une manière d’avancer comme une autre

Dimanche gris, montage pour la lecture collective de La maison de Mues avec les camarades du Tiers Livre, s’atteler au texte pour va-et-vient, broder, renoncer à la gravure faute de lumière, sans doute que je me disperse, une manière d’avancer comme une autre.

Flottement après avoir lancé l’impression de Comanche auprès de l’imprimeur, Roxane m’écrit, une nouvelle étape, sans doute la plus difficile, celle d’abandonner le livre aux lecteurs. Déjeuner avec ma sœur, je lui confie la première épreuve de Comanche, avec sa couverture mal imprimée, tu me diras… à la table d’à côté, un visage presque familier, c’est quand il pose quelques livres à l’attention de son interlocuteur que je reconnais Claro.

Grattoir, brunissoir, pointe sèche, c’est presque une méditation, peu importe l’image qui en sortira. L est revenue, elle imprime des monotypes, toujours un même paysage de montagne, elle me donne envie d’essayer.

M me raconte Camille, l’arrestation pendant la manif, les plus de quarante-huit heures de garde à vue, puis Fleury, deux jours.
Est-ce que vous condamnez les violences ? Est-ce que vous condamnez les violences ? Est-ce que vous condamnez les violences ? Est-ce que vous condamnez les violences ? Est-ce que vous condamnez les violences ? Est-ce que vous condamnez les violences ? Est-ce que vous condamnez les violences ? Est-ce que vous condamnez les violences ? Est-ce que vous condamnez les violences ?

Découvrir la présence d’un cerisier semblable à celui de l’écluse face à l’école maternelle de l’hôpital Saint-Louis convoque la surprise d’il y a vingt ans, ce sera l’école des filles, pourtant elle n’est pas la plus proche de la maison. Surtout ma tante Annie en avait pris la direction au début des années 80, profitant de l’appartement de fonction de la place Albert Camus, elle a définitivement fermé la porte de Corbera, berceau familial depuis 1937.

Place de la Bastille, l’ange se bat avec les nuages. Nina m’écrit de Berlin après sa première journée de travail auprès d’Elif, ça lui a donné des ailes, c’est exactement ce qu’il me fallait. Plus tard elle m’envoie des photographies de l’atelier, impressionnante proximité de leurs univers.

Je reçois une photo d’Arnold prise par Nicolaï, depuis le train qui les conduit à Wuppertal, je ne lui demande même pas ce qu’ils vont y faire. C’est pas Berlin, mais je ne peux m’empêcher de les rapprocher lui et Nina. Sous le ciel radieux, nous allons tous les trois manger des crêpes rue du Transvaal, au retour je signale le cerisier à Philippe, lui non plus ne se souvenait pas de sa présence.

va et vient #02|ce drôle d’effet, par Dominique Autrou

Dans la lignée des Vases communicants, ce numéro deux de Va-et-vient reprend le même schéma de communication : un échange entre personnes qui écrivent un texte (avec ou sans illustration) sur le blog d’un autre. Ce jeu littéraire paraît tous les premiers vendredis du mois. Le thème de ce deuxième échange est « ce drôle d’effet ». J’ai le plaisir d’accueillir sur Les heures creuses Dominique Autrou qui me reçoit chez lui, pendant qu’ Amélie Gressier échange avec Marlen Sauvage, et que Marie-Christine Grimard joue avec Dominique Hasselmann.
Les contributions (à adresser avant la date fatidique) pour le numéro 3 de « Va-et-vient » seront publiées le vendredi 5 mai, avec pour thème : « Le bus raté ». À vos claviers, et merci de nous signaler votre prochaine participation.

C’est l’une des dernières photos prises dans le petit jardin de la région parisienne, avant de le quitter à jamais. Les métadonnées du fichier indiquent la date du 2 juin 2019, sans précision horaire mais je me souviens d’une fin d’après-midi, quand le soleil est déjà passé par derrière les thuyas du voisin. À cette époque, et à cette heure, les moellons en pierre calcaire du mur exposé au sud exhalaient une odeur de pain chaud dont le seringat, la vigne et l’abricotier faisaient leur miel. J’aime cette photo car, mis à part le parfum d’une inévitable nostalgie, elle suggère avec naïveté les étoiles depuis trop longtemps absentes de tout ciel parisien, quelles que soient l’heure ou la saison. Bien que la période ne s’y prête pas, j’avais soigneusement prélevé des boutures dans l’espoir d’une acclimatation puis, qui sait, d’une dissémination.

