boulevard des Amériques

Granville 2018 – Source : Atlas des Régions Naturelles – https://www.archive-arn.fr

un oursin géant posé sur l’herbe — depuis le drame de Juigné-sur-Loire tous les enfants devaient apprendre à nager. dans la cabine exiguë elle doute, ses orteils se rétractent sur les mosaïques blanches. le parfum de chlore ne la dérange pas, elle a même une certaine attirance pour cette odeur, sa mère utilise souvent de la javel à la maison, c’est presque réconfortant — mais le polyamide brillant du maillot qu’elle enfile pour la première fois l’oppresse, comme les sous-pulls qu’on s’entête à lui faire porter, toujours l’impression que le vêtement étriqué va lui arracher les oreilles quand elle l’enfile, que le corps ne peut pas respirer en dessous. et le rouge vermillon d’où s’échappent ses jambes trop maigres est beaucoup trop voyant qui fait ressortir les marbrures de sa peau. les cheveux même coupés courts sont tiraillés par le latex du bonnet trop serré. les voix des camarades montent en échos de cathédrale. elle entasse les vêtements dans le panier en plastique, les chaussures calées au fond, chaussettes en boules âcres dedans, la culotte elle la cache à l’intérieur d’une jambe du pantalon. novembre c’est pas un mois pour aller à la piscine. elle fait basculer le loquet qui ferme la porte de la cabine, ne s’attendait pas à sa chute brutale, sursaute. pousse la porte du bout des doigts, accroche le panier dans le vestiaire au milieu des autres. maintenant elle se dirige vers le bassin, ses pieds suivent une ligne de carreaux noirs. les épaules en dedans elle grelotte à sentir sous les pieds le sol froid et humide. le truc qui la rassure c’est que nager elle a appris durant l’été. il y a toujours son pied droit qui refuse de se mettre en dehors quand elle nage la brasse, les allers-retours à marcher façon Charlot le long du bassin du club Mickey n’y ont rien changé. mais elle sait nager. elle abandonne sa serviette fanée sur le banc carrelé, se glisse derrière ses camarades. elle approche du bassin, son pied droit se déforme sous l’effet d’une crampe. debout sur le plongeoir elle fixe la lumière qui filtre à travers les hublots du coquillage géant, se perd dans la vibration turquoise. Allez, le cri du maître nageur rompt sa rêverie, l’eau vient pincer les sinus, ce n’est pas désagréable

Merci à François Bon d’avoir proposé aux membres du Tiers Livre d’aller explorer l’Atlas des Régions Naturelles, d’Eric Tabuchi et Nelly Monier où j’ ai retrouvé ma piscine d’enfance.

se faire attendre

L’attente c’était son truc, elle savait y faire, à l’heure où nous aurions du partir elle entamait une savante séance de maquillage, Je ne suis pas prête, on savait qu’il n’y avait rien à dire rien à faire ça ne ferait que l’agacer davantage, nous n’avions plus qu’à attendre encore. L’impatience gagnait les corps, les mains tapotaient nerveusement les cuisses, un chambranle, les dents se serraient, dans un soupir il tentait d’attirer son attention, regardait sa montre comme un rappel à l’ordre mais il le savait jamais nous ne partirions à l’heure il le savait mais tentait quand même — à se demander si ce n’était pas un jeu entre eux parfaitement rodé, on attendait toujours, partout nous arrivions les derniers, partout on nous attendait, c’était son truc se faire attendre, une chef d’orchestre de l’attente, surtout qu’au retard pris au départ s’ajoutaient souvent quelques embouteillages, des ralentissements, c’était parfois une heure de route, à l’arrière des voitures chercher la complice de cette attente, une gamine comme toi avec qui échanger un sourire qui suivrait avec toi l’écoulement d’une goutte sur la vitre, compterait combien de voitures blanches, on en voit plus beaucoup des voitures blanches, elle chantonnerait le même air diffusé par la radio, ça c’était un des meilleurs trucs pour tromper l’attente — chantonner, mais elle finirait par t’abandonner dans cette maudite file du milieu qui se refuse à bouger, il a beau pianoter nerveusement sur le volant ça ne fait pas avancer, alors tu trouves une autre famille à observer la nuque raidie du conducteur les mains volubiles de la mère les grimaces du petit à l’arrière puis ce sentiment de victoire quand finalement tu retrouves la gamine, la dépasses à ton tour, et l’entrée dans Paris, des noms de maréchaux, le métro aérien qu’on dépasse, l’espoir d’arriver bientôt, ça ne change rien au retard mais c’est une telle satisfaction d’arriver enfin, on encaissera les reproches, elle en riant peut-être même qu’elle lèvera les yeux au ciel, lui haussera les épaules en soulevant les bras les paumes ouvertes d’impuissance toi tu te mordilleras les lèvres, à l’œuvre déjà ta précision d’horlogère.

