quitter l’île et rêver (se)

Au moment de m’atteler au journal réaliser que je n’ai pas fait de photographies depuis notre retour, prolonger le voyage, au moins en images.

Quitter le balcon sur la mer, rejoindre Bastia, parcourir la ville du nord au sud, de la rue Droite aux hauteurs du boulevard Graziani, on a mangé des migliaciolli face à la mer, au fil de la journée le bleu a pris la place, justifiant le rituel goûter de glace noisette chez Raugi. En montant sur le Vizzavona, satisfaction d’un beau soleil, je fais une dernière photographie — la citadelle, avec le Yashica. On voit se projeter sur le pont inférieur des ombres mouvantes qui ne sont pas les nôtres, j’ai pensé que c’était mes fantômes qui m’accompagnaient au moment de quitter l’île, puis nous découvrons la terrasse dont nous n’avions pas vu l’accès. On longe le cap, on essaie de repérer la maison d’Erbalunga, la lumière est loin d’être idéale pour filmer, photographier. Un peu assommés par le soleil on se réfugie un temps dans la cabine. Quand nous nous décidons à ressortir, nous sommes au bout du cap sous averses, je photographie compulsivement les monts, les nuages, les lumières d’orages.

Marseille. Aurore flamboyante derrière la ville depuis le pont, quelques heures à tuer, petit déjeuner au comptoir Dugommier, passage devant l’entrée du Lycée Thiers, café cours Julien, oublier la violence du type avec regrets de ne pas l’avoir douché d’un verre d’eau, la Plaine, Longchamp, depuis le train apercevoir les fenêtres ouvertes de La Marelle.

Une de ses scènes préférées, c’est le mot qu’elle emploi, scène, c’est celle de Roland dans la voiture, avant qu’il ne quitte Monique. Ce qui me touche c’est que cette scène je l’ai complètement imaginée, elle est pure invention, il y avait seulement cette photographie, porteuse de sa propre fiction, mais aussi nourrie de toutes ces autres fictions qui m’ont traversées, surtout des scènes de film.

Ce que je découvre de sa vie, je devrais dire ses combats, me bouleverse, je lui demande si je peux, nous nous étreignons, nous ne devrions jamais renoncer à nos besoins de tendresse.

Le terrible blues de la reprise cède à un semblant d’élan retrouvé. Chercher de nouvelles manières de faire, les mettre en œuvre, s’y coller vraiment.

J’avais oublié mon jeu préféré pour le voyage, j’étais de toute façon trop chargée, chaque samedi c’est le rituel qui clôt la semaine que je déroule dans le journal. Reverse, je ne pouvais pas rêver plus étrange perspective pour revenir à l’écriture.

la mer chaque jour devant ses fenêtres

L’héroïne reçoit une information, on la lui fait répéter, on veut être sûr qu’elle va s’en souvenir, dans les minutes qui suivent je n’arrête pas de me répéter mentalement l’adresse et la date qu’on lui a communiquées, de peur qu’elle oublie l’info.

La plage est déserte, nous nous baignons. Encouragés par le beau temps nous allons au cimetière, un bus nous rapproche de San Martino, nous commençons une lente ascension collés au bord de la route. Devant l’enfeu découvrir que la dorure des lettres de la pierre gravée derrière laquelle repose ma mère s’est effacée, que la végétation a tellement poussé qu’on ne voit plus la mer, des signes qui devraient nous encourager à mettre en œuvre le projet mis en pause depuis le printemps 2020. L’émotion de voir les photos de M, enterrée cet hiver.

Elle s ‘approche des fleurs avec son zoom, comme pour s’excuser auprès des passants elle dit qu’elle sait bien que ce ne sont que des géraniums, mais que ça fait de la couleur dans les albums.

Sur le plafond j’observe le mouvement des vagues réfléchi par la lumière qui filtre à travers les persiennes, mes pensées suivent le mouvement, un ressassement dont je finis par perdre totalement le sens.

Dans la vitrine de chez Mattei, la boîte de clémentines confites me rappelle que c’était une des gourmandises préférées de ma mère. Dîner joyeux chez Ugo, les animaux, la chatte, la chienne, les grenouilles, Elbe qui me parait toujours plus grande dès que nous prenons de la hauteur, la nuit tombe, on voit sur l’île les lumières des phares de voitures en mouvement. La route en lacets dans la nuit que j’ai oubliée de filmer.

