant ça te frappe cette date, alors tu as demandé à l’oncle Jean, il a la mémoire en vrac mais ça il ne l’a pas oublié, parce qu’il dormait avec l’oncle Antoine dans la chambre de Corbera qui donne sur la rue, dans le même lit, et les coups frappés au bout du couloir il les a entendus, il ne les a pas oublié non plus, ce sont ces coups qui l’ont tiré du sommeil, sans doute c’est la grand-mère Andjula Santa qui a ouvert la porte de l’appartement puisqu’à cette heure-là elle est déjà réveillée, elle s’affaire dans la cuisine, bien sûr elle avait un peu peur d’ouvrir, elle s’est bien doutée que si tôt le matin ça ne pouvait pas être le facteur, mais elle a pensé à la petite dame du dessus qui vit seule depuis que ses deux fils ont été mobilisés, elle aurait pu avoir besoin d’aide, c’est ce qu’elle a voulu se faire croire Andjula Santa avant d’ouvrir la porte, mais la réalité l’a vite rattrapée, pourtant on avait prévenu la famille, un officier de la Gestapo était passé quelques mois auparavant en l’absence d’Antoine, il a voulu dire le danger, il a même dit qu’Antoine devait se méfier d’une certaine femme blonde au Ministère, sans doute personne n’a suffisamment pris au sérieux les mots de l’agent double, le 7 mars 1944, vers sept heures le matin il était déjà trop tard pour se méfier, et à peine les coups frappés au bout du couloir Antoine a su, Pauline a su, peut-être que Louis a su aussi mais il trainait déjà sa folie en sommeil léger, Pauline s’est précipitée dans la chambre où dormaient les trois petites — restez au lit surtout ne bougez pas — déjà ils sont entrés et déjà Antoine est debout, dans ce qu’on appelle la ruelle, entre le lit et la fenêtre qui donne sur l’avenue de Corbera, Jean regarde Antoine de ses grands yeux perdus, il ne comprend pas cette façon étrange qu’il a de tenir sa veste pendue à l’envers, il voudrait lui dire de faire attention mais il a deviné que c’est le silence qui s’impose dans cette situation, il est malin Jean, et les yeux d’Antoine attrapent le regard de Jean, puis glissent vers le sol, alors le garçon comprend le manège, Antoine tente de faire tomber ses papiers depuis les poches de sa veste, ses papiers les Allemands ne les auront pas, hein Jean, tu m’as compris, et puis les deux soldats ont saisi les bras d’Antoine, il fallait y aller maintenant, il n’a rien dit, il n’a pas parlé, comme s’il se préparait déjà au silence, il faudrait bien faire face après, et la maisonnée est restée muette de stupéfaction et de terreur, ou bien Andjula Santa a hurlé, et si dans ce moment Pauline n’a pas cédé alors dans la nuit oui sans doute elle a crié, toutes les nuits longtemps après elle criera encore — ASSASSINS — Antoine ne s’est pas retourné, il n’a pas eu la force d’affronter les regards ni de sa mère Andjula Santa, ni de sa sœur Pauline, il n’a peut-être même pas entendu leur douleur, il a senti seulement la faiblesse de ses jambes en quittant l’appartement où, il le sait, il ne reviendra plus, et la porte s’est refermée sur les pas lourds qui descendent l’escalier, il n’est resté que le reflet blafard de la lampe d’opaline sur la poignée de laiton sculptée, la peur et le silence suspendus dans le petit couloir de l’appartement, alors que les enfants sont maintenant tous réveillés, Annie a froncé les sourcils, comme pour figer l’image de l’oncle Antoine dans sa mémoire, comme si du haut de ses sept ans elle avait deviné qu’elle ne le reverrait jamais, celui qui encore la veille lui a raconté l’histoire de Sainte Lucie, c’era una volta, le visage d’un homme bon comme lui on ne doit pas l’oublier, ce visage révélé sur deux photos de famille, des photos de mariage prises en studio, la noce de Félicité, puis celle de Titus, des noces en quatre rangs, Antoine tout au fond qui se tient deux fois à la même place, les sourcils comme des vagues inquiètes, les prunelles tristes sous le front haut, la commissure des lèvres à peine retroussée, il est dans la fratrie celui qui n’a pas de fiancée, celui qui ne se mariera pas, celui qui veille, le fils aîné, le regard grave à l’heure où son frère se marie — peut-être qu’il pressent son destin funeste — alors tu tapes son nom dans le moteur de recherche, poussée sans doute par un souvenir enfoui ou une intuition, tu ajoutes mort en déportation, et là ça surgit sur l’écran, en toutes lettres sur le site du journal officiel, décédé le 1er juillet 1944 à Neuengamme (Allemagne) et non décédé en juillet 1944 à Fresnes (Seine), puis les archives historiques de La Défense, les témoignages, et tu découvres, celui qui savait, celui qui a agi dans l’ombre, celui qui n’a pas hésité, celui qui plein de regrets de n’avoir pu partir à Londres après sa démobilisation a repris son poste d’homme d’équipe à la bibliothèque du Ministère du Travail, celui qui est devenu agent d’un service secret — on n’a jamais su lequel, il a emporté son secret avec lui — celui qui a créé son propre réseau, celui qu’on appelait Paoli, mais aussi Passe-partout, celui qui a fait partie du Mouvement Résistance, qui a rassemblé des infirmiers, des infirmières et des médecins à l’Hôtel Dieu, qui ont caché, qui ont soigné, qui ont agi dans l’ombre avec lui, celui qui est devenu chef responsable de la résistance au Ministère du Travail, puis admis à Libération-Nord deux jours avant l’arrestation, celui qui a fait silence sous la torture — c’est un prisonnier libéré de Fresnes qui l’a rapporté — le silence, il s’y était préparé depuis longtemps, mais nul ne se souviendra de son visage, de son visage comme une ombre dans le transport parti de Compiègne le 4 juin 1944, une ombre qui s’évanouit dans le camp de Hanoverstöken, commando du camp de Neuengamme, c’est la nuit qui a emporté son visage, ce visage qui t’attendait, celui d’un héros discret, celui d’un aïeul oublié dont ta sœur porte le prénom.

Texte écrit sur une proposition de François Bon, dans le cadre des ateliers du Tiers Livre

fantôme

Dans l’air comme lavé de la nuit elle appelle son ombre en prières, elle écoute le silence de sa voix jusqu’à surprendre un murmure dans les vagues — ou ce bruit qu’elle croit de la mer c’est peut-être la circulation des voitures, leur flux presque doux. Elle ouvre les yeux jusqu’à percer les parois d’encre. Elle chérit le froid au delà des draps jusqu’à faire trembler sa mâchoire. Elle saisit l’absence à pleins bras jusqu’à étreindre une silhouette de cendres. Ce qu’elle redoute c’est seulement l’aube, avec elle l’effacement des spectres, aussi quand le jour frappe les volets elle ferme les yeux jusqu’à rêver la nuit hantée de grain flou.