croyances et légendes

Nous allons nager avec Magali, testons un bassin olympique, retrouver le goût de l’eau, la clarté, le bleu, le parfum du chlore, mains raidies trop vites. Traverser la Grange aux belles pour la visite du siège du Parti communiste, ses allures de vaisseau à l’intérieur, je me demande si ma tante Annie y est déjà entrée, trente années à vivre en face, à les défendre passionnément pendant les repas du dimanche. On veut monter sur la terrasse, à l’accueil on nous bouscule, dépêchez vous ça va bientôt fermer.

Dans le train pour Combs-La-Ville, toujours nous montons à l’étage, depuis Brunoy apercevoir les rives de l’Yerres, les maisons de la rue des Vallées, envie d’y aller, peut-être retrouver la maison des Breffort, pensais ce chapitre clos, mais la lumière de septembre, le charme des villas anciennes justifient l’exploration. Dans la soirée les doutes de Nina, l’inquiétude d’Alice, c’est décidé elle part pour Catane demain.

Plusieurs réveils dans la nuit de lundi, la pleine lune, je la photographie qui joue avec les nuages, j’aperçois la grande araignée taquine dans l’encoignure de la fenêtre.

Rendez-vous annuel chez l’expert comptable, la veille avais observé sur le plan de Paris la proximité du cabinet avec la place de l’Étoile, ce matin découvrir l’Arc drapé, blanchi de lumière, le bleu si franc derrière, une présence irréelle, saisie, émue, malgré le flot d’images déjà parues, malgré la circulation ouverte en semaine, prise par le temps, me promets d’y revenir pour les détails.

M’accorde le temps d’écrire un texte pour l’atelier, tout se tend en cette rentrée, résister à la frénésie ambiante. Je découvre la revue à (re-)naître de François Bon, grande envie d’y participer, même si je devrais me méfier de mes emballements, et finir peut-être un des chantiers ouverts.

Le temps s’ouvre un peu, quelque chose de joyeux, laisser faire. Je sauve quelques images de la semaine, j’apprécie le poids de l’appareil, l’effort du cadre, l’intention, et toujours ce temps décalé pour découvrir les photos sur l’ordinateur. De bonnes nouvelles de Nina depuis la Sicile, le voyage a pris un tournant inattendu et heureux.

Soirée amicale, Simona l’amie italienne d’Arnold me demande quels sont nos liens avec l’Italie, j’évoque l’arrière-grand-père du Piémont, Bagnatica, j’entends la voix de ma mère marquant l’appui sur la deuxième syllabe, un village près de Bergame, elle me reprend, Mais c’est la Lombardie ! Depuis toujours j’avais entendu — enfin il me semble — qu’il venait du Piémont, arrière-grand-père c’était suffisamment lointain pour que l’approximation maternelle me contente, mais si je l’écris je dois être juste, cette confusion me touche, sa fragilité qui dit tant sur la famille, ses croyances et légendes.

