du temps qui passe

Elle me demande si je me suis déjà vue être mère avant de l’être. Si c’est arrivé je ne m’en souviens pas. Aussi, voir ton enfant grandir trop vite avant d’en avoir ? Non, pas de vision, oui les enfants grandissent trop vite. Ne vivons-nous pas toutes dans la terreur du temps qui passe ?

Je passe pour la première fois devant l’écluse depuis notre retour, le cerisier a déjà perdu toutes ses fleurs… je ne l’ai pas photographié cette année, ni même la neige de pétales pourrissantes. J’y pense plusieurs fois dans la journée, sans bien comprendre comment cela a pu m’échapper. J’y pense encore pendant que j’écoute Ryoko Sekiguchi lors de la rencontre organisée par François Bon.

Il écarte le haut de son sweat pour vérifier l’odeur qu’il dégage, il sort de son sac un vaporisateur et se parfume généreusement. L’odeur sucrée se diffuse dans le wagon, m’écœure.

Nous sommes leurs enfants, nous nous effrayons d’avoir vieilli si vite. M-P me demande si elle a le droit de fumer à la fenêtre, Alice la rejoint, je me lève à mon tour, regrette au bout de trois bouffées d’avoir allumé une cigarette, la sensation de sueur froide au dessus des lèvres. La lune même si loin d’être pleine illumine le ciel.

Sur le mur de l’école des filles, des photos scellées de Backtothestreet, je pense d’abord à Piero. Je m’approche, j’essaie de reconnaitre les décors derrière les portraits de rue. Je choisis les jumelles du pont Lafayette, pour leurs bras moites et potelés, pour l’insolite oiseau posé sur la tête de celle de gauche.

Dans le rêve, alors que je m’étonne d’avoir laissé autant de temps au silence, Philippe arrive en compagnie de V, je lui fait visiter la maison dans laquelle on circule comme à l’intérieur d’une coquille, un parcours en spirale. Dans la journée j’envoie un sms à V, sans être certaine que le numéro soit bien le sien.

Golden eighties, Sylvie (Myriam Boyer) lit la lettre de son fiancé, c’est une lettre reçue du Canada, une lettre écrite sur papier bleu pelure. Il y aura toujours une scène dans un film pour convoquer les absents.

on devrait venir plus souvent

À peine le pied posé sur le quai de la gare Saint-Charles, extase sous la lumière, on devrait venir plus souvent. Valises posées à Endoume, puis la Friche, écouter Anne Savelli et Pascal Jourdana. Échanges intenses. En quittant la Friche nous croisons par hasard C que je dois justement voir pendant le séjour. L’improbabilité de notre rencontre me réjouit, à l’image de l’improbabilité de notre amitié au temps du lycée.

Matin, la tête sur l’oreiller, des enfants sous nos fenêtres, leurs talons vifs sur le trottoir, leurs voix, cris, chants, l’ensemble comme une nappe compacte, difficile à décrire. Le café avec Fanny et Anne, accueillir Alice à la gare, allons voir la mer pour la première fois depuis notre arrivée, diner avec la bande, impulsions vitales, nous évoquons le projet à quatre mains, en serons-nous capables ?

Arrivée de Nina, le sentiment d’être complets. Déjeuners et promenades rituels. Faire semblant de se perdre dans le Roucas. Elle nous raconte son meuble à souvenirs, comment elle a commencé à écrire son mémoire. Impossible de retrouver l’endroit ou vivait A, il me semblait qu’elle habitait la Corniche, mais je suis incapable de reconnaître l’immeuble, je ne sais pas ce que j’attends de ce repère, comme si les lambeaux d’histoire devaient surgir d’un espace tangible.

C me donne rendez-vous au café de la place de la Corderie, elle me précise, celui dans l’encorbellement, j’aime qu’elle utilise ce mot, et qu’elle choisisse ce lieu que j’avais repéré la veille. Ce que je découvre de son enfance, je ne me souviens pas que nous en ayons parlé sur les bancs du Lycée Thiers, mais il me semble évident aujourd’hui que c’est à l’origine de notre lien.

Cimetière Saint-Pierre, immense, je glane quelques portraits sur médaillons, surtout des visages de femmes. Nous repartons depuis la Timone, je découvre les bâtiments immenses de l’hôpital, je ne peux m’empêcher de penser à la détresse de M à l’époque de notre vie à Marseille.