Et le lendemain je me souviens de la camionnette de location flambant neuve (PTAC 3 t 5 maxi, comme il est autorisé par le permis de conduire) au tableau de bord beau comme une chaîne hi-fi. À l’intérieur, le résumé de nos vies. Suivait, quelques km derrière, un camion attelé de 19 t (pas plus, car s’il avait été d’un seul tenant, nous avait dit le déménageur, il n’aurait pas supporté les angles droits du vicinal normand dont je lui avais fourni des photos explicites – et qu’il avait repéré sur street view), chargé d’un résumé moins succinct, plus lourd, plus matériel.
Je suis bien d’accord avec Jón Kalman Stefánsson quand il fait dire à l’un de ses personnages, comme Sganarelle vantant les mérites du tabac, qu’il n’existe rien de plus beau au monde que de conduire un camion (à quelque chose près). La profusion sereine des informations, le confort d’un design quasi suédois, la hauteur de vue derrière le pare-brise large comme un écran de cinéma, la position sommitale au-dessus des roues et du moteur, l’accord wagnérien de l’orgue avertisseur, toutes qualités qui nous font voir le paysage, le présent et pourquoi pas l’avenir sous un jour radieux.

Cependant, de la trop belle camionnette je tenais le volant. Ce qui est d’ailleurs une mauvaise façon de parler tant les aides à la conduite affluent sur les véhicules récents, désamorçant toute velléité. Le pilote de ce genre d’engin n’a guère d’autre ambition personnelle que de mouiller à telle ou telle aire d’autoroute afin de satisfaire à tel ou tel besoin. Il serait presque tout à fait possible de lire en conduisant, le camion sait garder sa voie, lui aussi sait lire des panneaux, des signaux, et il est encore capable de freiner par lui-même lorsqu’un ralentissement se présente. Il suffirait alors d’oublier les commandes ; fumer, je ne sais pas, peut-être qu’un capteur invisible détecterait illico la présence d’une menace fétide ? Pourtant, quoi de meilleur qu’un bon cigarillo avec une bonne lecture. On pourrait aussi, toute notion de risque bue, s’adonner à la rêverie, c’est encore permis, se souvenir de la ville quittée, où est le mal ? Ce serait le hasard cruel de prendre en pleine figure le souvenir stupéfiant d’une ancienne rencontre au coin de la rue, bouche large et lèvres charnues, rouges comme un sens interdit, écrirait Stefánsson.

Le jour suivant, la nouvelle maison était habitée d’une présence étrangère, à chacun de faire de son mieux. C’est une maison au rictus accentué, avec des rides profondes et des squames indélébiles. Solide comme une caverne, avec ça. Le matin au réveil, on se surprend à se demander si c’est le plafond ou bien le monde qui penche. Quand le moral flanche, comme tout un chacun on se raccroche à la table de la cuisine. Admettons qu’à ce jour la cabane n’est pas encore tombée sur le chien. Dans le garage respire tranquillement la douce Clio diesel. Assoupie sur ses presque 300.000 km, elle remet les pendules à l’heure. L’État voudrait qu’on l’expédiât à la casse, comme n’importe quel vieillard du monde contemporain ; c’est mal connaître l’attention et les soins que nous lui promettons. Pour les joies de la vitesse il y aura aussi deux vélos. Ils ont chacun bénéficié d’une prime de remise en état de fonctionnement (50 €), comme s’il était besoin de nous soudoyer pour aller au travail en pédalant, ou pour aller faire ses courses en ville avec une petite remorque. Je préfère infiniment enfourcher cet engin dans l’optique, à la manière d’Alfred Jarry, de capturer dans un drainage rapide les formes et les couleurs, dans le moins de temps possible, le long des routes et des pistes. Jusqu’à la tangue, et puis la mer, en qui se noie la fatigue.

