a pulenda

une archive familiale que je tiens d’un de mes oncles, des images en 8mm dont il a filmé la projection en VHS, les commentant parfois en direct. La voix off, à la fin c’est la sienne.

Chaque été les retrouvailles en Corse, sous la pinède de La Marana, ou au village, dans une maison de vacances louée pour le mois. Chaque été avec sa caméra 8mm, mon oncle filme les mêmes rituels, des baignades, des chatons qu’on nourrit d’un bol de lait, des hommes torses nus qui fument, des femmes qui parlent avec les mains, qui fument aussi, des méchouis, des bagnoles au bord de la mer. La polenta fumante est posée sur un linge, on la saupoudre de farine, on la met à tiédir sous la fenêtre. L’hiver on la colle à la cheminée pour la maintenir bien chaude. le petit bout de pâte qu’on détache pour en vérifier la saveur. Ce qui me touche c’est que mon oncle ait filmé la scène, comme il a filmé un feu d’artifice, un coucher de soleil, l’arrivée à Bastia. Il filme son beau-frère qui découpe la polenta à l’aide d’un fil, la maîtrise du geste. Il y avait sans doute ce jour-là une réunion particulière. Je me souviens de ma mère si intense quand elle racontait le village, la fierté des origines, a Castagniccia. Sa manière de vanter la force de celui qui tournait a pulenda à l’aide d’un bâton de châtaignier, un travail d’homme. A pulenda, je n’en ai pas mangé depuis – presque – l’enfance. De l’eau à bouillir, une pincée de sel, de la farine de châtaignes jetée en pluie. Pas de pétrissage, on remue au bâton.

rien du ciel

on avait pris la route vieille, on avançait dans la nuit muette — la chaleur frôlait les buissons — on ne devinait rien du ciel, tout baignait dans une même obscurité — on ne voyait pas les ravins sur les bords mais il y avait quand même le vertige — on ne voyait pas les arbres déracinés ni les rivières — on avait l’impression de forcer la nuit de la soulever comme on soulève un poids mort — la route découvrait ses courbes — les herbes s’arrachaient à la nuit — l’amorce d’un monde — mais on fixait seulement la ligne — on ne sortait pas de la route — la nuit dressait ses murs silencieux, se resserrait autour, à peine retenue par les phares — on enchainait calmement les virages — c’était comme un rêve très lent — dans la nuit épaisse l’odeur du vent faisait remonter des souvenirs — on s’attendait à voir surgir des bêtes sauvages, elles traverseraient l’asphalte leurs pupilles dilatées dans les phares — ou des oiseaux — ou des visages immenses — on finirait par entendre des voix 

c’était l’aube

c’était l’aube. traversait le long ciel de nuit somnambule. frôlait le sommet des arbres dénudés. c’était l’aube. ne dormirait pas, le rideau écarté, l’ombre. l’aube son silence, un reflet de lune, le merveilleux d’enfance. l’aube déplaçait lentement l’ennui. fixait les yeux au mirage amer. c’était l’effacement des étoiles dont on ne connait pas la place. c’était l’aube, son odeur de pluie froide — ivre. c’était l’aube. rompait les songes. les paupières s’ouvraient sur les mondes en dedans. les colorations électriques palpitaient dans l’obscurité. la vie revenait — son corps lourd immobile, son reflet noir sur la vitre, le silence. c’était l’aube — ciel et mer encore confondus d’encre. la nuit vacillante. c’était l’aube brève, suspendue — un renoncement. s’accrochait au dernier rêve. retrouvait les présents. un air moelleux avant l’impatience du jour. le ciel changeait. c’était de l’heure bleue comme d’une manière noire faire surgir ton visage.

pour la revue Les villes en voix

Nous les arbres

Nous les arbres, nous les pins secs ombrons le sol sablonneux, nos aiguilles s’épandent en champs tièdes et immobiles sous l’air menaçant, l’éclat brut du jour perfore nos cimes, se pose en taches claires à nos pieds, illumine en dansant le piétement métallique d’une table de camping, un terrain de pétanque improvisé, le front d’une fillette alignant les pelotes de mer qu’elle a glanées sur la plage. Nous nous accoutumons à la présence joyeuse de ceux-là, leurs pique-niques bruyants, leurs cafés noir, leurs parties de cartes. Nous écoutons les secrets chuchotés derrière nos troncs roux, pouvons même nous attendrir quand la petite nous étreint dans ses bras menus. Mais nous les pins centenaires préférons la magie des flamants rompant le ciel. La vigueur du soleil. L’obstination des fourmis. L’air salin soufflant dans nos rameaux. La brûlure du couchant. L’envoûtement du soir. Le glissement furtif des oiseaux de nuits. Nous les pins courageux nous nous ancrons dans le sable en racines longues, sais-tu ce qu’il y a de racines dessous le sable, de mélancolie enfouie. Nous veillons. Nous nous demandons souvent par quel miracle nous avons échappé au feu. Nous les pins prétendument timides sous la caresse du vent, nous chantons, nous résistons aux tempêtes, combien de temps encore ? Réserve naturelle. Inondable. Remarquable. La mer. Oui, la mer toute proche, sa langue mystérieuse encore assourdie, méfions nous. Bientôt nous entendrons le fracas des vagues, bientôt la mer sera à nos pieds après avoir englouti la plage. Les jardins s’écrouleront, les sages pins parasols — nos frères — tomberont de tout leur long au pied des maisons, il y aura des branches sur les toits. Les villas arrogantes seront ravagées, emportées. Nous les grands pins nous dresserons devant les vagues ahuries, cramponnés à nos racines profondes. Ce sera un bien étrange duel.

Texte écrit sur une proposition de François Bon, dans le cadre de l’atelier hebdo & permanent