sa main sur mon épaule

À l’heure d’écrire le journal j’écoute avec Alice Night of the Hunter. Je voudrais aujourd’hui ne parler que de mardi. D’abord le rêve survivaliste, nous devons tout quitter et réfléchissons à ce que nous devons emporter, il raisonnera étrangement durant la présentation de Jachère. Comme chaque mardi matin, je tombe dans le même piège, c’est une journée rythmée par des horaires différents, la tentation de remplir l’illusion de temps, que je gaspille finalement. Le sms de Family movie au moment de quitter la maison — votre commande est prête, option de téléchargement disponible. L’hésitation puis le départ précipité à l’atelier de gravure, l’impatience qui gronde de retrouver cet après midi l’ordinateur pour télécharger le film, l’impatience quand tout dans l’atelier de gravure appelle la lenteur. Pourtant je fais cette fois quelques tirages qui me font plaisir. Ce jour là je déjeune avec Alice, décommander n’avait pas trop de sens, ces images qui ont dormi plus de cinquante ans pouvaient attendre encore. Déjeuner donc avec Louise, Claudine, et Alice, on forme une drôle de tablée. Claudine dit qu’elle en a marre de ces séries qui tentent de nous rendre les flics sympathiques, nous rions mais je suis fébrile, obnubilée par les images qui m’attendent. Alice m’accompagne rue de Charonne, nous marchons vite, mes gestes se font mécaniques, la clef dans la serrure, allumer le mac, les codes, les consignes à la hâte, et la récompense, une minute quarante de film noir et blanc, et mon père sur quelques plans montés dans le désordre. Sa tenue improbable alors qu’il descend du Zlin, sa chemise blanche, sa cravate, ses Ray-ban et ses souliers vernis, le harnais. Puis des plans plus proches, mon père assis sur le siège arrière, comme me l’avait raconté Berrouane. La familiarité désormais avec les images, elles ne m’apprennent rien que les Algériens ne m’aient déjà raconté. Le filmeur (on ne sait pas qui, peu probable que ce soit mon oncle, il filmait en super 8, en couleur, là c’est du 16), est posté derrière l’avion, il s’approche, mon père sait qu’il est là à filmer, je ne peux pas affirmer qu’il est gêné mais il y a dans ses mouvements quelques chose de pas tout à fait naturel lié à la présence de l’objectif. Ça n’empêche que je suis bouleversée. Sa main qu’il pose au-dessus du tableau de bord, le bouton de manchette, son visage qui se tourne vers le caméraman, les mots silencieux qu’il lui adresse. Et un sourire. Un éclat de soleil sur la monture de ses Ray-ban. Tout se réveille, tout ou plutôt le vide. Est-ce que d’autres images m’attendent ? J’envoie le film à mes frère et sœur, à Slimane qui reconnaîtra peut-être des élèves, et je me plonge dans le travail. Gwenn S passe rue de Charonne, nous buvons un thé et parlons, trop vite encore, puis rejoignons la rue de Prague pour le lancement du livre posthume de Philippe Aigrain, Jachère. Ce titre est magnifique, l’objet aussi. J’embrasse Jane et Joachim, m’assoit à côté de Piero en attendant Philippe, il sait que j’ai reçu les images d’Algérie, alors tu es contente ? avec ce sourire qui invite à la confidence. Je lui raconte mon père qui se tourne vers le cameraman, sa joue, cette impression de pouvoir la toucher. La salle est comble, Philippe arrivé avec un peu de retard reste debout près de l’entrée. Guillaume Vissac fait une présentation très émouvante de la genèse de Jachère, du travail mené collectivement avec Christine Jeanney, Roxane Lecomte, Benoit Vincent, Marie Cosnay, il nous dit l’aide précieuse de Mireille, l’épouse de Philippe, qui est là avec nous. Puis viennent les lectures de Jane et Joachim, qui ont précautionneusement choisi les extraits, où il est plutôt question de semailles, de récoltes, de nourritures, pendant que les illustrations de Roxane sont diffusées sur un moniteur (dis Roxane, mais quel boulot !). En allant chercher notre contrepartie auprès de Guillaume, j’ai une sorte de timidité, j’ai en tête la première version de Comanche que je lui avais envoyée, les pistes de travail qu’il m’avait données, je me demande quel texte serait né d’un véritable travail avec l’équipe. Puis la conversation plutôt joyeuse avec Antonin, nous échangeons nos livres, évoquons nos rôles de dépositaires, nos frère et sœurs. Nous repartons dans la nuit avec Philippe, nous sommes silencieux, un peu sonnés. Dans le métro un homme descend les escaliers en traînant une affiche en lambeaux, comme une cape. En arrivant à la maison je télécharge le film sur mon vieil ordinateur pour le montrer à Philippe, il est impressionné par la qualité des images, m’encourage déjà à en faire quelque chose. Entre-temps Slimane m’a répondu, me confirme que les plans ont bien été tournés à l’école d’aviation et de météorologie d’Alger, à Dar-El-Beida, là où je suis née. Si j’avais été attentive je l’aurais deviné en lisant les inscriptions sur les bâtiments. Mais je ne cherche aucune vérité dans ces images, je veux seulement me rapprocher de lui encore, imaginer sa main sur mon épaule.

