mélancolie du geste

Nous avons vidé les cartons de livres sur de grandes tables dressées, nous en avons fait l’inventaire. C’était elle qui nous faisait nous tenir là, comme l’écrivait délicatement Arnold, ce fut un jour étrange… Mélancolie du geste, mémoire en nous et avec nous.

Le sac jaune imprimé posé sur ses genoux faisait à la vieille dame comme des bouquets de fleurs.

Elle a ressurgi, je la laisse faire.

Christine Jeanney rejoint L’aiR Nu, nous organisons une rencontre en visio, faute de mieux. Elle nous présente ses minutes papillon, et un projet de sonothèque, ça réveille d’autres désirs, et me donne envie d’être plus active au sein du collectif.

À Marseille je rejoins les voyageurs descendus sur le quai pour profiter de la chaleur. Plusieurs visages du passé m’apparaissent. Comme j’aime la familiarité avec la ville. À Toulon le train se vide encore, je remonte le wagon pour trouver une place du « bon côté », espérant pouvoir filmer bientôt la côte. Elle se fait désirer, et voilà que la nuit est déjà tombée. À la gare de Nice Nina m’attend, j’aime l’inversion des rôles.

Je lance l’épreuve test de Comanche. Le délai me paraît incommensurablement long, le séjour à Nice fait heureusement diversion. Nous partons vers la mer, prenons le café cours Saleya, mangeons une socca vers le port, devenons fleurs au Mamac, parlons comme nous ne le faisons que trop rarement. L’occupation de la villa change un peu la donne, je dors seule chez Nina.

Nous marchons dans les sentiers du Mont Boron, Nina a le Yashica en main. Nous mangeons des ramen en ville. Retour à la villa Arson, cette fois une belle lumière. Nina rejoint ses camarades à l’occupation de la maison rouge, je visite l’expo, filme, photographie. Dans la soirée je retrouve A au Mamac pour une projection de courts-métrages en plein air, après La fleuriste d’Alain Cavalier on abandonne, le vent est glacé. Je dîne chez A, Nina passe la nuit à Arson.

distorting time

Il a trop bu, porte un costume noir, il vient d’enterrer un ami, il entame un pas de danse, pirouette au sol, se redresse, ses bras comme des ailes, son regard se perd dans l’eau du port, il reprend sa danse folle et joyeuse, on est fasciné par la grâce, il s’envole.

Les deux hommes côte à côte paraissent d’abord immobiles, celui de droite se met lentement en mouvement, seulement les pieds, une chorégraphie entre cha-cha-cha et tai-chi. On attendait la pluie mais le ciel immuable demeurait blanc.

Je ne pensais pas qu’un jour le ruissellement de la pluie me rassurerait. La fille raconte aux garçons, il y a deux mecs ils ont violés une fille de leur équipe, en mode c’est leur nana. Rien ne va dans la phrase.

Le vélo a glissé, le guidon vient heurter le thorax, ça va madame ? Dans la soirée un hoquet me rappelle brusquement la douleur, je ne dis rien, j’entendais déjà les reproches inquiets d’Alice. Ferais l’aveu quelques jours plus tard, rassurée de respirer normalement.

J’aimai voir la main du père posée sur le dos de la fillette, entre impulsion et protection. Je ne la vois pas s’approcher, Oh nice, it’s a Rollei ? No it’s a Yashica, a Japanese one. Elle avait un accent italien. Beautiful. Je finis la pellicule, j’ai oublié cette fois de doubler avec le numérique, je regrette mon manque de méthode.

On voyait s’écarter les nuages, le bleu prenait progressivement sa place. Roxane m’envoie une nouvelle version de la couverture de Comanche, reste un ajustement de la couleur, la quatrième à déplier, mais on touche au but. L’impatience me rattrape.

Son visage m’est familier, tout en discutant avec A je lui jette quelques regards, on échange quelques phrases mais le lieu de notre rencontre ne me revient pas. Elle se lève, marche dans la boutique, se met à parler je ne sais même plus de quoi mais j’entends son accent. C’est à ce moment là, alors qu’elle disparait de mon champ de vision et que j’entends sa voix que je me souviens où nous nous sommes rencontrées. Le lendemain je retrouverais précisément son visage d’il y a vingt ans.

nos plans sur la comète

Froid mordant qu’on n’attendait plus, j’ai une pensée pour les fleurs imprudentes. Au parc Montsouris, les mains frileuses, le Yashica trop lourd, je peine à prendre des photos. Les yeux aux ciel, premier quartier de lune.