Dans les cartons, dont certains ont connu trois déménagements sans n’avoir jamais été ouverts depuis le grenier du 13e à Paris, j’ai depuis glané sans méthode particulière. La dernière photo que j’ai trouvée, pour ainsi dire juste avant d’écrire ce texte à l’intention de Caroline Diaz, est semble-t-il un polaroid, en tout cas une image fascinante que je n’avais jamais vue, j’ignore d’où elle provient. Elle a mal vieilli, on y distingue la silhouette pâle d’une petite fille inconnue (j’aimerais qu’elle se reconnaisse, qu’elle soit encore en vie !)
Dans une position intenable, elle griffe le visage de celui ou celle qui la dévisage. D’où vient ce sentiment que quelque chose s’est mal passé, pourquoi penser à un danger contre quoi personne ne peut plus rien ? Et si, au contraire, il s’agissait d’un jeu tout à fait anodin ? Et pourquoi, au fond, vouloir faire parler ce qui fut sans doute considéré comme une photo ratée, laissée pour compte au fond d’une mallette ?

Ferme les yeux vois. Évidemment, après toutes ces années cela m’aura fait un drôle d’effet.

Texte et photos : Dominique Autrou

l’apprentissage de l’attente

Relecture de l’épreuve papier de Comanche, redécouvrir la respiration du texte, je trouve encore quelques détails à corriger. Surmonter la déception du défaut d’impression de la couverture, je vais devoir attendre un nouveau tirage. Faire ce livre, c’est faire l’apprentissage de l’attente.

La petite dame enjouée à l’homme qu’elle prend pour un jardinier, félicitations pour l’entretien, ah c’est pas moi, je n’y suis pour rien, il lève les mains comme pris en faute et laisse la dame désappointée.

Je suis partie avec les chants d’oiseaux, j’ai pensé à certains réveils d’Erbalunga. Je traverse le dédale immense de l’hôpital, secteur marron, violet, jaune, j’entends encore la ouate dans la voix de ma tante quand elle disait à Bicêtre. Il me dit ce que je veux entendre, j’ai bien fait de venir, mais le cas d’A était atypique, il m’en parle comme si c’était hier, alors que ça fera dix ans en juin. Puis on m’oublie dans le couloir, je n’aurais pas le temps de passer au cimetière.

Avec quelques ami.es du Tiers Livre au café Pierre, Xavier nous décrit la valise qui contenait les cahiers d’Antonin Artaud, comme elle mettait le bazar sur le compactus de la BNF — les livres y étaient ordonnés par ordre de réception. Dans son souvenir elle se trouve sur une étagère du bas, tout proche du Journal d’un curé de campagne. Sa parole passionnée nous donne l’envie d’un livre.

Notre voisine vient chercher des conseils auprès de Philippe, sa famille possède des cartons entiers de négatifs sur verre d’un grand-père photographe et voyageur, qu’elle voudrait léguer à un fond d’archives. On en a contacté plusieurs, mais on ne nous répond plus, dans la famille on est pressé de s’en débarrasser. Je suis un peu effarée, il doit y avoir des trésors ? oh mais on va garder garder les tirages positifs… nous restons à échanger sur le seuil, à peine ai-je refermé la porte qu’Alice me lance en riant oh toi tu étais un peu jalouse.

Elle interpelle la serveuse, tiens mais vous êtes gauchère, moi aussi je suis gauchère, c’est pour ça que je le remarque. Je raconte à Alice comme petite je rêvais d’être ambidextre, les heures passées à tenter d’écrire joliment de la main gauche, elle m’avoue qu’elle aussi. Le souvenir des changements de mains en séances de modèle vivant, le geste libérateur, dessiner de la main qui ne maîtrise pas.

Elle m’a regardée, j’ai eu l’idée de lui sourire, elle a cru que je l’encourageais, elle s’est approchée et m’a lancé bonjour on est des cathos de la paroisse Saint-Joseph, à côté… c’est bien mais ça ne m’intéresse pas. J’ai voulu photographier les première fleurs du cerisier de l’écluse, je pensai aux conseils d’Angelo à Osaka, laisser le soleil passer à travers les pétales pour restituer la délicatesse de la fleur, mais le ciel s’était chargé qui saturait affreusement les couleurs.

l’obsession des traces

Réveil solitaire, alors que les filles poursuivent l’occupation de la Villa Arson. J’écoute les bruits de circulation, le tram, la voie rapide, les trains. Vérifier la couleur du ciel, prendre quelques photos en attendant Nina. Marche vers le port. L’après-midi retourner au musée Matisse, ne pas retrouver la lumière de la première fois.