texte écrit dans le cadre du défi écriture, les 40 jours, par François Bon

aux marguerites

J’ai beau fouiller je n’ai pas de souvenirs de la vie derrière les fenêtres, aucune présence, aucun contrejour. Il y a bien quelques intérieurs éclairés — mais déserts — à Amsterdam, il y a des mouvements furtifs dans les restaurants chics au bord de Kamogawa à Kyoto, il y a le scintillement des façades américaines mais nous étions toujours trop loin pour deviner la vie derrière. La maison dont j’aurais voulu effacer les murs s’appelle Les Marguerites  — mon enfance passée en face. Une maison sans charme construite entre les deux guerres, son crépi blanc, la symétrie des deux fenêtres au-dessus du garage, la symétrie encore des rideaux bonne femme, la fenêtre du premier étage, centrée sur le pignon, une perfection morne et silencieuse dont je pourrais restituer encore aujourd’hui les proportions. Aux Marguerites vivait un couple d’une cinquantaine d’années, et leur grande fille, H, leur dernière, dans mon souvenir elle était déjà adulte. Le père avait été un ami de jeunesse de mon beau-père, il n’y avait plus entre eux qu’une entente cordiale de voisinage, une distance réprobatrice maintenue de part et d’autre. De ma chambre en soupente j’observais longuement cette maison dans laquelle je ne suis jamais entrée, tentant de percer le mystère de son silence quand chez nous il y avait toujours des éclats de voix, de la musique, des chansons. Souvent j’apercevais le visage de la triste H à la fenêtre du premier, j’imaginais qu’elle était retenue là malgré elle, dans sa chambre lambrissée, empêchée de sortir par sa timidité, ou par solidarité avec le père. Si elle passait dans la ruelle c’était toujours pour accompagner son père, ses épaules frêles recouvertes d’un cardigan bleu marine dont elle ne prenait pas la peine d’enfiler les manches, bras pendant le long du corps, parfois le bras droit replié sur l’estomac, s’accrochant au bras gauche, regard lointain, dirigé vers la mer où ils se rendaient ensemble d’un même pas lent — père et fille — comme si cette seule distraction devait meubler la journée. La mère était souffrante, ne sortait jamais de la maison, je ne suis pas sure d’avoir vu jamais son visage. Elle passait ses journées alitée, derrière la fenêtre de gauche dont les volets s’entrebâillaient au rythme de ses endormissements, plusieurs fois par jour. Je devinais sa silhouette osseuse repliée sur le lit mou, l’austérité de son visage malade, son teint froid, ses pensées suspendues dans la chambre immobile. À la tombée du jour le plafonnier en corolle s’illuminait, apparaissaient alors les silhouettes du père et de la fille autour de la malade, leurs mouvements ralentis, les rayures larges du papier peint, les livres fanés de la bibliothèque. Puis le père s’approchait de la fenêtre pour fermer les volets, la lumière luttait en quelques points minuscules, puis plus rien, la malade était livrée à la nuit. Je guettais encore, jusqu’à voir la chambre du premier s’éclairer d’une lueur fade, H fermait à son tour les volets. C’était le moment où parfois derrière la fenêtre de droite, presque caché derrière le rideau bonne femme, j’apercevais le père, je ne distinguais pas son regard, mais je crois qu’il tentait d’attraper un semblant de vie à travers nos fenêtres.