Je prends mes billets pour Nice, Nina me dit la joie que ça lui fait, nous faisons chacune nos plans sur la comète, des marches sur le mont Boron, des cafés sur la plage, l’exploration de la Villa et le musée Matisse, empêchés la première fois, peut-être même découvrir le reflet de la Corse dans les basses couches d’air.

Une médium s’abonne à mon compte Instagram, elle se définit comme messagère spirituelle, vit au Québec. Peut-être que je parle un peu trop de mes fantômes. Insomnie. Sous le drap chercher son contact, sans le réveiller, cheville contre cheville, trouver l’apaisement dans ce peau à peau.

+4 degrés, et ce scénario ne serait pas le plus pessimiste. Sur le net découvrir un article, Pour refroidir la Terre, faut-il de la poussière de Lune ? Je ne lis pas la suite, la poésie du titre me suffit, même si ça ne lutte pas contre l’incertitude, se recroqueviller.

Sa main attrape mon col pour rapprocher nos visages, on dit à vélo. Ça me fait rire, et sa délicatesse de ne pas exposer la faute à tous me touche. Comment on en arrive à parler des tiroirs vides après la mort de ma mère, je ne sais plus, mais elle se souvient d’une grande jupe noire à fleurs que Pierrot lui avait léguée, tiens si je la retrouve dans mon déménagement je te la donnerais.

Nous avons diné près du poêle, il y avait des reflets rouges sur le canal. Depuis l’autre rive le quai était comme une scène étroite traversée par les joggeurs et des cyclistes. Je fais un plan, en pensant aux rushes qui s’accumulent sur la carte SD, et dont je ne fais rien.

R m’envoie les premières pistes pour la couverture de Comanche. Heureuse de l’évidence de la photographie que j’ai choisie. C’est bien la seule chose sur laquelle je n’ai jamais eu de doute, cette photo — sa beauté et son mystère—, ce sera la couverture. Plusieurs fois dans la journée je vais ouvrir le fichier et c’est une joie immense.

Relire encore

Dimanche nous faisons une première marche depuis des mois, marquer le pas. Sous le soleil le bassin n’était plus qu’une cavité sèche. Pas de miroir, aucun reflet où se logerait le merveilleux, se contenter des ombres.

En mode super fun ? oui hyper happy ! Rue de Lappe, deux jeunes femmes, celle qui pose avec la paire de baskets, celle qui dirige, et le photographe. Tout est surjoué.

Fatigue et douleurs, relire la notice du traitement prescrit, cocher un effet secondaire sur deux, cette explication me rassure. À l’examen rien de grave, sous l’effet du collyre révélateur la vue se trouble. J’observe ma pupille dilatée dans le miroir de l’ascenseur, me revient une fascination de l’enfance, les heures passées à figer une expression, à questionner le double.

On avait dit rendez-vous au pied des marches, j’observe la foule immense en longs cordons devant les portes, il fait déjà nuit, je téléphone, on finit par se retrouver. Alice et sa grand-mère joyeuse entrent dans l’opéra, nous repartons avec M, d’un même pas ralenti dans la nuit déjà froide. Nous dînons tous les trois, c’est la première fois.

J’aurais du m’interdire le maniement d’objet dangereux, tout est allé très vite, la règle a glissé, la lame du cutter a tranché vif le pouce, la pharmacienne se tient à distance, ça saigne beaucoup ?

Cet hiver, des patients comme vous c’est deux sur quatre. Laisser glisser le jour, ne rien s’imposer, rentrer par la rue de Cléry, goûter la géographie tortueuse du faubourg, penser à mon cheval imaginaire.