On avait l’impression que la brume avançait sur la mer, rétrécissait l’espace entre nous et l’horizon. J’ai repensé à ce que ma sœur m’a appris récemment, voir la mer chaque jour devant ses fenêtres finissait par rendre ma mère mélancolique.

Les parents de V nous invitent pour le café, nous y allons en voisins, je suis heureuse que Philippe découvre la maison qui m’a réconciliée avec la Corse. Depuis mon dernier séjour l’aile nord qui s’affaissait a été démolie, reconstruite plus légère pour empêcher la maison de sombrer, c’est encore un chantier. Après la visite, autour du café on parle de généalogie, de nos villages, de la vie à Bastia, des photos du grand oncle, il y en a une justement de l’ancienne rue Droite, prise à l’époque où mes grands-parents y vivaient, J-T la copie sur ma carte SD, curieux écho au premier voyage à Lasne, où mon cousin avait copié les scans des photos de mon père.

yashica #2

Nina vient me chercher à la gare, en voisine, pose ses bras sur mes épaules. En entrant dans son appartement je ne peux m’empêcher de penser à ma mère. Déjà dans la cage d’escalier de l’immeuble je retrouve l’odeur de pierre lavée et d’encaustique que j’associe toujours à ma mère. Puis, à l’intérieur il y a les murs blancs, la courbe qu’ils forment en rejoignant le plafond, il y a les tomettes aux sols, les persiennes qui me rappellent le dernier appartement où elle a vécu à Bastia, qui font de cet appartement un lieu familier. Au matin la lumière et la vision de la mer au bout de l’avenue me ramènent aussi à Bastia. Dans sa chambre Nina a fixé près de la fenêtre un petit portrait de ma mère, très jeune, elle a peut-être l’âge de Nina aujourd’hui. Il y a la présence des cendriers. Il y a les jeux de tarots. Il y a que je me retrouve dans la situation de la mère en visite chez sa fille, à dormir chez elle, et que je peux compter sur les doigts d’une main les rares fois où c’est ma mère qui est venue me rendre visite. Les jours suivants on emporte le Yashica au mont Boron, puis à Arson, puis dans dans l’appartement, on a du mal à l’utiliser, je finirais la pellicule sur le canal Saint-Martin. Je reçois les scans, il y a beaucoup moins d’accidents, mais à nouveau les taches viennent perturber l’image — c’est la dernière pellicule périmée que j’avais chargée dans l’appareil avant d’avoir les résultats de la première, sans l’effet magique des surimpressions je trouve les taches trop présentes. Je suis un peu déçue, me remémore rapidement le hors-champ de ces photographies. Sur le mur une marelle de photographies minuscules, peut-être une planche contact qu’on a découpé, les angles se recourbent, on sent la chaleur, parfois c’est la nuit, on devine des vieilles bagnoles, ce doit être la Grèce, sur l’une d’elle le sourire radieux de Nina alors qu’elle se baigne — elle qui dans l’enfance avait peur de l’eau —, puis l’appartement ensemencé de fleurs de papiers, sur les murs de la chambre, sur les carreaux de la salle de bains, de la cuisine, et les plantes véritables qui lèchent les tomettes, puis les franges soyeuses de l’abat-jour, il y avait presque le même chez ma mère, sauf que les franges étaient dorées, j’adorais les faire glisser sur le dessus de ma main en attendant son retour, c’était une caresse rassurante, puis la tendresse du chat, parce qu’il est comme ça le chat, il en réclame toujours, elle dit que c’est trop mais je découvre la fermeté de son museau contre mon nez et je lui assure que c’est délicieux, puis la cuisine qu’elle prépare avec ses gestes de chef — elle a vu faire ça où ? elle hausse les épaules, mais ça lui fait quand même plaisir, puis les bougies qu’elles transforment avec C en sculptures dégoulinantes sur le balcon, puis dormir seule dans sa chambre, écouter la circulation, les voitures, les tram, les trains, et toute cette lumière, m’inquiéter de la qualité de son sommeil, puis cette manière qu’elle a de prendre le contrôle, de nous diriger dans la ville, la bonne terrasse pour le café, les meilleurs ramen de Nice, les chemins secrets de Boron, puis les pins parasols, les vidéos et l’alarme de la villa Arson, madame en fait il faut sortir, puis l’amie gracile, le visage enveloppé d’un foulard, leurs nez froncés dans des sourires gênés, puis la lumière colorée à travers les perles du rideau confectionné par C, puis une dernière fois la mer iridescente, puis cette distance trop soudaine depuis le wagon du TGV.

hybride

Je fais des bouts de listes, rassemble mes affaires, j’avais oublié comme je détestais les départs, ça faisait trop longtemps.