texte écrit dans le cadre du défi écriture, les 40 jours, par François Bon

pour voir

la première image qui t’est venue c’est celle d’un grain de sable collé dans ta paume petite un grain humide plat et brillant parmi au moins trente autres grains peut-être quarante brisures de roches au moins cent grains collés d’avoir creusé le sable à main nues — les hauts le cœur quand une puce de mer s’agite sous la pulpe des doigts — et des millions de grains soulevés pour creuser un refuge — ta maison tu disais — autour la grève le varech les méduses mourantes les fleuves minuscules le bruit des vagues le rire ascensionnel des mouettes. alors les dunes hachées d’herbes longues comme des ratures alors la digue le béton sa tubulure laquée de blanc tes jeux de funambules alors les villas la vie des autres à l’intérieur alors les falaises alors les nuages leur odeur sourde de pluie alors la plage presque vide — c’était morte saison — alors les bancs de sable des continents sous la mer une forêt sous le sable — personne pour s’en souvenir — alors les massifs métamorphiques la baie les archipels alors la route nationale que tu traverses yeux fermés pour voir alors la vallée la pulsation humide des arbres la terre grasse — un réconfort passager — l’ondulation des routes alors le ciel lointain son reflet sur la mer la distance qui sépare la marée de dix-huit heures ta maison rompue l’estran vierge alors le ciel trop lourd avec ses morts anciens alors le tremblement le jour fragile alors le silence des oiseaux les ombres voraces alors l’orage le monde immense et chaviré alors l’enfance soulevée ce qui s’en va la tentation d’effacement

texte écrit dans le cadre du défi écriture, les 40 jours, par François Bon

aide-toi

Ça tombe à point nommé quand la langue fait défaut — du pain bénit pour l’aïeule qui vécut au village jusqu’à vingt ans, parlait une autre langue à la maison, avait appris à ne jamais s’apitoyer sur son sort, à toujours rentrer la peine au-dedans (ça s’échappait la nuit pendant son sommeil et ça donnait des lamentations effrayantes). Cette parole prête à l’usage était bien commode, une manière de dire élégante à l’abri des feuillets roses du petit Larousse, locutions et proverbes, l’aïeule était alors certaine d’éviter les fautes de français. Avec les proverbes elle accompagnait, elle réprimandait, elle consolait enfants et petits-enfants, ses faiblesses bien cachées derrière ces phrases qu’elle trouvait pleines de bon sens. Elle en a transmis l’usage à sa fille qui à son tour s’est cramponnée aux formulations désuètes, On ne peut pas être et avoir été…(face aux assauts du temps), j’ai le creux de la main qui me démange, c’est signe d’argent (quand il venait à manquer). Parfois elle atteignait des sommets, Fais du bien à un marin, il te chie dans la main, la grossièreté surprenait mais il lui fallait bien ça pour redescendre des tours. Si l’une de ses filles peinait à résoudre une difficulté, qu’elle venait à s’en plaindre alors elle recevait un Aide-toi le ciel t’aidera plein d’emphase, ça n’a jamais aidé personne ces phrases toutes faites opposées à la peine, et si par malheur la petite tentait la riposte la mère assénait Ça te passera avant que ça me revienne. La petite se demandait alors ce qui allait revenir, un peu inquiète, et ça la faisait pleurer. Il y avait une certaine griserie à sentir les larmes en roulade sur les joues, pendant que la mère s’était rangée du côté de la colère — parce que ça tient mieux debout la colère et le chagrin c’était trop pour la mère — alors ça tombait du ciel comme une gifle, impitoyable, cinglante, Pleure tu pisseras moins !