R m’envoie des propositions de maquettes. Choisir la typo, le corps, l’emplacement des folios. Désormais Comanche pèse cent quarante pages. Relire encore. Cut a vital connection.

un dimanche en famille

À l’heure du journal souvent se repose la question de la forme, la peur de la routine. Mon côté discipliné l’emporte, je remonte le temps, un paragraphe par jour, je suis parfois récompensée par une révélation. Mais cette semaine il s’est passé une chose particulière, qui occulte le reste, je voudrais presque n’écrire que cette journée de dimanche. Auparavant me souvenir à la hâte du retour de L à l’atelier après trois semaines d’absence. Elle portait son pull préféré, nous avons fêté son anniversaire en mangeant les délicieux cakes qu’elle a apportés, arrosés d’un verre de crémant. Puis nous avons déjeuné au thaï, avec L, J et F. La serveuse — dont je ne connais pas encore le prénom mais qui a l’air de chérir sincèrement L — nous apporte au dessert une pile de nougats au sésame plantés d’une bougie. Je veux me souvenir du café avec Piero et Anne, réconfortant et joyeux. De la presque timidité de Nathalie qui hésite à monter à la maison récupérer un exemplaire d’Obliques strategies qu’elle pourrait offrir à Louise. Je lui propose de tirer une carte, j’observe sa méthode, battre le jeu puis compter jusqu’à 9 : Abandon normal instruments. Du ciel flambant vendredi soir que je n’ai pas eu le courage de filmer. De la belle présence aujourd’hui de Claude Royet-Journoud dans la salle du Chansonnier, que je n’ai pas osé photographier.

Dimanche, ce fut une journée particulière. D’abord le message de V, Hello polenta à Bourg la Reine aujourd’hui, si t’as le courage de venir en banlieue sud, je te chope à 13 h à la gare. Ce privilège, parce que j’ai écrit sur la maison, et offert les photos. Philippe plie mes hésitations en deux secondes, Mais vas y ! Il est 11h, c’est jouable, je rappelle V, incrédule, Mais oui, viens. Sortir de la torpeur qui s’impose depuis des jours, m’habiller joyeusement comme pour un dimanche en famille, qui ressemblerait à ceux de l’enfance et d’un peu après, ceux que je n’ai plus vécus depuis l’an 2000. Dans le RER ne pas y croire encore, remontent des images de trajets en voiture, de Bastia à Canaghja quand nous habitions en Corse, puis de Brunoy à la toute neuve rue Albert Camus où vivait alors ma tante chérie quand nous sommes revenus en région parisienne. Des images de la traversée de Belleville, à cette époque là une contrée lointaine, presque mystérieuse, quand j’habite désormais à cinq cent mètres de la place du Colonel Fabien. Dans la voiture V me confirme que le film que j’ai diffusé sur YouTube a réveillé ses envies de polenta, elle en a parlé à ses parents, ça faisait longtemps. Un invité s’est désisté, me voilà conviée au repas dominical.

Dans la cuisine de Bourg la Reine tout est prêt, un linge blanc recouvert d’une fine couche de farine de châtaigne qui recevra la polenta fumante. Les figatelli coupés en petits tronçons pour passer sous le grill. L’eau frémissante dans la marmite. La farine tamisée. Le pulendaghju. La famille arrive au compte goutte, on se raconte la partie de foot, les projets professionnels, on justifie une absence. JT les chasse gentiment, Ne restent dans la cuisine que ceux qui sont indispensables. La polenta épaissit rapidement, il faut être deux, celui qui maintient la marmite sur le feu, celui qui tourne, un travail d’homme. J’ai apporté mon appareil photo, mais je raterai la moitié des photos, floues. J’essaie de filmer, je suis trop petite, j’ai peur de gêner. Je préfère humer le parfum de châtaigne qui monte, observer la polenta qui se détache des parois de la cocotte. On la verse sur le linge poudré de farine, on recouvre d’un autre linge immaculé, puis de feuilles de journaux pour conserver la chaleur. Maintenant nous sommes quinze autour de la table, on me pose quelques questions sur mon village, tout proche de celui dont est originaire la mère de V, on s’étonne que j’ai vécu à Bastia, dans la rue même où la famille possède un appartement. Je raconte la cheminée de Canaghja, le cabri à la tomate. On commente les découvertes généalogiques menées par un membre de la famille. On découvre les photos des travaux qui avancent A Campinca, on s’inquiète des matériaux utilisés pour les finitions. On compare le goût des figatellis provenant de deux fournisseurs différents. On critique la farine qui manque de saveur, ce qui ne m’empêche pas de manger trop de polenta. Les conversations se croisent, je n’arrive à en suivre aucune en voulant les écouter toutes. Immergée dans des sensations d’enfance, ce même flottement, cette même fascination à deviner l’affection qui enrobe les paroles, à observer l’intensité d’un regard, la partition jouée par chacun. Je suis gagnée par une grande euphorie, je pense à mes parents, mes oncles et tantes qui auraient à peu près l’âge des parents de V, je suis celle là qui passe un dimanche en famille, sans les vapeurs de tabac blonds, sans ma famille — mais l’illusion de.