celle qui un jour a posé son regard dans le vide

Celles qui encore allaient au lavoir, battaient, brossaient, rires, sueurs et prières pour ceux qui s’en sont allés dans les campagnes. Celles qui encore allaient à l’église le dimanche en grimpant le San Pedrone du hameau vers le village. Celles qui encore parlaient le corse dans leurs longues jupes noires a funtana. Celles qui par deux fois ont été veuves. Celle qui justifiait la marche du monde avec des proverbes. Celle qui a dû quitter l’école parce que sa mère pensait qu’elle en savait déjà bien assez et qu’elle serait mieux à tenir avec elle la maison, et les trois petits. Celle dont le mari italien a été assassiné sur un chantier de Bastia. Celle qui n’oubliera jamais le petit matin de mars 1943 où les soldats de la Gestapo sont venus arrêter son frère qui faisait circuler des journaux clandestins sous les banquettes des autos qui partaient à Vichy. Celle qui la nuit criait après les assassins de son frère. Celle qui a vu son mari revenir hagard après l’interrogatoire de la rue des Saussaies. Celle qui racontait La chèvre de monsieur Seguin comme si elle avait connu la pauvre Blanquette. Celle qui en deuxième noce s’est mariée en noir, sans voile ni dentelles, une gerbe d’œillets et de glaïeuls posée devant son ventre déjà rond. Celle qui dès l’aube embaumait la maison de ragoûts de viande, nepita, laurier et tomates. Celle qui étalait l’odeur rance et poudrée de son rouge à lèvres sur mes pommettes parce qu’elle me trouvait pâlotte. Celle qui me frottait la commissure des lèvres de son index mouillé de salive écœurante. Celle qui dentelait les frappes à la roulette. Celle qui a renoncé au piano au cours de l’hiver 42 où il a été décidé que l’instrument serait mieux employé en bois de chauffage. Celle qui saupoudrait de sucre les tranches de pain beurré à l’heure du goûter. Celle qui ne savait pas prononcer la lettre X parce qu’elle n’existait pas dans sa langue maternelle. Celle qui m’a apprit à monter les mailles. Celle qui est tombée dans le petit couloir face contre terre un mois de juillet qu’elle devait emmener son petit-fils en vacances. Celle qui s’est étouffée avec un quartier d’orange et que longtemps on en a ri d’avoir appris à la haïr. Celle qui est morte pauvre  folle à quinze ans — ou était-ce une mauvaise fièvre ? Celle qu’on appelait Pierrette, du petit nom de celle qui est morte à quinze ans. Celle qui deux fois est tombée dans le coma. Celle qui portait avec fierté une cicatrice en croix de lorraine sur le tibia. Celle qui portait le prénom du grand-père Eugène. Celle qui était fascinée par l’âme russe. Celle qui comme les garçons du village allait porter la sérénade à la nuit tombée. Celle qui a été élue reine des Corses de Paris en 56. Celle qui aimait les oiseaux même en cage. Celle qui prétendait avoir vu des chiens s’envoler quand le libecciu s’engouffre dans les rues de Bastia. Celle qui devinait l’avenir dans les tâches d’encre. Celle qui fumait depuis toujours. Celle qui avait la même voix que Delphine Seyrig. Celle qui riait d’un grand rire de gorge en découvrant ses dents blanches si bien rangées. Celle qui aimait le gris du soir. Celle qui voulait que ses cendres volent dans la Castagniccia. Celle qui un jour a posé son regard dans le vide avec la mort en face. Celle qui aimait les courants d’air. Celle qui pour mettre de l’ordre dans sa tête organisait d’abord un grand désordre de pieds d’acajou dans le salon. Celle qui disait : pleure tu pisseras moins. Celle qui dessinait des constellations immenses sur les vitres embuées de novembre pour tromper l’ennui. Celle qui voulait croire aux fantômes. Celle qui ne se lassera jamais de l’aube au dessus de l’Elbe.

Texte écrit sur une proposition de François Bon, dans le cadre des ateliers du Tiers Livre

un héros très discret

Cet hiver je retrouve avec un plaisir intense l’atelier d’écriture proposé par François Bon. Le thème — vies, visages, situations, personnages — me semble pensé tout exprès pour moi, et me permet de replonger sans retenue dans la quête généalogique entamée à l’été 2018, juste avant les retrouvailles miraculeuses qui m’ont précipitée dans les bras de mon père (le travail en cours, en pause). Cet été là j’avais fais ressurgir ce(s) visage(s), j’avais longuement hésité avant de conclure que oui il s’agissait bien du même homme, mon grand-oncle Antoine, et je m’étais interrogée sur le temps qui séparait les deux portraits. Ils sont extraits de deux photos de mariages, et c’est la rondeur de ma grand-mère sur la première puis la présence de ma mère toute petite fille sur la deuxième qui m’indiquent deux ans et quelques de temps écoulé entre les deux clichés. Au delà de ce temps écoulé, l’éclairage différent, une moustache effacée et des kilos perdus — ce qui lui donne un air plus juvénile — le sourire a disparu, le regard s’est assombrit, mais l’implantation des cheveux et des sourcils, la forme du nez et de la bouche sont bien les mêmes. Il y a autre chose, comme un bouleversement intérieur qui transforme profondément son visage, qui transparaît à travers ce regard si différent, empreint de gravité, comme si Antoine savait déjà la destinée tragique qui serait la sienne.