Retrouvailles avec Laure et Jean-Luc à La caravelle, un des seuls bar que je connaisse à Marseille, j’aime sa situation en étage à l’écart des touristes du Vieux-Port, la silhouette de la Bonne Mère dans l’encadrement de la fenêtre. Nos livres côte à côte, les échanges faciles, les partages.

Déjeuner avec les amis de La Marelle, ma difficulté de parler de Comanche, prendre rendez vous avec la ville en août. À bord du Pascal Paoli, l’inédit d’une cabine pour deux, le drap blanc et lisse, me reviennent lointaines des sensations d’une même traversée. Au petit matin les hauts parleurs diffusent un chant corse, j’étais en train de m’habiller pour me jeter sur le pont, les côtes sont déjà là, mon cœur grossit.

Sous nos fenêtres, derrière les volets clos, j’entends régulièrement des conversations en corse qui me transportent au village maternel, je vois les yeux brillants de celle qu’on appelait tata Fée, le verger, la cuisine sombre, le papier journal étalé sur les tomettes pendant la cuisson des beignets, tout ça est définitivement perdu.

Je ne suis pas tout à fait prisonnière, le maître des lieux est joueur, je sais que je l’ai rencontré dans le passé, il m’explique que pour sortir de la maison il faut en creuser les murs, ses mains se mettent à pétrir leur surface, le crépi rose s’amollit sous ses doigts, dessous comme une glaise fraîche et le dehors apparaît. Ici je reprends mes bonnes habitudes et me lève aux aurores.

Christine Jeanney dans La Nuit de Rachel Cooper, « Si je faisais le parallèle avec mon travail, ça me donnerait un texte qui ne serait ni un essai, ni romanesque, ni un récit, ni poétique, ni documentaire, mais un peu tout ça à la fois, en petites quantités. Sans doute ce qu’on appelle un texte « hybride », ce qui est une autre façon de dire « bourde », mais élégamment. », hybride c’est le mot qu’a utilisé mon amie correctrice pour parler de Comanche, je ne pense pas qu’elle y voyait une bourde, mais c’est peut-être ce qui empêchait le texte d’accéder à un éditeur traditionnel.

On descend à Bastia, sur le marché il y a des frappes, certaines en attente de cuisson, leur forme plus travaillée que celles confectionnées par ma grand-mère, nous en achetons, nous traversons le pontetto avec le goût de citron et de beurre mêlés, les grains de sucre semoule fondent sous ma langue, apparaissent la silhouette ronde de Pauline, mais aussi celle de ma mère et de sa sœur, le pétrissage, le cérémonial de la découpe, l’odeur d’huile chaude.

y croire

Dans la rue l’homme est couché sur le dos à même le sol ses yeux entrouverts ses bras bougent très lentement tendus vers le ciel — ne pas savoir quoi faire.

Avec Alice nous descendons le canal pour rejoindre la manif, déjà une grande ferveur, être là si nombreux·ses. Le papi avec son carton accroché autour du cou, dont la première manif remonte à 36, il devait pas être plus âgé que la gosse sur les épaules de son père. Celui qui gravit l’échafaudage pour coller sa pancarte, il argumente avec un habitant du deuxième, l’imbécile du cinquième décide de l’arroser et se fait huer par la foule. Les gamines à l’arrière du camion, celle qui fêtait son anniversaire, celle qui hurlait dans le micro, celle aux cheveux roux — sa grâce, que j’aurais voulu photographier davantage, déjà les yeux et la gorge qui piquent. On prend la rue Godefroy Cavaignac, j’indique à Alice l’immeuble où vivait Marine Tollet, la Belle Équipe est fermée, on se réfugie dans un bar avenue Ledru Rollin.

J’entends les premières mesure d’un morceau de Supertramp, me reviennent ces stratégies pour donner le change, faire semblant de connaître la chanson en fredonnant quelques notes, les chemises de Jacques piquées dans le sac à linge pour avoir l’air cool, les cheveux ébourrifés avant de sortir, me faire croire que j’étais à ma place dans cette chambre d’ado à Marseille.