à côté des lumières

Quai de Valmy en famille, un vent glacé s’est levé, le ciel a bleui. Je passe à côté des lumières, ne prends le temps d’aucune photo, l’appareil photo est un poids mort.

Derrière moi la belle voix grave chantonne, cerf cerf ouvre moi ou le chasseur me tuera l’enfant supplie, encore, vouloir être cet enfant, je ne veux pas sauver le lapin, mais je veux entendre cette voix, encore.

La rue du faubourg Saint-Antoine fermée à la circulation, la mère fait poser la petite au milieu de la rue, sans doute que sur les réseaux la doudoune irisée sera du meilleur effet sur l’arrière plan noir du cordon de CRS et boucliers.

Si les zombies trainent des pieds c’est parce que les morts ne font pas de mouvements verticaux, ils marchent en se remémorant leur vie.

Mia madre. elle décroche des vêtements pour habiller sa mère morte, montre les tailleurs à son frère, je n’ai aucun souvenir de ce moment — choisir des vêtements. Avait on seulement eu le choix ? Il n’y avait plus grand chose dans les armoires. La dernière image que je garde c’est son corps minuscule sous le drap pâle. Je ne me souviens pas d’avoir pris la moindre décision.

Je te suis mais tu ne me vois pas, une feuille A4 pliée en deux, agrafée sur les côtés, un timbre, un cachet qui ne dit pas d’où est postée la lettre envoyée à mon adresse professionnelle, l’anonyme doit aimer pédaler dans Paris. Retour de MP, les corrections sont finies. Reste la quatrième à écrire. Et puis la maquette et la couverture que je vais confier à R, cette décision me réjouit, une nouvelle vie pour Comanche.

C’est notre anniversaire, avec son odeur de bleu outremer que je convoque en fermant les yeux. Rêver de chaleur, pourquoi tu ne vas pas aux Canaries ? Pourtant elle me connait. J’ouvre la petite boite noire d’Obliques Stratégies, tire une carte, Trust in the you of now.

Breathe more deeply

Tu nous ferais un petit café ? Mais on a pas le temps on doit y aller là … l’heure que j’imaginais devant nous éclate comme une bulle, toute la semaine le temps m’échappera.

Devant les siliques translucides, me revient une scène d’enfance, lorsque ma mère finissait une conversation téléphonique — elle y passait des heures, on lui demandait c’est qui ? Invariablement elle répondait c’est le pape, mi agacée mi ironique. Je ne savais pas qui il était, avais la vague représentation d’un géant qui m’impressionnait beaucoup.

L m’appelle, se sent un peu mieux, pas suffisamment pour venir aux Arquebusiers, et toi ça va comment ? La timidité soudaine, je déteste le téléphone, je ne peux pas d’une phrase dire l’impatience, la fatigue, l’arrivée de Nina…

Dans l’atelier retrouver des sensations anciennes, la gratuité des gestes, de l’expérimentation, moments jubilatoires.

Distance raccourcie quand elle ouvre la porte, qu’elle sourit, que je la serre dans mes bras. Il a laissé la lumière allumée pour quand elle rentre, les inquiétudes les attentes dans la nuit jusqu’à entendre la clé dans la serrure. Au matin les sms d’Alice alors que je dormais, sa cheville gonflée. À la radio on diagnostiquera un arrachement osseux, nous aurons chacune eu une entorse à la cheville gauche.

