boîte noire

Le sujet me captive, Boîte noire. J’imagine un temps qu’il y a eu une boîte noire à bord du Comanche, Slimane me dit qu’il ne pense pas, qu’il va quand même se renseigner, je laisse flotter cette idée que peut-être, à un endroit, la voix de mon père à été enregistrée.

On inondait de vert le bitume, mais l’intensité de la couleur, son odeur ne mentaient pas.

Je m’y prends mal, et ça me fatigue. 

J’ai d’abord cru que le couple se tenait par la main, doigts croisés, et puis j’ai vu son poing serré, ça renversait complètement la proposition, ce n’était plus un geste amoureux, c’était juste un poing serré, fermé, en colère.

Traverser le quartier rabâché, sentir novembre, la nuit oppressante, s’arracher à la viscosité de l’air, à la ville, et se heurter à la limite des mots. 

Nous regardons Chevalier noir, je suis éblouie par les images de Téhéran en surplomb, le flou des lumières vibrant sur l’horizon, je pense à Bastia, peut-être l’énergie des corps, les tensions familiales, ça réveille des sensations d’enfance, une envie brutale de chaleur.

J’y vais le nez au vent, les portes s’ouvrent les unes après les autres, une jeune femme est désappointée, elle croyait que c’était la poste, normalement on ouvre qu’à midi. Elle me demande si c’est urgent, pas vraiment même si après avoir laissé traîner la petite boîte métallique des jours et des jours au fond de mon sac à dos, l’oubliant presque, je suis maintenant impatiente de découvrir les images. En lui confiant les films j’ai l’impression d’être l’héroïne d’une fiction.

inside the work

Elle est penchée sur ses pieds, je lui demande si elle est blessée, non il y a une coccinelle, j’ai eu peur de l’écraser, ça porte bonheur, de l’index elle la pousse délicatement vers le bord du trottoir pour l’aider à prendre son envol.

Retrouvailles avec L’aiR Nu rue de Charonne. Des idées qui émergent, le groupe qui s’élargit, de la joie et l’évocation d’un séjour à Clermont.

J’avais le matin gravé une plaque de rhénalon à la hâte, au tirage, surprise du trait vivant, de la teinte qui se dépose. C’était la dernière séance avant les vacances, je me fais croire que je préparerai des projets pour la rentrée.

Je fais une petite pile de vêtements, rassemble le matériel numérique, renonce à glisser un roman de Kundera dans la valise. Cette idée étrange — me rapprocher de ma mère à travers cette lecture parce que je me souvenais de son enthousiasme pour cet auteur que je n’ai jamais lu — suffit à la faire apparaître lisant couchée sur son lit, genoux repliés, la main gauche recroquevillée à l’arrière de la nuque, une rare image d’abandon.

Nous nous croisons en haut de la piazza, ce n’est pas tout à fait un hasard, nous venons à la même séance. Notre ami Arnold Pasquier présente Terrazzo. Un homme étreint l’absence dans un appartement désert, en vis-à-vis on suit une déambulation en caméra subjective dans le parc Strefi d’Athènes, surplombs magnifiques, dont on trouve l’écho chez Franck Smith qui filme le long d’une frontière entre les deux Corée. Ça réveille mon envie de monter les images tournées en Corse au mois de mai.

Nuit agitée, perspective du départ, dans mon dernier rêve des adolescentes occupaient la chambre dans laquelle je dors habituellement, sauf que ce n’est plus la même chambre puisqu’elle a depuis été détruite, puis reconstruite. Sur la route de l’aéroport toujours l’accélération du cœur, le surgissement de la citadelle dans la lumière du soir. La chambre n’est pas habitable, on s’installe dans l’aile sud.

Au réveil rituelle fascination du scintillement sur la mer. La maison est à l’image du chantier d’écriture que je décide de ré-ouvrir, du désordre, de la poussière, des poutres posées en renfort. L’attachement ravivé au territoire, qui s’est noué ici même il y a dix ans, me rapproche brusquement de mes personnages.

il n’y aura pas d’aubes sur la mer

Je visionne mes rushes pour les vases communicants, la ville s’absente des images, des plans fixes, serrés, proches de la matière, presque abstraits, comme si j’avais peur d’imposer un sens à Juliette.

À la terrasse du café je reconnais Lola Lafon, croisée deux jours avant quand nous allions joyeusement aux Batignolles. Nous ne retrouvons pas le même élan dans ces rues trop souvent parcourues, sous le temps qui tourne, la fatigue, nous rentrons, je lutte contre la frustration de n’avoir produit plus d’images.

Je traverse Paris à vélo d’est en ouest, du nord au sud, j’ai l’impression de franchir un cap, que ma vision, ma compréhension de la ville grandit. C’est une sensation forte, grisante, comme si mes poumons s’élargissaient. Cette semaine je vais la passer sur une prise de vue pour un livre créatif autour de Noël, étrangeté de créer l’hiver en été, y a plus de saison comme dirait l’autre.

Nous regardons Le clan des siciliens — je ne l’avais jamais vu, ma mère n’aimait pas Delon. Toujours la même fascination pour le cinéma de cette époque, le phrasé des acteurs, les codes, les couleurs, toujours cette illusion de m’approcher d’une réalité dans laquelle s’inscrivent le corps et la voix de mon père.