Nous marchons sur les hauteurs de Pastré, je me souviens que collégienne j’enviais les petites filles aisées qui y pratiquaient l’équitation. L’exploration Montredon, la ville à distance, mes souvenirs aussi.

De l’autre côté de la ruelle il y a une construction qui me fascine. Une baie vitrée reflète le bleu du ciel et un pin immense, qui la protège. Et la petite fenêtre avec son carreau cassé, comme une invitation à entrer, la dentelle des rideaux à mi-hauteur, l’accumulation de linge coloré, le désordre est beau, porte une histoire, je pense à la photographier plusieurs fois mais la plupart du temps elle est dans l’ombre.

Au Pharo, la sensation d’été, la chaleur humide comme à Bastia, l’effet de glissement des masses du fort Saint-Jean et du Mucem, La Major dont je n’avais aucune image avant de revenir ici avec Philippe, les navires rouges qui partiront pour la Corse ou l’Algérie. Il y a presque un plaisir à quitter la ville, parce que je sais que je vais revenir.

la sensation de l’effort

Photographier les visages des médaillons funéraires, sans savoir ce que j’en ferais, il n’y a bien qu’avec la photographie que je pratique la collecte. Je reste médusée devant trois quatrains gravés sur la tombe d’une adolescente. L’enfant a tragiquement disparu dans l’incendie qui ravagea le collège Pailleron en février 1973. Le poème c’est elle qui l’a écrit, qui évoque la fuite du temps et la mort.

Reprendre le chemin de l’atelier d’écriture, retrouver la sensation de l’effort, douter. Les poches vides.

Déjeuner avec l’équipe des Arquebusiers, je rencontre Eric, charismatique et amoureux de Kafka. Il raconte son parcours, les difficultés à l’école, la rencontre, le départ au Brésil. On se demande si nous pourrions quitter la ville, je m’interroge sur le départ de ma mère dans le Cotentin, il pense que c’était à la mode de partir dans ces années là, je crois qu’elle recherchait quelque chose de perdu, l’idée qu’elle se faisait du village.

Retour à l’usine. Je lui raconte mon lien au quartier. Ma grand-mère postière, ma tante directrice de la maternelle, mon arrivée il y a vingt-cinq ans, le hasard. Nous partageons l’attachement à l’usine, à comprendre la fabrication, nous passons plus de deux heures à traverser les ateliers, à observer les machines. L’une d’elles est comme un immense serpent où le papier subit de multiples transformations. Je m’imagine travailler là, avec les équipes autour. Je crois que le travail en équipe me manque.

Je n’ai pas compris le déroulé des faits, j’essayais de joindre Philippe avant de traverser la rue de Rivoli, au moment ou il décroche ce que je veux lui dire m’échappe, un homme vient de s’effondrer sur la route, prisonnier de sa moto.

La petite fille avait une clé pour ouvrir la grille de la Chapelle Saint-Louis, c’était insolite comme une scène de conte, et une image surréaliste s’est figée dans mon esprit, une clé immense dans la main d’une fillette.

C’est toujours dans le dernier rêve qu’elle apparaît, sans doute le dernier rêve est le seul dont je me souvienne. Nous étions cette fois dans une ville recomposée, c’était à la fois Marseille et Bastia, j’écris qu’elle apparait, mais elle est absente, et dans le rêve je demande où elle est.

l’appel impérieux de la lune

Attendre le sommeil, mains posées sur le corps comme deux parenthèses, une au bas de mon ventre, l’autre sous la poitrine, semaine insomniaque, je me demande ce que je guette ou ce qui me guette dans la nuit.

Elle voulait qu’on se voie, parce que j’avais suivi toute l’histoire, elle voulait me montrer son sourire retrouvé, nous avons déjeuné au soleil, nous avons beaucoup parlé, je suis repartie légère, peut-être parce que je ne me souvenais plus à quel moment j’avais cessé de m’inquiéter pour elle.

Je suis en avance, profite des lumières sur la Seine, Paris merveilleuse, hors du temps. Le restaurant n’est pas encore ouvert, mais les chaises en terrasse me tendent les bras, je renonce à observer les passants, mes pensées naufragent dans la lumière du soir.