La fatigue gagne du terrain, dans la montée du canal je sens mes jambes faiblir, des vertiges le soir. Plusieurs nuits que je ne me souviens pas de mes rêves, l’écrire pour tenter de me souvenir des prochains. Je tire une première carte d’Oblique Stratégies offert par Philippe, Breathe more deeply, essayer.

Je me force à sortir, fais le tour du pâté de maison, photographie l’abandon derrière les vitres sales, je ne me souvenais pas du mimosa planté devant l’AVVEJ, je ne leur en parlerai pas, je les entends déjà avec leurs petits sourires, mais ça fait au moins un an qu’il est là. On se retrouve dans le café trop bruyant, ma voix se rompt plusieurs fois, se promettre de se revoir bientôt.

la force d’agir

Elle téléphone à son mari mort pour lui raconter ses journées. Je pense à ma sœur qui m’a confié avoir parfois appelé notre mère disparue à l’aide. Je n’ai jamais cru que mes morts pouvaient m’aider dans un moment décisif, d’inquiétude, de chagrin, mais je crois qu’ils me donnent la force d’agir.

La sœur aînée, cinq ans peut-être, à la cadette qui voudrait descendre de la poussette, avec véhémence, elle avait du sang qui sortait sur le genou DU VRAI SANG TU IMAGINES ? moi j’ai pas envie qu’il t’arrive la même chose.

L, son regard presque inquiet, la fatigue l’empêche de travailler, elle boit un thé avec nous, elle n’a pas la force aujourd’hui, elle décide de repartir, je caresse la maille de son beau pull bleu, tu appelles le toubib, hein, j’utilise ce mot volontairement, celui qu’on utilisait à la maison, l’impression qu’il a plus de force, toubib, c’est le bon médecin de famille de mon enfance.

En voulant écouter le message que vient de me laisser une amie sur le répondeur j’entends par erreur celui de mon cousin m’annonçant la mort de M le mois dernier.

J’ai ouvert la fenêtre, humé l’air frais, c’était vraiment humer, j’ai agité mes mains dans le vide, comme enfant je vérifiais la température et décidais de porter un bonnet.

Une scène qui ressurgit, Je venais te rejoindre, tu habitais encore chez tes parents, il faisait nuit. Depuis la gare je suis montée dans le bus mais ne reconnaissais pas l’itinéraire, ma panique, avant de rejoindre le chauffeur, de l’interroger timidement, il me rassure, m’explique la grande boucle, il va bien passer à Abreuvoir, devant l’arrêt m’indique que je suis arrivée.

Fête d’anniversaire, traversée de Paris suspendue aux poignées grises, dans le bus les corps s’agitent sur des tubes pour danser, la joie ivre de F, je ne me serais jamais imaginée dans cette situation, la présence rassurante de l’appareil photo contre le ventre, ça ne m’empêche pas de rater toutes les photos de la pyramide du Louvre.

au plus près de ses gestes

La mélancolie de l’orgue de barbarie, la voix un peu fragile de la chanteuse, Les roses blanches, la joggeuse qui en passant à sa hauteur reprend le refrain, la photo de famille.

Elle n’a pas vu mon message, me rejoindra pour la séance, je ne trouve pas mieux que le bar de la fontaine Saint-Michel, la salle est pleine d’hommes, je commande un demi et des frites, l’écran géant diffuse des clips des années 80, le type en en face de moi ressemble à Dominique A. C’est bien la première fois que ça m’arrive, boire un demi seule en mangeant des frites dans un bar.

L porte un pull merveilleux, je lui avoue avoir raté les photos de la semaine dernière, elle pensera à remettre le pull bleu à fleurs géantes.

Retrouvailles à Laumière avec Piero, il me signale le ferrailleur sur l’avenue, ce sont des Bulgares, il a l’habitude de les prendre en photo, ici par exemple. Retour prudent sur les trottoirs humides. Pour la première fois depuis longtemps j’aime à nouveau Paris.

Dans le miroir j’observe les gestes de la coiffeuse, du peigne elle extrait une fine mèche de la masse brune, étudie le cheveu, la cliente parle, trop fort, son enfant qui souffre d’apnée du sommeil, la surveillance que ça exige, elle affirme qu’elle n’a jamais eu peur, j’ai du mal à la croire.

