l’absence

Tu attends qu’ils sortent, une course en ville, une partie de bridge, parfois un dîner, tu tends l’oreille, guettes le bruit régulier du moteur qui s’éloigne, assurée que la deux chevaux a bien franchi la nationale, tu te laisses choir sur le divan, avec l’intention ferme de ne pas bouger, bras écartés yeux ouverts jambes pendantes, clouée par le vide, l’ennui, le silence s’étale dans la pièce, tu écoutes le silence, comptes jusqu’à vingt, trente, cèdes à l’impatience, tu montes l’escalier lentement, il n’y a personne pour t’entendre mais tu aimes te glisser dans cette peau étrangère, tu te trouves bien élégante à monter ainsi les marches, retenir l’élan, maintenant tu es devant la chambre, la porte est ouverte, tu restes un instant sur le palier du sanctuaire, tu fais un tour rapide du regard jusqu’à la découvrir sur l’étagère dite hindoue, tu traverses la chambre comme il te semble le ferait un fantôme, tu t’approches du meuble en bambou, à pas légers de fourmi, le parfum de ta mère flotte encore dans l’air, tu es là en douce, en cachette, tu as peur de laisser des traces sur la mousse épaisse de la moquette, ton cœur s’accélère, on pourrait apprendre que tu es entrée dans la chambre, mais tu avances et ton regard est tendu vers elle, vers sa beauté fragile de porcelaine, sa pâleur lisse et brillante, ses doigts longs et fins, légèrement écartés, enroulés en torsion délicate, une caresse silencieuse, tu avances, tu peux désormais, sur la pointe des pieds, poser tes mains sur la troisième étagère — ce que tu as grandi—, tu pourrais — crois-tu — l’observer pendant des heures sans même la toucher, tu pourrais la casser rien qu’à la regarder, tu as — penses-tu — ce pouvoir étrange, dans l’émail brillant apparaîtrait alors une fêlure, une ligne de cœur ou de chance, tu lèves ta main dans l’air comme tu as déjà vu faire les danseuses classiques, tu essayes de reproduire la posture élégante des doigts, mais ce geste ne t’appartient pas, un geste de femme quand la pulpe rebondie de tes doigts se tord maladroite, le majeur et l’index ne savent pas se courber, alors tu finis par caresser la paume de porcelaine, t’attardes sur la courbe du poignet, émerveillée par la perfection de cette main, frêle et douce, longue, blanche, il te semble que ce pourrait être la main de ta mère posée là sur la tresse vernie de l’étagère, sa main qui distrait l’absence, le temps trop long depuis leur départ, ce vide qu’ils laissent chaque fois et t’inquiète toujours un peu, pour ça que tu viens dans la chambre, pour la présence de ta mère dans la main de porcelaine, pour les bagues accumulées sur les doigts délicats, topaze et rubis d’un autre temps, tu n’oses pas les essayer, tu as peur qu’elle le remarque, ou pire qu’un de tes doigts rebondi reste coincé dans l’anneau précieux, alors tu serais démasquée et déjà le jour cède, et il te semble au loin entendre le cliquetis rassurant de la deux chevaux qui descend la côte du bourg.

Texte écrit sur une proposition de François Bon, dans le cadre de l’atelier d’été

l’écritoire (ou le maroquin)

Un jour Pierrot me donne un nécessaire à correspondance en cuir rouge sombre patiné par le temps, doublé d’une moire carminée épaisse et changeante, c’est un cadeau que tu lui as fait, elle me l’a légué quand elle a su mon amour pour les lettres, j’avais treize ou quatorze ans. Je l’appelais maroquin, j’aime ce mot d’un autre temps, d’un autre pays, ça convoque d’autres paysages, d’autres soleils levants, des années légères et dorées. J’ai toujours été fascinée par cet objet, sa simplicité luxueuse, je me souviens comme j’ai glissé avec fierté dans la petite bague en cuir fin prévue à cet effet mon premier stylo plume Waterman en métal argenté mat, et à droite le petit bloc de papier à lettres A5, dont j’aimais tellement le grain, le dos carré collé, la feuille lignée de noir que je glisse entre deux pages blanches ni vu ni connu, oh la belle écriture que je force à pencher vers la droite — cette inclinaison c’est comme donner du poids à ce que j’écris. Dans les plis j’ai trouvé un trésor, quelques mots de toi à Pierrot, Mon petit chat… Votre intimité révélée sur une carte en bristol, j’ai oublié tes mots, je me souviens que tu lui demandais pardon. Le rouge s’est répandu partout, il est monté sur mon front, sur mes joues, mes joues empourprées comme la peau du maroquin, comme un feu dans mes mains et ma poitrine, mon trouble de vous avoir surpris dans un moment d’intimité où je n’avais pas ma place. Maintenant je comprends que mon attachement à cet objet c’est ce don de toi à elle, j’enrage d’avoir égarée cette note, c’est de ça que je rougis désormais. Cette écritoire, c’est du temps de votre vie commune le seul objet que je possède, c’est un parfum de peau, de cuir, de tabac blond, de papier d’Arménie. C’est du temps vivant, c’est bien plus qu’une trace, c’est une preuve, c’est l’air tiède d’Alger, le ciel rouge autour enluminé du couchant, le vent chaud du désert. Cette écritoire c’est une faute, un pardon, un serment. Cœur battant, mains fébriles je déplie le maroquin. Alors monte l’odeur de la peau. Le chagrin. D’un petit compartiment dépasse une carte en bristol, Ma vue se trouble, je vois danser l’encre noire, ton écriture ample et vive.

Mon petit chat,

Je ne supporte pas le chagrin que je t’ai fait. Je voudrais tant que tu me pardonnes, quel idiot je suis.

Je t’aime,

Ro 

écritoire

C’est un cadeau de mon père à ma mère, elle me l’a légué au cours de mon adolescence. C’est un maroquin en cuir rouge sombre patiné par le temps, doublé d’un tissu moiré, il se déplie en deux parties quand on l’ouvre, à gauche l’espace est divisé en petits compartiments pour ranger des cartes ou des enveloppes, dans le pli central une bague de cuir fin dans laquelle on peut glisser un stylo, sur la partie droite un bandeau de cuir encore, plat et horizontal, permet de maintenir un petit bloc de papier à lettres, enfin un rabat triangulaire comme le dos d’une d’enveloppe recouvre le tout, avec un fermoir de laiton à serrure dont la clef a disparu.