par la mer

C’était en mai, on avait décidé de revenir par la mer, à la recherche de sensations presque oubliées, de l’odeur de l’île, de cette douceur du matin juste avant qu’elle ne se transforme en chaleur. La satisfaction de découvrir notre cabine à l’avant du navire, son hublot immense, le pont extérieur à deux pas, les draps impeccablement lisses du lit à deux places. Les adultes boivent des cocktails près des baies pendant que les gamins s’excitent devant les machines à pinces, rien n’a changé, si ce n’est mon impatience, plus vive que dans l’enfance. Je n’ai pas mis de réveil, je ne dormirais pas, ou mal, comme toujours agacée par le voyage, empressée de voir surgir les côtes au loin. Le jour se lève, les hauts parleurs diffusent un chant corse, je m’habille, j’attrape le Canon et me précipite au dehors. Le ciel est couvert, l’air chargé d’une pluie fine et bleue, qui noie les côtes dans un même bleu.Tout est flou, à distance, même les odeurs, la pluie étouffe le parfum du maquis. Je tente en vain de reconnaître des villages, des vallées, la maison d’Erbalunga. Je filme, sans prendre garde à la mise au point, au cadre. Je filme, impulsive, brouillonne. J’ai froid, j’hésite à retourner à la cabine pour mettre ma veste de pluie. Je suis de toute façon désappointée, je peux bien louper un kilomètre de côtes. J’annonce à Philippe que nous arrivons bientôt, on ferme nos sacs, on rejoint le pont, des odeurs de café envahissent les couloirs du navire. Au dessus de la Citadelle, le ciel s’est un peu éclairci, mais rien de la lumière dont j’avais gardé souvenir, ni de ces aurores flamboyantes de juin observées depuis la terrasse d’Erbalunga. Je filme la ville, jalouse l’émerveillement de ceux qui arrivent ici pour la première fois, j’écoute un local conseiller des touristes qui le questionnent, ils feront comme tout le monde, ne traineront pas longtemps à Bastia, fileront vers le sud. Un peu plus tard sur la place Saint-Nicolas je regarde mes images sur l’écran LCD, et je les oublie. Cet été mon cousin m’envoie un film de son père qu’il a fait numériser par un professionnel. C’est un départ en vacances, tourné en 8mm durant l’été 65. La famille quitte le continent pour la Corse depuis Marseille. Mon oncle Jean commente le film joyeusement, forçant l’accent du midi. Il a ce phrasé typique de l’époque, et il y a cette lumière éblouissante qui m’a manqué au mois de mai.

l’apprentissage de l’attente

Relecture de l’épreuve papier de Comanche, redécouvrir la respiration du texte, je trouve encore quelques détails à corriger. Surmonter la déception du défaut d’impression de la couverture, je vais devoir attendre un nouveau tirage. Faire ce livre, c’est faire l’apprentissage de l’attente.

La petite dame enjouée à l’homme qu’elle prend pour un jardinier, félicitations pour l’entretien, ah c’est pas moi, je n’y suis pour rien, il lève les mains comme pris en faute et laisse la dame désappointée.

Je suis partie avec les chants d’oiseaux, j’ai pensé à certains réveils d’Erbalunga. Je traverse le dédale immense de l’hôpital, secteur marron, violet, jaune, j’entends encore la ouate dans la voix de ma tante quand elle disait à Bicêtre. Il me dit ce que je veux entendre, j’ai bien fait de venir, mais le cas d’A était atypique, il m’en parle comme si c’était hier, alors que ça fera dix ans en juin. Puis on m’oublie dans le couloir, je n’aurais pas le temps de passer au cimetière.

Avec quelques ami.es du Tiers Livre au café Pierre, Xavier nous décrit la valise qui contenait les cahiers d’Antonin Artaud, comme elle mettait le bazar sur le compactus de la BNF — les livres y étaient ordonnés par ordre de réception. Dans son souvenir elle se trouve sur une étagère du bas, tout proche du Journal d’un curé de campagne. Sa parole passionnée nous donne l’envie d’un livre.

Notre voisine vient chercher des conseils auprès de Philippe, sa famille possède des cartons entiers de négatifs sur verre d’un grand-père photographe et voyageur, qu’elle voudrait léguer à un fond d’archives. On en a contacté plusieurs, mais on ne nous répond plus, dans la famille on est pressé de s’en débarrasser. Je suis un peu effarée, il doit y avoir des trésors ? oh mais on va garder garder les tirages positifs… nous restons à échanger sur le seuil, à peine ai-je refermé la porte qu’Alice me lance en riant oh toi tu étais un peu jalouse.

Elle interpelle la serveuse, tiens mais vous êtes gauchère, moi aussi je suis gauchère, c’est pour ça que je le remarque. Je raconte à Alice comme petite je rêvais d’être ambidextre, les heures passées à tenter d’écrire joliment de la main gauche, elle m’avoue qu’elle aussi. Le souvenir des changements de mains en séances de modèle vivant, le geste libérateur, dessiner de la main qui ne maîtrise pas.