Envoi des corrections à MP, l’allègement et le répit. Ça n’empêche les doutes, mais pour la première fois certitude d’aller au bout. Le soir les galettes délicieuses avec M et G, les utopies et les chagrins.

Grand beau, je prends un vélib pour rejoindre la BNF, avais oublié la manif. Prise dans le cortège avec de très jeunes gens, ça vous dit on essaie de trouver des gens qui crient ? Très beau documentaire sur Françoise Pétrovitch au travail, au plus près de ses gestes, de la matérialité du papier, des encres, retrouver presque des sensations dans les mains, envie de m’y remettre.

Au milieu du monde

Avec Juliette Cortese, d’abord l’envie de jouer ensemble, d’écrire après les images, à partir des images. On esquisse rapidement un protocole : l’une envoie un plan à partir duquel l’autre fait un nouveau plan, en écho, réaction, reprenant parfois un mouvement, une matière, et ainsi de suite. Le montage se fait au fur et à mesure, respectant l’ordre du filmage, sans se poser explicitement la question de l’écriture. Après le montage, passer à l’écriture-mots. Chacune notre tour on écrit sur le plan de l’autre en lui donnant le dernier mot. Puis enregistrer nos voix, monter encore.

J’ai longé les murs de la chambre vide, il y avait cette lumière fragile, on pouvait entendre la nuit les murmures irréguliers du vent, on comptait les secondes, on ne pensait à rien. Rien. Rien qui trahisse, rien qui sauve les halos, rien qui fasse oublier les halètements à peine voilés de la nuit qui hésite, distille des preuves, des choses qui brillent, des étoiles, des phares, des lueurs tièdes. Pour je ne sais quelle raison j’ai pensé tu es là, comme la transparence des étangs d’eau salée où fourmillent des poissons qui font en sautant, au ciel, des étoiles. “Et nous ne serons plus jamais”, sa voix se fragmentait dans l’habitacle, c’était accepter sa disparition. Je regardais la course de la pluie sur les vitres, les arbres se couchaient comme sous une vague et le ciel collé sur le toit n’y pouvait rien, nous n’étions portés que par le souffle asthmatique d’un vent caniculaire, on regardait les embolies fleurir, la verrière avait des plaies béantes et verdâtres et râlait sous la lumière torride, une suffocation. Il suffirait de rompre la surface, le grain de l’eau, caresser l’éphémère et non visible de ce monde-là, un parmi d’autres mais sans choix, et miroitant, empli de chimères qu’on ne comprenait pas, un monde sans joie, chatoyant pourtant, ambivalence d’ombres et des vestiges de nos plaisirs, qui nous obligeait à des ruses, n’avancer plus qu’en tapinois dans la civilisation, qui s’abîmait derrière l’horizon. On ne savait plus dans quelle réalité défilaient les arbres, ils cheminaient comme des hommes jaloux, enfermés et  tournaient en rond, dans des cages, délavaient le ciel et manquaient de broyer les ailes nerveuses des oiseaux. Les arbres, redevenus sauvages, étiraient leurs racines et couraient sur nous comme des diables. Les diables ont fait silence, le passé pouvait entrer. Maintenant on se souvenait de nos rêves, de nos pressentiments, nos chagrins effleuraient la terre : elle était belle qui cahotait sur le chemin, cahotait sur le milieu du monde, cahotait à secousses, elle faisait des grands au revoir, avec ses bras longs, prenait des allures de chemin clignotant, et nous piquait les yeux, nous portait ses grandes larmes sur un plateau, faisait crier des étoiles alors qu’il faisait jour aveuglant… On revenait sur nos pas, on avançait entre les arbres nus, guettant une silhouette familière, te voir qui arrive, c’était peut-être un mirage… Tandis qu’on chevrotait, qu’on chuchotait, qu’on buvait l’eau bientôt tarie des dernières sources, le soleil imperturbable brûlait l’air et les nuages qui fondaient en cloaque le ciel moite et visqueux. On confondait les poisons et les beautés tendres, l’ombre et la lumière avec la mort et la vie, au vrai tout disparaissait sans fin.