Je suis comme toujours en avance, je n’ose pas m’éloigner du lieu de notre rendez-vous pour prendre des photographies, me contente du collage du 1er mai. Adnane arrive, il me dit que j’ai changé, il ouvre Comanche, il me dit qu’il s’attendait à un livre plus épais, avec des photos, plonge ici et là dans le texte, ce n’est pas l’objet qu’il attendait mais je sais que j’ai fait le bon choix.

Nous regardons Palombella Rossa, je crois que je voulais voir le film juste pour cette scène où la foule regarde à la télé la scène du tram de Docteur Jivago, on a envie de hurler avec eux, RETOURNE TOI ! Magnifiques retours en enfance mais je suis passée à côté du film.

Au moment de me coucher elle était encore trop basse, cachée derrière les immeubles, mais mon corps savait, je me suis levée au milieu de la nuit —des lustres que je n’avais pas photographié la lune—, je n’ai pas osé ouvrir la fenêtre, elle se dédouble dans l’épaisseur du vitrage.

What would your closest friend do ? je choisis l’amie en fonction de la situation, je triche. Je commence à rassembler quelques affaires pour le voyage, m’aperçois que j’ai oublié de racheter une batterie de rechange pour le Canon, introuvable dans les grandes enseignes. Je remonte le boulevard Beaumarchais, dans une minuscule échoppe le patron sceptique ouvre un immense sac en plastique transparent qu’il vide sur le comptoir, il y en a une, il me dit que c’est un miracle, moi je commence à y croire.

You’re all the things I’ve got to remember

Gwen m’envoie un lien vers sa lecture d’un extrait de Comanche, l’émotion d’entendre le texte avec la voix d’un autre.

J’ai rêvé que j’oubliais mon appareil photo dans un café, le réveil inquiet, le temps qu’il faut pour revenir à la réalité, se souvenir l’avoir laissé à l’atelier.

ll a remonté la rue avec son vélo, il s’est arrêté à sa hauteur, il a hoché la tête, a fait claquer sa langue au palais, il l’a invitée à monter sur la selle comme l’aurait fait un cow-boy sur son cheval.

La fille et le garçon dansaient côte à côte, dans la main du garçon le téléphone hurlait …You’re all the things I’ve got to remember… leur insouciance était belle à voir, je leur ai souri, j’aurais voulu moi aussi danser un gobelet de bière à la main en chantant à tue-tête Take on me.

J’ai d’abord remarqué son visage anguleux éclairé par d’immenses yeux pâles, Oui bah les seules personne que j’ai vu dans le monde réel tu vois… je me suis demandée dans quel monde elle vivait. L’air s’était vraiment réchauffé et il avait plu, on sentait l’odeur de la pluie.

La voix grave de M en vocal, elle s’excuse presque de n’avoir pas encore lu Comanche, le jour elle écrit, le soir elle écrit encore, je lui réponds t’inquiète pas, Comanche a dormi pendant cinquante ans, il pourra bien dormir encore un peu.

Dans la vitre le reflet d’un bâtiment en contrejour, le soleil éclairait les nuages, j’aurais dû attendre pour filmer son apparition, j’ai pensé à la fin d’une éclipse.

dépôt légal

Déjeuner à l’Industrie avec Gracia, Juliette, Milène et Philippe, configuration inédite et joyeuse. Nous remontons à pied le canal Saint-Martin, Gracia s’émeut de la beauté à laquelle nous ne prêtons plus attention, je redécouvre la lumière, l’espace ouvert, l’architecture, les arbres.

En remplissant le formulaire en ligne pour le dépôt légal de Comanche à la BNF, l’excitation incontrôlable, l’entrée de mon père dans cette institution c’est une promesse, il ne pourra plus jamais disparaître.

Dans le carton j’ai glissé une trentaine d’exemplaires de Comanche, j’ai pensé à Jo March, je me suis installée au fond du café, les ami.es, les voisin.es sont arrivé.es, je les ai assez vite laissé.es parler entre eux, concentrée à signer les pages de titre sans faire de ratures.