Texte écrit sur une proposition de François Bon, dans le cadre de l’atelier d’été

l’absence

Tu attends qu’ils sortent, une course en ville, une partie de bridge, parfois un dîner, tu tends l’oreille, guettes le bruit régulier du moteur qui s’éloigne, assurée que la deux chevaux a bien franchi la nationale, tu te laisses choir sur le divan, avec l’intention ferme de ne pas bouger, bras écartés yeux ouverts jambes pendantes, clouée par le vide, l’ennui, le silence s’étale dans la pièce, tu écoutes le silence, comptes jusqu’à vingt, trente, cèdes à l’impatience, tu montes l’escalier lentement, il n’y a personne pour t’entendre mais tu aimes te glisser dans cette peau étrangère, tu te trouves bien élégante à monter ainsi les marches, retenir l’élan, maintenant tu es devant la chambre, la porte est ouverte, tu restes un instant sur le palier du sanctuaire, tu fais un tour rapide du regard jusqu’à la découvrir sur l’étagère dite hindoue, tu traverses la chambre comme il te semble le ferait un fantôme, tu t’approches du meuble en bambou, à pas légers de fourmi, le parfum de ta mère flotte encore dans l’air, tu es là en douce, en cachette, tu as peur de laisser des traces sur la mousse épaisse de la moquette, ton cœur s’accélère, on pourrait apprendre que tu es entrée dans la chambre, mais tu avances et ton regard est tendu vers elle, vers sa beauté fragile de porcelaine, sa pâleur lisse et brillante, ses doigts longs et fins, légèrement écartés, enroulés en torsion délicate, une caresse silencieuse, tu avances, tu peux désormais, sur la pointe des pieds, poser tes mains sur la troisième étagère — ce que tu as grandi—, tu pourrais — crois-tu — l’observer pendant des heures sans même la toucher, tu pourrais la casser rien qu’à la regarder, tu as — penses-tu — ce pouvoir étrange, dans l’émail brillant apparaîtrait alors une fêlure, une ligne de cœur ou de chance, tu lèves ta main dans l’air comme tu as déjà vu faire les danseuses classiques, tu essayes de reproduire la posture élégante des doigts, mais ce geste ne t’appartient pas, un geste de femme quand la pulpe rebondie de tes doigts se tord maladroite, le majeur et l’index ne savent pas se courber, alors tu finis par caresser la paume de porcelaine, t’attardes sur la courbe du poignet, émerveillée par la perfection de cette main, frêle et douce, longue, blanche, il te semble que ce pourrait être la main de ta mère posée là sur la tresse vernie de l’étagère, sa main qui distrait l’absence, le temps trop long depuis leur départ, ce vide qu’ils laissent chaque fois et t’inquiète toujours un peu, pour ça que tu viens dans la chambre, pour la présence de ta mère dans la main de porcelaine, pour les bagues accumulées sur les doigts délicats, topaze et rubis d’un autre temps, tu n’oses pas les essayer, tu as peur qu’elle le remarque, ou pire qu’un de tes doigts rebondi reste coincé dans l’anneau précieux, alors tu serais démasquée et déjà le jour cède, et il te semble au loin entendre le cliquetis rassurant de la deux chevaux qui descend la côte du bourg.

Texte écrit sur une proposition de François Bon, dans le cadre de l’atelier d’été

mardi gras

Comme trop souvent je n’ai aucune idée de ce qu’est devenue la photographie originale, je me contente des noirs et blancs surexposés d’une photocopie laser. C’est mardi gras, le carnaval de Granville, un évènement qui compte dans la région. Je n’en ai aucun souvenir, ni de la fête, ni de la foule, ni du défilé, je ne me souviens de rien mais reste cette image où je me tiens craintive entre mes aînés masqués, devant l’ombre mystérieuse du photographe. Je crois que je pourrais compter sur les doigts d’une main les photos de nous trois réunis, une ou deux d’Algérie où je suis minuscule, nous trois assis sur le canapé fleuri de l’appartement du boulevard Bessières où nous nous sommes installés en rentrant en France et celle-ci, prise sur le parking du port de plaisance de Granville, mon frère à tête de singe — à cette époque il recouvrait ses brouillons de dessins de primates auxquels il vouait une passion aussi forte que pour les avions, ma sœur mutine derrière son loup et son éventail immense, moi et ma capeline de Laura Ingalls, une de mes héroïnes d’enfance — fille de pionniers quittant le Wisconsin pour l’Ouest — dont je dévorais passionnément les aventures en sept tomes colorés. En regardant cette photographie je me souviens surtout des gestes de ma mère, elle aimait nous maquiller — elle avait un temps été esthéticienne — elle utilisait pour les cils un mascara compact de la marque Lancaster, comme une rondelle de gouache dans sa palette qu’il fallait humidifier avant de l’appliquer, Ouvre les yeux, Fixe un point, la brosse en allers retours qui allongeait nos cils de gosses. Je la vois fourrant le sous-pull de mon frère de petit linge pour lui fabriquer sa carrure d’homme singe, je me souviens de sa main qu’elle passait sous l’eau froide pour écraser brusquement nos épis, et de son regard alors plein d’admiration possessive.