Le départ en Corse approche — rituel depuis bientôt dix ans. Sauf que cette année nous n’irons pas à Erbalunga, mon amie m’apprend que le chantier est suspendu pour des raisons obscures, il n’y aura pas d’aubes sur la mer, la chance c’est qu’un autre lieu nous attend, dans une région que je connais peu, où il y a de merveilleux couchers de soleil.

Nina est de retour pour une semaine, la proximité avec sa précédente visite me donne l’impression qu’elle n’a pas vraiment quitté la maison et ça me rend joyeuse. Et puis l’été, la presque fin des photos pour le livre. Avec Philippe et les filles nous descendons le long des quais bondés, la pelouse de Villemin encore chargée de corps qui attrapent les derniers rayons de soleil exhale son parfum d’herbe tiède, un air festif, une légèreté qu’on avait oublié.

Nous allons tous les quatre voir La maman et la putain, j’avais oublié une grande partie du film, j’avais oublié qu’Alexandre (joué par Léaud) lisait La recherche du temps perdu, j’avais oublié la beauté des plans-séquences, les fondus au noir comme des respirations lentes, la vérité des acteurs, ça me donne envie de filmer des corps et des visages.

l’Estival

La première fois dont je me souvienne, j’avais neuf ans. Nous étions allés en bande à l’Estival, le cinéma de la station balnéaire voisine qui n’ouvrait que l’été à l’heure des vacanciers. C’était une sortie exceptionnelle, l’autorisation d’aller le soir au cinéma sans être chaperonnée par un adulte, la bande insolite que nous formions, filles et garçons, petits et grands, et cette chaleur d’août que rarement on avait ressenti à Edenville. Nous marchions sur la route nationale, combien étions-nous, six ou sept gamins, ma sœur de treize ans était la plus âgée qui veillait sur le groupe. Nous chantions le tube de l’été, une chanson d’amour triste un peu ringarde dont on nous rabattait les oreilles à la radio, dans les jukebox, à la salle de jeux du coin de la rue, nous n’avions que deux kilomètres à parcourir, mais ça nous donnait de l’élan. En mon for intérieur je dédiais les paroles de la chanson à Pierre qui marchait devant moi, silencieusement amoureuse de lui, nous c’est une illusion qui meurt … Sur la route nous jouons avec nos ombres, hallucinés par nos silhouettes allongées dans les rayons du soleil du soir, nos mains forment des chimères, je remonte à la tête du groupe, je suis alors la plus grande dans l’ombre projetée sur l’asphalte sablonneux, et puis je me rapproche de Pierre, je joue avec l’ombre encore, mon profil tourné vers lui, la bouche à son oreille me fais croire que je lui chuchote mon secret.

La salle est presque neuve, à l’abri d’un parallélépipède sans fioritures, façade de moellons en granit, toit ceint d’un large bandeau de tôle ondulée bleu azur, sur lequel se détachent, en lettres cursives de Plexiglas blanc dont la tranche est colorée d’orange vif : L’ESTIVAL. Dans la grande salle les murs sont couverts de moquette côtelée, on compte près de quatre cent fauteuils en mousse synthétique corail, une odeur de sable humide imprègne l’air. Sur l’écran géant, l’émerveillement fugace, le prince et Cendrillon dansent, couple minuscule dans le cadre, ils s’échappent du bal en tournoyant, tandis que leurs ombres immenses sont projetées sur le mur du palais en un lent mouvement décalé. Je me souviens du film sans doute de l’avoir revu avec mes filles, bien des années après, mais ce que je retiens de cette première fois c’est la marche du retour par la plage dans la nuit d’août, mes tongs dans les mains pour sentir le sable frais sous mes pieds, le bruit des filins cliquetant sur les mâts en passant à la hauteur de la cale à bateaux, la nuit à peine tombée éclairée d’une lune pâlotte, le vent lugubre qui amplifie le ressac alors que les plus grands racontent des histoires à faire peur, et au fond de ma poche le petit ticket rose à neuf francs devenu talisman, sa douceur de buvard sous mes doigts.

Texte écrit sur une proposition de François Bon, dans le cadre de l’atelier d’été 2020

les choses de la vie

En allant me coucher hier une drôle de tristesse. Est-ce d’avoir regardé pour la première fois Les choses de la vie, des années que je voulais le voir, je ne sais pas par quel miracle j’y avais échappé adolescente, quand nous nous sommes installés avec Philippe nous n’avions pas la télévision, quand finalement nous en avons eu une et que le film était programmé, de nombreuses fois en vingt ans, il me décourageait à chaque fois — non mais ce film est d’une tristesse sans nom — finalement, je l’ai vu hier pour la première fois. Le film m’étreint, porté par la musique mélancolique de Philippe Sarde, les silences et surtout le regard bouleversant de Piccoli. Ce qui m’a rendue triste c’est peut-être d’avoir saisi à travers les images et leur chromie seventies quelque chose de mes parents, contemporains des personnages du film sorti l’année de ma naissance. Ils n’appartenaient pas à cette bourgeoisie, ils ne traversaient pas les mêmes errances sentimentales, enfin je ne le crois pas, mais y avait les mêmes bagnoles, les mêmes clopes qu’on allume les unes derrière les autres, la même peau mate réchauffée de soleil, peut-être certains silences. La tête sur l’oreiller pleine des beaux instants de la journée — nous sommes sortis de Paris et nous avons revu les parents de Philippe pour la première fois depuis trois mois — je me suis demandée si mon père avait eu le temps de voir défiler sa vie au moment l’accident, si il a eu le temps de nous parler en silence.