Entendre les cris de la Terre ça veut pas dire l’entendre à distance ça veut dire crier avec la Terre.*

Passage chez Exacompta pour valider les cromalins de la prochaine collection, me réjouis d’entendre la voix de la dame à l’accueil, déformée par l’interphone elle me rappelle celle de Simone Signoret, le sketch du télégramme. La dame de l’accueil on ne la voit jamais, je me demande où elle se trouve, peut être cachée derrière un des miroirs sans tain du hall. Depuis l’escalier je photographie à la hâte le panneau en bois gravé, peur d’être surprise.

Je reçois les scans des photos prises à Nice avec Nina, de nouveau les taches organiques, une pellicule périmée que javais chargée avant de recevoir les résultats de la première. Nous avons mieux maîtrisé la manivelle d’entraînement du film, il n’y a qu’une surimpression, ma petite déception compensée par la redécouverte des paysages traversés avec Nina.

Des publications autour de Comanche sur des blogs amis, des messages, évidement ça me fait plaisir, surtout ça m’aide à prendre confiance dans le texte. Et maintenant tu vas faire quoi ? Est ce que je dois choisir déjà ?

*Isabelle Stengers chez Laure Adler.

Yashica #1

J’ai acheté le Yashica sur un coup de tête, pensant un premier temps l’offrir à Nina, elle préfère aux appareils numériques les outils analogiques, le rapport au temps qu’ils installent. Je lui ai demandé ce qu’elle en pensait, comme moi elle était un peu intimidée par l’objet. Nous vient l’idée de l’utiliser en partage, lors de nos voyages, ou pour un projet particulier, voire une création à quatre mains. Quand je l’ai reçu, j’ai été surprise par le poids et le volume de l’appareil, pas l’objet qu’on attrape au moment de sortir en se disant qu’on va peut-être faire une photo. Il m’a fallu des mois avant de me décider à l’utiliser enfin, sous la pression de Nina m’annonçant son prochain séjour à Paris. Après avoir chargé une pellicule noir et blanc 400 ASA périmée depuis quelques mois, je photographie la cour de mon atelier pour le prendre en main, apprivoiser la visée en miroir, m’assurer que le déclencheur fonctionne. Je confie l’appareil à Nina dès son arrivée. Elle utilise la moitié de la pellicule et a l’impression que le compteur de vues s’est bloqué à plusieurs reprises, elle repart déjà à Nice. Je prends la suite, photographie des arbres, des reflets, des immeubles. Je dépose la pellicule au labo auprès duquel Nina a l’habitude de déposer ses films, espérant recevoir les scans avant mon prochain voyage à Nice où je dois la retrouver bientôt.

Je reçois les scans par mail dans le train qui me conduit à Nice, je les fais suivre à Nina, à mon arrivée nous découvrons ensemble, médusées, nos images accidentées. La pellicule s’est en effet bloquée et a parfois été exposée plusieurs fois, le film s’est couvert de taches et marbrures à l’aspect organique. Le noir et blanc, la superposition des vues, les altérations, donnent l’impression que les photographies nous parviennent d’un autre temps. La ville s’amplifie, se métamorphose, se creuse de paysages multiples. Elle devient un écran où se superposent de l’eau, des nuages, des visages, des architectures, des arbres, des lumières. Elle est mouvante, sans doute la difficulté à trouver l’horizontalité au moment de faire le cadre. On essaye de reconnaître dans les surimpressions les lieux que nous avons l’une et l’autre photographiés. Les murs d’une chambre se couvrent d’eau. Un visage apparaît sur les bâtiments de la cour de mon atelier. Des arbres surgissent d’un crâne. Ce qui me touche, au-delà de l’étrangeté de ces photographies, c’est que Nina et moi soyons réunies dans ces lieux que nous avons photographiés à des moments différents — la ville, ses parcs, l’appartement — ces lieux où nous avons vécu, ensemble.

Le parc des dimanches d’été, la chaleur, les pique-niques, les tissus jetés sur l’herbe, un territoire d’enfance. En bas la petite rivière, sœurs aux pieds menus, les pierres fraîches qu’on se colle sur la joue, les secrets confiés à l’herbe, des cabanes fragiles, des châteaux, des éclats, les aveuglements, le soleil en partage. Des failles, des choses qu’on ne voyait pas, derrière la place un autre paysage, une direction imprévue, les grands arbres­­­, les arbres devenus immenses qui dessinent une forêt. L’ange dépassé. Des images comme des rêves. Un arbre chante, il est entré dans ma tête. Une injonction à la consolation. La chambre vide, le désordre du lit, les draps, la lumière dans les voiles. Sur les murs je vois des vagues, c’est la mer entendue dans l’enfance. C’est la maison à laquelle tu as renoncé parce que tu as rêvé qu’un tsunami l’engloutissait. Je me demande encore quelle aurait été notre vie si nous l’avions achetée. Les nuages frottent les arbres nus, des indices, un tremblement, la duplicité des branches. Des choses qui flottent dans une nuit blanche, le sommeil partagé compté sur les doigts d’une main — trois nuits, tenir la peur à distance. Fouiller les images, convoquer les heures, la température de l’air, le bruit du vent, la parole des pierres. Des lumières, qui ne seraient ni le jour ni la nuit.