un feu minuscule

Ça c’est passé durant l’été 1981, l’année où nous sommes venus vivre en Corse. Depuis notre arrivée à Bastia je suis triste, triste d’avoir renoncé à mes vagabondages, à l’apaisement des vagues, au grenier, au peuplier voisin, aux nuages aussi, abandonnés quelque part sur la route, sans doute ai-je dormi sur le trajet et manqué l’adieu au ciel d’enfance, je n’avais rien demandé, surtout pas à venir vivre en Corse, il m’aura fallu des années pour m’y attacher enfin, bien longtemps après l’avoir quittée. C’est dimanche, nous sommes en famille, en visite chez des cousins à Alistro, un village de la plaine orientale, je ne lui trouve aucun charme, sauf le champ d’amandiers de Charles, et le rayonnement du phare qui balaie la chambre où j’ai dormi quand nous sommes arrivés à Noël, hébergés dans la maison de vacances de la sœur de ma mère, le temps de nous retourner. Le jour lent, l’air chaud au dehors, mes onze ans, l’ennui, la colère. Je ne me souviens pas pourquoi je suis sortie alors que le soleil était brûlant, comment je suis arrivée dans ce coin de nature, seule, avec une boîte d’allumettes. Est ce que c’était un champ, un bout de maquis, j’ai le souvenir qu’il y avait de l’espace autour. J’ai pensé que je pourrais là faire un feu minuscule, j’ai rassemblé quelques herbes sèches en cercle, j’ai craqué l’allumette, aussitôt il y a eu ce doux grésillement, les herbes se sont tordues en danse fugace, envoûtante. Je me suis avancée, mes pieds de gamine chaussés de sandalettes taille 33, j’ai tapé des talons pour éteindre les flammèches. C’était déjà fini, à peine quelques cendres. L’odeur de souffre des allumettes, le parfum d’herbes brûlées, le crépitement, la vibration de l’air, j’en veux encore, une, deux allumettes, je laisse grandir un peu les flammes hypnotiques, début d’ivresse, je danse avec elles, les étouffe en frappant joyeusement le sol, je triomphe. Quelques brins incandescents me fascinent, trois, quatre allumettes, je laisse le cercle s’élargir davantage, défie le feu, qui vient danser avec nous ? Les flammes s’élèvent, trop hautes les flammes, j’ai peur cette fois de m’approcher, elles en profitent, s’échappent. Je suis revenue vers la maison des cousins en courant, concentrée pour ne pas rougir, Il y a un feu là-bas. Peut-être que j’ai tardé, peut-être qu’un vent s’est levé, peut-être que les adultes ont mis du temps à me croire, moi la menteuse, l’incendie était déjà puissant au moment où nous sommes revenus sur le lieu du crime. Avec les moyens du bord, Jacques et le cousin se sont livrés au combat, des tuyaux, des seaux, leur visage tendus, leur peau luisante et rougie par l’incandescence du feu, leurs forces jetées au milieu des flammes insolentes, j’étais terrifiée, suspendue à leurs regards inquiets. Ils ont fini par éteindre l’incendie. Passé l’effroi, je contemple ma colère calcinée, au feu la tristesse, les chemins d’enfance, les nuages, avec le temps la honte aussi s’est effacée, je n’ai jamais avoué la faute, parfois le souvenir du feu ressurgit, et si je rougis c’est d’être la seule à m’en souvenir.