À deux sur le Vélib, la petite trentaine, (elle joyeusement) voilà mon chou Taxi Vélib ! putain c’était trop bien, ça fait du bien hein ? (lui) qu’est-ce tu fais ce soir ? (elle toujours plus vive) je vais aux Gémeaux, je vais voir Ibsen, et toi t’es où? (lui désinvolte) à Montreuil, quand je rentre vas y je t’appelle et on se chauffe, (elle) oui, allez salut frère je t’aime.

Je quitte la rue Daguerre coté Maine, trouve un Vélib, me perds sous la douceur insolente, grande boucle avant de retrouver le Lion de Denfert, tours et détours, rue de Tolbiac j’imagine que Philippe n’est pas loin, si je n’étais pas chargée, si je ne devais pas répondre à une obligation professionnelle je l’appellerais pour qu’on se retrouve, je me perds encore, interpelle un cycliste qui me conseille le boulevard de l’Hôpital, en traversant la Seine je maudis mon chargement qui m’empêche de m’arrêter pour photographier la ville.

Une vidéo de Michel Brosseau, se souvenir du jardin de la maison du fond. Comme ma mère s’est prise d’amour pour ce jardin, à en tailler les rosiers, à en rayer le sable avec le râteau à feuilles, le son métallique des dents souples. Le puits condamné, l’arche métallique, l’illusion de cabane, les plates bandes cimentées, les tulipes, Odette au jardin voisin avec laquelle elle discute. Comme elle s’est coulée dans cette vie de province. Et le petit carré de terre qu’on m’avait octroyé.

Avignon, Brigitte Célerier
Paris, Caroline Diaz

Chez Brigitte Célerier, découvrir cette photo de la lune, presque pleine, blanchie de soleil, je prenais sans doute la mienne à la même heure, à quelques sept cent kilomètres, me plait d’imaginer l’appel impérieux de la lune, et nous deux reliées par ce même geste, similarité troublante du cadre, et l’avion minuscule qui traverse le ciel.

tout le monde y perd son je

M’entendre prononcer les mots qu’Anne Dejardin m’a confiés il y a quelques semaines pour la version sonore de son texte Les Pierrots me donne le sentiment d’être au pied de la digue d’Edenville. D’être l’enfant qui s’inventait une autre vie, celle de la petite fille riche de la villa, dont la mère ouvrait les volets avec dans les bras la grâce d’une danseuse.

Nous regardons La Traversée, documentaire retraçant le voyage de passagers entre Marseille et Alger. Surexcitée à l’idée de découvrir l’arrivée à Alger depuis la mer. Le ferry s’appelle L’île de beauté, c’est déjà un signe. J’ignore pourquoi la réalisatrice choisit de ne pas montrer l’arrivée. On la trouve heureusement dans les bonus du DVD, sous le titre Alger, mise en ombre. La rencontre a lieu, je retrouve dans le glissement lent de l’arrivée des sensations de l’arrivée en Corse, la lumière, et les montagnes derrière la ville (bien sûr Alger est au moins dix fois plus étendue que Bastia). Relevée dans le commentaire de Ghyslain Levy, l’odeur de métal dans le port d’Oran.

M m’envoie des photos de Coaraze, la montagne s’est effondrée, un pan de falaise est tombé sur la route coupant l’accès au village depuis Nice. Trop de pluie, ce qui ne veut pas dire que cet été il y aura de l’eau, la source a été perdue.

Sentir sa défiance, une fausse désinvolture tandis que ses mains ornées de bagues lourdes pianotent sur son jean, il ne sais pas plus que nous d’où vient le problème mais s’attache à n’être pas en cause, je ne sais pas moi ce que vous avez fait avec votre fichier. Rappel de mésaventures quand j’arrivais à Sedan, trente ans en arrière, le type du labo qui me prenait de haut, cette même peur, chasse gardée, j’étais une gamine, mais une créa, on avait mauvaise presse, comme si nos deux mondes étaient irréconciliables.

Retour à Pantin, cette fois en Vélib, j’avais la veille repéré une station à deux pas de l’usine. Franchissant la porte de La Villette, je préfère vérifier mon chemin, le type est content de me renseigner, va bien au-delà de ce que le lui demande. Le soleil sculpte la meulière, me rappelle ce rêve d’une maison avec jardin près de la voie ferrée. Au retour je roule plus doucement, m’attendant à croiser la silhouette de Jane près des lignes du tram, plus bas sur les quais peut-être bien Philippe. Une heure plus tard il m’envoie un selfie, toujours à Pantin ? J’y suis en ce moment même.