la tentation d’effacement

Cette semaine il n’y aura pas de journal. Je n’aurais sans doute parlé que de Comanche. De la réception des colis aux aubes. De l’émotion de recevoir les premières commandes, de faire les premières enveloppes. De ce que ça touche de recevoir vos premiers retours. Ce matin je préfère partager cette vidéo, un tissage de mots, de voix, d’images, avec Gwen Denieul.

Le monde est très vieux mais il bouge encore un peu. Je ne veux plus rester seul avec mes morts, alors je me décide à sortir au crépuscule, malgré ma peur de chien, pour une nuit d’errance à travers les rues délabrées du quartier de la gare.
la première image qui t’est venue c’est celle d’un grain de sable collé dans ta paume petite un grain humide plat et brillant parmi au moins trente autres grains peut-être quarante brisures de roches au moins cent grains collés d’avoir creusé le sable à main nues
Lumières isolées. Ombres solitaires — alcooliques, désespérés de toutes sortes, putains. Un air sec et délicieux circule entre les immeubles. Je regarde les fenêtres innombrables. Je flaire le vide. La nuit métropole est douce. On peut presque la toucher de la main.
les hauts le cœur quand une puce de mer s’agite sous la pulpe des doigts — et des millions de grains soulevés pour creuser un refuge — ta maison tu disais — autour la grève le varech les méduses mourantes les fleuves minuscules le bruit des vagues le rire ascensionnel des mouettes.
Yeux ouverts. Yeux fermés. L’étrange sifflement a disparu. Peut-être que tout ça n’était que dans ma tête. Je fais claquer ma langue pour me donner un peu d’entrain et reprends ma marche tremblante dans les plis de cette ville que je reconquiers chaque nuit pas à pas.
alors les dunes hachées d’herbes longues comme des ratures alors la digue le béton sa tubulure laquée de blanc tes jeux de funambules
Je choisis les ruelles les plus sombres, comme fantôme sorti de mon territoire d’origine. Un rat file le long du mur. Aucun son ne sort des habitations. Pourtant des vies doivent encore s’y nouer clandestinement.
alors les villas la vie des autres à l’intérieur alors les falaises alors les nuages leur odeur sourde de pluie alors la plage presque vide — c’était morte saison
Dans le noir presque d’encre, la bouche revenue respire l’air à pleines goulées. Grand besoin de me fatiguer le corps, de marcher toute la nuit jusqu’au dernier réverbère, jusqu’à ce que la ville m’anéantisse, de partager ma poussière avec celle des autres silhouettes solitaires.
alors les bancs de sable des continents sous la mer une forêt sous le sable — personne pour s’en souvenir — alors les massifs métamorphiques la baie les archipels alors la route nationale que tu traverses yeux fermés pour voir alors la vallée la pulsation humide des arbres la terre grasse — un réconfort passager
Je ne sais marcher que pour disparaître. Le corps libéré des frayeurs, je quitte le quartier de la gare et suis la voie ferrée vers l’Est, là où la nuit cesse. Il n’y a plus d’habitation. Je marche sans témoin. Je suis loin. Je respire au large de la ville.
l’ondulation des routes alors le ciel lointain son reflet sur la mer la distance qui sépare la marée de dix-huit heures ta maison rompue l’estran vierge alors le ciel trop lourd avec ses morts anciens
un froissement dans l’air
une brassée de nuit
le ciel s’élargit
cet infini de sentir
dans les rues calmes et sombres
dans ce qui reste du monde
alors le tremblement le jour fragile alors le silence des oiseaux les ombres voraces alors l’orage le monde immense et chaviré alors l’enfance soulevée ce qui s’en va la tentation d’effacement