l’absence

canal Saint-Martin, 22 novembre 2020

C’est chaque fois le même silence. Une scène muette comme un souvenir d’enfance. Le ciel bleu d’Oran découpé net dans la baie vitrée. Le matin même il lui caresse la joue. Un grand silence d’avant la sonnerie du téléphone, un grand silence de mort, un blanc fébrile d’avant les catastrophes. Le silence comme le vide, le froid qui s’enfonce dans les os. Le coup de téléphone, le chaos. Des changements de décor. Tenir debout, combler le vide, s’accrocher à la circulation de nuit en flots apaisants, aux nuages roses et fragiles de l’aurore, aux nuages galopants sous vent d’ouest, ceux flambants du soir, aux nuages furieux d’août, leurs déchirements en tonnerre, au bruit rassurant du moteur de la deux-chevaux au retour des courses. Chercher une présence dans le regard lointain d’un aïeul, au delà du monde. Bien des années plus tard je sais la désertion, le refuge en lui même, je retrouve cette fixité dans son regard à elle. Tu pars, je ne comprends plus l’espace autour, je me cogne dans les meubles, je me heurte à l’absence. L’idée de ta disparition, comme une vague, est ce que vraiment tu vas le faire — disparaître ? Le froissement de l’écume. Couchée à t’attendre me rappelle la chambre sous les toits, un concerto de Rachmaninov, l’ennui, le sommeil qui ne vient pas, les larmes dans l’oreiller, mes questions secrètes, mon pouls trop rapide, la nuit qui s’éternise. Demain il fera jour, j’écoute le frôlement du vent dans le peuplier argenté. Couchée à t’attendre j’écris dix scénarios, celui de l’accident, celui d’un effacement soudain, inexplicable, celui de comment je pourrais te survivre, celui de comment habiter le fracas du monde alors que tu as disparu, c’est gravé sur l’or de nos alliances, jamais deux sans toi. Tu es là, marchons ensemble dans l’apaisement inédit de la ville, dans le contre-jour du soir qui approche, sous les nuages la peur s’éloigne, ces merveilleux nuages qui depuis l’enfance me poursuivent.

Texte écrit sur une proposition de François Bon, dans le cadre de l’atelier Baudelaire

marcher ensemble

Brasserie le Paris Lyon, après que nous nous soyons croisés par hasard sur le quai de la Gare de Lyon, où nous arrivions de banlieue avant d’aller en cours, réellement surpris de tomber l’un sur l’autre, dans le flot anonyme des voyageurs — tu m’avoueras bien plus tard que tu avais rebroussé chemin pour que nous nous croisions après m’avoir aperçue sur le quai. Nous avons évoqué nos jeunes parcours étudiants, tu avais choisi la fac de cinéma, tu passais beaucoup de temps dans les cafés à Paris, tu écrivais, j’avais quitté les arts plastiques pour du concret aux arts appliqués, j’étais studieuse. Les jours suivants nous nous y sommes retrouvés plusieurs fois le matin avant d’aller en cours, rituel d’apprivoisement, dans la salle de café à la lumière trouble, instants volés, entourés des travailleurs qui se jettent un petit café serré au comptoir, des couples adultères jambes mêlées sous les tables, nous tendus l’un vers l’autre.
 
Rue Van Gogh, sous le porche d’un grand immeuble moderne qui abrite des bureaux, peut-être sortions nous du Paris Lyon, sans doute s’est-il mis à pleuvoir, nous nous sommes abrités, puis enlacés, embrassés, vertige, peau et langue. Soudain une voix d’homme empreinte de colère, surgie d’outre-tombe, Allez-vous embrasser ailleurs, le gardien depuis l’intérieur du bâtiment, via l’interphone, j’ai eu peur, on a ri.
 
Rue Dupetit-Thouars, tu m’attends à la sortie de l’école Duperré. Tu aimes bien venir me chercher, tu trouves que les filles sont toutes assez jolies aux arts appliqués, leurs cheveux en chignons sauvages, leur mise étudiée devant le miroir, ça m’amuse et m’agace à la fois, je ne suis pas elles. Tu m’embrasses. Nous passons du temps dans les cafés autour, au Petit Bleu branché où se mélangent profs et étudiants, nous préférons le Central, moins exposé, sa banalité de Formica et sa lumière un peu froide nous rappellent les Acacias, le temps du lycée.
 
Au sommet de la butte Bergeyre, l’émerveillement de la conquête, une île dans la ville dont nous ignorions l’existence. Après une volée de marches nous arrivons au sommet de l’îlot calme et lumineux, ses habitants discrets derrière les grilles de jardinets soignés ou les fenêtres de leur pavillons coquets, brique et meulière. Nous nous tenons debout, à la pointe que dessine la rue Georges Lardennois au-dessus d’un vignoble, souffle coupé, l’un contre l’autre regards plongés dans cette perspective inédite, la ville au nord qui s’étale dans le creux comme une marée haute, à l’horizon Montmartre et la basilique de Sacré-Cœur, celle-là même que j’apercevais petite depuis la fenêtre de la salle de bain du boulevard Bessières.
 
Toutes nos marches pétries de la première fois. De Montgeron à Brunoy, marcher ensemble, ce que nous ne savions pas encore quand nous remontions la longue avenue de la République tétanisés d’incertitudes, le mal fou à nous dire, nos brusques accès de silence dans la banlieue comme endormie en ce milieu de semaine, en ce milieu du jour. Étions-nous fatigués, nous avons décidés de nous asseoir sur le trottoir de l’avenue Joffre en courbe descendante, ou seulement retardions-nous le moment de nous quitter puisque nous étions presque arrivés chez mes parents
et la pluie libératrice, mon nez fouissant ton cou 
il pleut
c’est merveilleux 
je t’aime

texte écrit dans le cadre de l’atelier d’écriture sur la ville de Pierre Ménard