Elle doit fermer, il est 18h, la douceur exceptionnelle nous donne envie de prolonger le moment, tu ne fumerais pas une cigarette ? Nous fumons avec le sentiment d’une grande transgression, poursuivant notre conversation assises sur le banc de l’abribus, dans le vacarme de la ville.

Elle me regarde photographier les fleurs en contrejour,  me demande si c’est un cerisier, elle croit que je suis une connaisseuse, je crois que c’est une sorte de, je n’en suis pas sûre, je lui montre l’arbre qui fleurira bientôt devant l’écluse, celui là oui je suis sûre, je lui décris le rose plus intense de ses fleurs, elle regrette, elle sera partie.

Relire des passages d’Hêtre pourpre, une scène à la maison de retraite, quelque chose de l’effacement, « tout le monde y perd son je ». Il y a une chose quand j’essaie de reconstruire une image d’elle, c’est la lumière autour, comme si ma mère n’avait jamais vécu que dans la lumière. Parfois je me console de la mort prématurée de mes parents en me disant qu’ils ont échappé à l’indignité, quoique pour ma mère c’est faux. Surtout ils n’auront pas eu le temps de ne pas me reconnaître.

dans l’autre partie du monde

Nous sommes tous les quatre réunis pour le déjeuner du dimanche, dans ce restaurant familier où nous mangeons des pizza, nous sommes heureux, rituels des choix, des « j’hésite », un sentiment de réconfort me rappelle le sentiment de l’absence de Nina, si présent il y a tout juste une semaine. 

Tous les gestes alourdis, le ciel bleu. Nous sommes très en avance et avisons le PMU presque désert face à la gare de Villeneuve-Saint-Georges, le café est trop fort. Nous prenons un bus qui ne marquera pas l’arrêt, nous marchons dans ce no man’s land tandis que les avions en phase d’atterrissage volent au-dessus nos têtes. Les visages sur lesquels nous ne mettrons pas de noms, la voix de Léonard Cohen, des larmes, j’aimerais avoir son courage, le déjeuner improvisé au Kebab.

Elle se drape dans son tablier noir, tous ses gestes sont précis, maîtrisés, elle était pâtissière avant d’être savonnière. Elle fait couler les bases dans un bac en silicone, les couleurs ondulent sous la poussée liquide, les marbrures se forment, sa voix douce explique chaque étape, je mesure mon agitation rien qu’à l’observer. 

Préparatifs pour le déjeuner, Nina se lance dans un de ses défis culinaires, des religieuses au chocolat pour le dessert. M-C nous raconte qu’elle aurait pu finir sa vie dans les ordres quand son père devenu veuf à vingt-trois ans pensa la confier à sa sœur qui dirigeait un couvent.

Message de Nina, le lever de soleil vers Marseille était très beau, je me réjouis à l’idée que les images apparaitront peut-être dans son journal de mars. Je photographie les premières floraisons dans la lumière encore basse, joue avec la mise au point, le soleil, m’hypnotise de flou.

Le monde est coupé en deux, et dans l’un d’eux il y a des hommes qui s’excitent au téléphone parce que « dans le rapport, il y aura quelques slides en plus », ça me rassure de penser que je vis dans l’autre partie du monde, même si en ce moment il est difficile de trouver des raisons de s’y réjouir.

Nous nous retrouvons au bord du canal avec J et A, nous prenons un café et je taquine l’enfant, pour la première fois je remarque la tache noisette dans le bleu de son œil droit. Nous rejoignons le square où j’emmenais les filles après l’école, il est devenu sinistre mais A s’en fiche, elle gratte le sable poussiéreux, trouve un caillou minuscule qu’elle jette, ramasse une vingtaine de fois, s’entête à vouloir grimper sur le plus haut toboggan sous lequel s’est endormi un SDF.

à partir d’elles

Au Bal, À partir delles, Des artistes et leur mère, je pense terriblement à ma mère, aux chantiers abandonnés, il faudrait retrouver une routine, la tension nécessaire pour au moins rouvrir les fichiers, regarder les films. Nous nous enfonçons un peu dans le 9ème arrondissement, nous nous réfugions (il pleut il fait froid) dans un restaurant Hongrois, présence fantôme d’Anne-Marie Garat, la connivence avec notre voisin de table au moment du dessert, le sentiment du manque en pensant à Nina.