hypnotique

Enfant, j’entre dans la catégorie pâlotte cernée, cela me valait quelques inquiétudes des adultes, ces cernes pour une gosse de mon âge… Je ne me souviens pas de difficultés à m’endormir, seulement du sommeil orchestré par ma mère à coup de cuillers de sirop hypnotique, à huit heures trente au lit, neuf heures en été, alors qu’il faisait encore jour, que les copains jouaient au dehors, mais non, il fallait se coucher, laisser la beauté du soir au monde des adultes, par chance j’aimais suffisamment le parfum d’orange caramélisée du théralène pour feindre l’agitation et réclamer une cuiller du remède. Ainsi longtemps je me suis couchée de bonne heure, longtemps j’ai pensé que si je n’avais pas mes neuf heures de sommeil je ne serais pas vaillante le lendemain, avant de goûter, bien des années après, le temps de la nuit, son incertitude, son grain doux, ses rêvélations.

l’Estival

La première fois dont je me souvienne, j’avais neuf ans. Nous étions allés en bande à l’Estival, le cinéma de la station balnéaire voisine qui n’ouvrait que l’été à l’heure des vacanciers. C’était une sortie exceptionnelle, l’autorisation d’aller le soir au cinéma sans être chaperonnée par un adulte, la bande insolite que nous formions, filles et garçons, petits et grands, et cette chaleur d’août que rarement on avait ressenti à Edenville. Nous marchions sur la route nationale, combien étions-nous, six ou sept gamins, ma sœur de treize ans était la plus âgée qui veillait sur le groupe. Nous chantions le tube de l’été, une chanson d’amour triste un peu ringarde dont on nous rabattait les oreilles à la radio, dans les jukebox, à la salle de jeux du coin de la rue, nous n’avions que deux kilomètres à parcourir, mais ça nous donnait de l’élan. En mon for intérieur je dédiais les paroles de la chanson à Pierre qui marchait devant moi, silencieusement amoureuse de lui, nous c’est une illusion qui meurt … Sur la route nous jouons avec nos ombres, hallucinés par nos silhouettes allongées dans les rayons du soleil du soir, nos mains forment des chimères, je remonte à la tête du groupe, je suis alors la plus grande dans l’ombre projetée sur l’asphalte sablonneux, et puis je me rapproche de Pierre, je joue avec l’ombre encore, mon profil tourné vers lui, la bouche à son oreille me fais croire que je lui chuchote mon secret.

La salle est presque neuve, à l’abri d’un parallélépipède sans fioritures, façade de moellons en granit, toit ceint d’un large bandeau de tôle ondulée bleu azur, sur lequel se détachent, en lettres cursives de Plexiglas blanc dont la tranche est colorée d’orange vif : L’ESTIVAL. Dans la grande salle les murs sont couverts de moquette côtelée, on compte près de quatre cent fauteuils en mousse synthétique corail, une odeur de sable humide imprègne l’air. Sur l’écran géant, l’émerveillement fugace, le prince et Cendrillon dansent, couple minuscule dans le cadre, ils s’échappent du bal en tournoyant, tandis que leurs ombres immenses sont projetées sur le mur du palais en un lent mouvement décalé. Je me souviens du film sans doute de l’avoir revu avec mes filles, bien des années après, mais ce que je retiens de cette première fois c’est la marche du retour par la plage dans la nuit d’août, mes tongs dans les mains pour sentir le sable frais sous mes pieds, le bruit des filins cliquetant sur les mâts en passant à la hauteur de la cale à bateaux, la nuit à peine tombée éclairée d’une lune pâlotte, le vent lugubre qui amplifie le ressac alors que les plus grands racontent des histoires à faire peur, et au fond de ma poche le petit ticket rose à neuf francs devenu talisman, sa douceur de buvard sous mes doigts.

Texte écrit sur une proposition de François Bon, dans le cadre de l’atelier d’été 2020