Elle m’a regardée, j’ai eu l’idée de lui sourire, elle a cru que je l’encourageais, elle s’est approchée et m’a lancé bonjour on est des cathos de la paroisse Saint-Joseph, à côté… c’est bien mais ça ne m’intéresse pas. J’ai voulu photographier les première fleurs du cerisier de l’écluse, je pensai aux conseils d’Angelo à Osaka, laisser le soleil passer à travers les pétales pour restituer la délicatesse de la fleur, mais le ciel s’était chargé qui saturait affreusement les couleurs.

a pulenda

une archive familiale que je tiens d’un de mes oncles, des images en 8mm dont il a filmé la projection en VHS, les commentant parfois en direct. La voix off, à la fin c’est la sienne.

Chaque été les retrouvailles en Corse, sous la pinède de La Marana, ou au village, dans une maison de vacances louée pour le mois. Chaque été avec sa caméra 8mm, mon oncle filme les mêmes rituels, des baignades, des chatons qu’on nourrit d’un bol de lait, des hommes torses nus qui fument, des femmes qui parlent avec les mains, qui fument aussi, des méchouis, des bagnoles au bord de la mer. La polenta fumante est posée sur un linge, on la saupoudre de farine, on la met à tiédir sous la fenêtre. L’hiver on la colle à la cheminée pour la maintenir bien chaude. le petit bout de pâte qu’on détache pour en vérifier la saveur. Ce qui me touche c’est que mon oncle ait filmé la scène, comme il a filmé un feu d’artifice, un coucher de soleil, l’arrivée à Bastia. Il filme son beau-frère qui découpe la polenta à l’aide d’un fil, la maîtrise du geste. Il y avait sans doute ce jour-là une réunion particulière. Je me souviens de ma mère si intense quand elle racontait le village, la fierté des origines, a Castagniccia. Sa manière de vanter la force de celui qui tournait a pulenda à l’aide d’un bâton de châtaignier, un travail d’homme. A pulenda, je n’en ai pas mangé depuis – presque – l’enfance. De l’eau à bouillir, une pincée de sel, de la farine de châtaignes jetée en pluie. Pas de pétrissage, on remue au bâton.

carrughju drittu [rue droite]

Avant que nous quittions la Corse, l’acte de naissance de ma tante a parlé, et voilà l’adresse de mes grands-parents révélées, 21 rue Droite.

Sur les lieux, j’ai été rassurée de découvrir l’immeuble délabré, pas encore aux mains des promoteurs, j’ai au moins l’impression que oui c’est bien ici que Louis et Pauline ont vécu, entre 1931 et 1938.

La chance, c’est que ce type d’immeuble est si vétuste qu’il n’est pas équipé de digicode, nous avons donc pu entrer à l’intérieur.

Depuis la rue j’avais aperçu une voute, comme on en trouve souvent dans les vieux immeubles de Terra Vecchia.

Sous la voûte, je ne peux m’empêcher de penser à la reproduction de l’Annonciation de Fra Angelico qui décorait le salon de ma grand-mère à Paris, j’ai imaginé que c’est mon arrière-grand-père Jean Joseph qui l’avait d’abord apporté depuis le Piémont en Corse.

Nous continuons notre ascension dans les étages, émus de découvrir les murs délabrés, d’imaginer mon oncle et mes tantes monter les mêmes marches en terrazzo, enfants.

Je suis heureuse d’avoir pu saisir ces images, probable que lors de notre prochain voyage à Bastia l’immeuble aura fait l’objet d’une rénovation.

En attendant les habitant cachent la misère. Après passage du promoteur, pourront-ils encore prétendre à habiter cet immeuble ?

exode

journal de mon arrière-grand-père Charles Berthelot, du 28 mai au 12 juin 1940

Quand les propositions d’écriture de François Bon arrivent dans ma boite mail, il y a toujours ce frisson, à la fois de la découverte, et de ce que ça déclenche, l’autorisation à écrire. Parfois je raccroche la contrainte d’écriture aux sujets en cours – peut être que cet emploi du pluriel est abusif, est-ce que la famille, la filiation, le deuil ne sont pas pour moi un seul et même sujet ? Ce lundi c’est personnages dans une foule, et la première image qui a surgit c’est cette archive incroyable confiée par ma tante il y a quelques mois, un cahier de notes personnelles entamé par mon arrière-grand-père au moment de l’exode, sans doute écrasé d’une grande détresse à voir la famille se disperser sur les routes, lui même trop fatigué et peut-être effrayé d’abandonner sa boutique de couleurs de la rue Ordener. La tentation est grande alors d’écrire l’exode, et puis dans le même temps je me trouve malhonnête, avec l’impression d’usurper ce vécu et de céder à une grande paresse. Je crois avoir trouvé ailleurs ma foule, son territoire, et je garde intact mon éblouissement à la lecture du précieux journal de mon arrière-grand-père.