C’est la deuxième fois que je rêve de Marion en quinze jours, je devrais prendre de ses nouvelles. Cette fois elle habite à Granville, je lui rends visite en quête d’une chose que j’ai déjà oubliée, je trouve une liste qui prouve je ne sais plus quoi, j’appelle mes parents pour leur dire la vérité, je rentre en prenant un bus, à mi-parcours, je réalise que je n’ai pas pris de billet.

L’enfant juché sur le muret pour pouvoir tripatouiller l’arbre, le métal de la rambarde s’enfonce dans son abdomen, je me demande s’il ne risque pas de tomber en contrebas sur le stade, combien de mètres ? trois peut-être… il n’y a pas d’adultes autour de lui, pauvre folle de penser des trucs pareil, je m’éloigne. Les jours suivants je suis rassurée de ne pas découvrir dans les journaux un titre évoquant la chute mortelle d’un enfant dans le 10ème arrondissement.

Elle m’envoie un texto, me demande si on a prévu quelque chose pour l’anniv de papa, je lui dis que non, qu’on fera avec elle, Tu arrives quand ? Bah je voulais faire une surprise. Nous gardons le secret.

Et les gens se plaignent de la pluie. Nous nous retrouvons une ou deux fois l’an, notre dialogue à trois est de plus en plus direct, essentiel, le lendemain je leur écris que nous quittons nos oripeaux de mères, nous n’avons presque pas parlé de nos enfants.

Quand même les scénaristes ont du bien rigoler en écrivant la scène de la princesse Anne sortant de sa caisse où elle écoute David Bowie, et de la faire entrer dans Buckingham Palace chantonnant Starman, La, la, la, la, la… La, la, la, la, la… La, la, la, la, la…

Starman, Alice Diaz
photogramme — heures indues

Avec Alice nous regardons notre journal vidéo, nous jouons aux devinettes. les plans sont suffisamment anciens pour que parfois nous nous demandions si nous en sommes bien les réalisatrices. La chambre niçoise de Nina apparaît à l’image, Alice s’extasie, c’est une chambre de princesse, sa chambre c’est Peau d’Âne en mode grunge. Le soir, l’arrivée surprise de Nina, la joie de Philippe.

et maintenant ?

Elle m’accueille dans sa maison sur la digue, de la fenêtre je peux voir la mer frapper les marches malgré l’obscurité. Rêveuse omnisciente je sens l’épaisseur humide de l’air, je vois la maison du dehors, illuminée, et pourtant je suis à l’intérieur.

On n’avait encore rien vu, on allait avoir peur encore. Alors des heures à broder le tapis, recouvrir les livres de papiers à motifs (comme Virginia l’avait fait à Monk’s House), peindre des objets minuscules, et penser aux gestes minutieux de mon frère adolescent quand il montait des maquettes d’avions, l’odeur des petits pots de peinture à essence.

L’anomalie se révèle alors que je cadre, les deux bâtiments amputés chacun d’une moitié. Chaque fois que je dois me rendre chez Exacompta, il y a cette attente joyeuse, une forme de convoitise, entendre la voix de l’accueil, rauque et gouailleuse, qui nous relie à un autre temps, comme l’extraordinaire bâtiment industriel.

En remontant le canal j’observe la perspective de l’avenue Richerand, aperçois sur la gauche la devanture du Loui’s, et la surprise, ce changement de perspective qui me donne à revoir la ville, ce quartier où je vis depuis plus de vingt ans. Cette même surprise, quand nous nous y étions installés et que je découvrais notre proximité avec la rue Albert Camus où vivait ma tante chérie. Combien de dimanches ? Nous venions en voiture depuis Brunoy, on traversait Belleville, c’était pour moi le seul moyen d’y accéder, jusqu’à ce je vienne m’installer de l’autre côté du canal, sans même réaliser que nous devenions voisines.

Déjà l’heure à laquelle le téléphone a sonné, puis sa voix qui ne laisse aucune place au doute, c’est arrivé brutalement. On écoute, puis on répète, on raconte ce qu’il a fait la veille. Est-ce que quelque chose aurait pu l’empêcher ?

Il se lève pour sortir fumer une cigarette, nous demande si nous pouvons veiller sur son ordinateur, d’une même voix alors qu’il vient de quitter la salle nous nous avouons qu’avec cet accent il aurait pu nous demander n’importe quoi, et nous nous racontons nos histoires d’amour étrangères en riant.

Écouter le discours de Judith Godrèche, être bouleversée, son courage, et le dialogue de Rivette, Céline : Il était une fois.
Julie : Il était deux fois. Il était trois fois.
Céline : Il était que, cette fois, ça ne se passera pas comme ça, pas comme les autres fois.
Penser à Adèle Haenel. Et maintenant ?

dehors, la douceur irréelle

Un couple à la fenêtre du premier étage, à l’angle de la rue de la Fontaine au Roi. La sensation qu’ils posent. Peut-être la manière dont l’homme tient sa cigarette, droit dans sa veste de costume, peut-être le vert soutenu du vêtement de la femme qui se détache dans l’obscurité de l’arrière plan, les bandeaux épais de ses cheveux châtain. Je n’ose pas les photographier, en les décrivant aujourd’hui me vient l’envie de les peindre, ça ressemblerait à un tableau de Hopper.

J’oublie de noter mon rêve, ne me revient que l’image d’une mer grise mais étrangement transparente, où nagent des dizaines de méduses laiteuses qui ne me font pas peur.

Je profite de cette journée buissonnière pour rendre visite à V dans son appartement/atelier, au neuvième étage d’un immeuble du 14ème arrondissement. Une vue à couper le souffle, assieds toi à mon bureau, tu vas voir. Je lui envie cet espace, le désordre qu’elle y laisse.

Je lui raconte un souvenir. Gare de Lyon, j’ai vingt ans et je pleure. L’inconnu s’est assis à côté de moi, m’a demandé ce qui n’allait pas, il a commencé par parler doucement, puis il a mis une main sur mon épaule, puis sa main a glissé sur ma cuisse, puis sa bouche brutale contre ma bouche. Ce sont les baisers qu’on nous vendait dans les livres, il força ses lèvres. C’est à ce moment que j’ai réagi, je me suis levée et enfuie. Une chose pas grave.

Elle dit que franchement elle a honte de son pays, son grand-père lui répond que lui aussi. Finalement ils décident de passer par Bastille, comme ça on fait un bout de chemin ensemble, je traverse au niveau de la rue de Charonne, me retourne pour leur faire un signe de la main mais ils sont déjà ailleurs, c’est fugace, mais j’ai un sentiment d’abandon.

Je ne l’avais pas croisée depuis des mois. Elle a quitté l’enfance, je me reconnais au même âge dans sa gaucherie, elle voudrait m’éviter mais je lui tiens la grille, puis la porte, dans le couloir elle accélère, elle jette un regard par dessus l’épaule comme pour s’assurer de la distance qui nous sépare, puis elle s’engouffre dans la cage d’escalier, je l’entends courir dans les étages.

Je sors doucement du sommeil, je reconnais d’abord les basses, puis la mélodie, puis les paroles, ma voisine écoute à fond L’Été indien. Dans les années soixante dix, alors que j’étais une petite fille, ça évoquait le Canada. Je me souviens de toutes ces chansons tristes écoutées dans l’enfance, comme elles me reliaient à mon père. Dehors, la douceur irréelle.

les vides qui s’ouvraient sous nos mains

parfois je m’assois au bord d’un rêve et tu es là. je ne distingue pas les détails. il y a l’écho blanc entre l’étoffe de l’oreiller et le tympan. froissement d’air minuscule. ton souffle régulier au-delà. l’apaisement avant la chute. la nuit l’emporte — mon corps effondré. je ne sais pas si mes yeux sont ouverts ou fermés. on marchait, on avait un temps inouï devant nous, on avait la légèreté de juin. on marchait le long d’une nationale qui traversait la ville. on marchait en silence on osait rien dire on marchait. les cœurs s’échauffaient. l’odeur de beurre tiède dans ton cou. jambes frêles. on s’est laissé glisser sur le bord du trottoir. nos joues frottées. nos mâchoires à petits coups. nos lèvres amollies sous l’effet du vertige. la pluie a commencé à tomber, une de ces pluies d’été, lourde et brève. on ne parlait toujours pas. on remplissait les vides qui s’ouvraient sous nos mains et nos lèvres.