Dans ces battements d’avant départ, l’hésitation à entreprendre quelque chose, tu veux aller voir la mer ? On fait un aller retour en marchant vite, pincement au cœur devant les scintillements, ne pas penser à ce qu’on a manqué.

Dans sa chambre, il y a une photo de ma mère accolée à un procès verbal d’infraction — un titre de transport que Nina n’avait pas validé à bord du tram lors de sa première venue à Nice. Sur le papier rose on devine l’empreinte du stylo mais on ne lit plus rien, la faute effacée. L’obsession des traces.

La mère, avec sa beauté de quarante, l’aplomb de sa voix chaude, à sa fille frêle sous la masse rousse des cheveux, regarde les bâtiments regarde un peu les palmiers regarde regarde, l’adolescente au bord de l’exaspération, elle baisse les yeux, chuchote c’est quel arrêt maman ? regarde maman, je te pose une question et tu ne me réponds même pas.

Nous nous retrouvons rue Tournefort, dans un quartier de la ville je connais à peine, mais dans lequel je reviens trois fois en l’espace de quelques semaines. Me traverse l’envie d’explorer méthodiquement la ville, il faudrait faire un plan, s’y tenir, avant de quitter Paris, je n’aime la méthode que sur le papier.

Faire l’inventaire de tous mes moments de joies sous la pluie. Quelles villes, avec qui à mes côtés, sous quel abri. Running on Empty, la fuite en avant, l’anniversaire, River Phoenix sur le fil, Alice tente de me rassurer, ça va bien se terminer.

Elle m’annonce qu’elle arrivera dans vingt cinq minutes, j’ai le temps de faire des madeleines, ça me saute à la figure, la rareté de ces moments, l’attention, l’amour qu’on peut mettre dans ces gestes de cuisine, la révélation de la tendresse que j’ai pour elle.

ici les morts

nous marchions sur la brèche d’un monde tremblant. autour les corps pliaient leurs craintes sous le désordre du ciel, avançaient comme nous dans la rumeur d’une défaite, se demandaient qu’avons-nous fait. étaient désœuvrés. il fallait tisser des liens nouveaux.
ce n’était pas la superbe attendue, il manquait la lumière. c’était la mélancolie des corps flottants devant les fenêtres. ces images qui te hantaient depuis novembre, des pensées suspendues, des rues abandonnées qui descendaient vers les rives, c’était de la ville ce que tu retenais. rien ne te liait au fleuve mais tu n’étais pas là par hasard. il fallait se perdre dans la ville usée. il fallait faire corps avec sa fragilité. ses vacillements. ses fenêtres brisées. ses portes ouvertes vers la terre. on avait frotté les linges poing contre poing, la toile tendue. on avait lavé les épanchements secrets, on avait vrillé le coton. la mémoire de notre enfance enfouie dans les plis surgirait, ça sonnerait comme un retour aux sources. nous ne pouvions plus marcher sans penser à elles, leurs peaux absentes, leurs bras forts leurs bras blancs leurs bras tendres leur bras ronds qui se battent avec le vide, suspendent le chagrin aux fenêtres. parfois elles avaient des remords, elles ravalaient les fantômes, les ramassaient dans l’obscurité, mais lentement, pour ne pas effrayer les autres. au fond des lavoirs on noyait les souvenirs, les lamentations. on les embaumait de feuilles mortes.
maintenant, dans le désordre des reflets nous devinons des sourires, nous sourions à notre tour. ici les morts s’obstinent, ne nous oublient pas.

musique Stewen Corvez

mélancolie du geste

Nous avons vidé les cartons de livres sur de grandes tables dressées, nous en avons fait l’inventaire. C’était elle qui nous faisait nous tenir là, comme l’écrivait délicatement Arnold, ce fut un jour étrange… Mélancolie du geste, mémoire en nous et avec nous.

Le sac jaune imprimé posé sur ses genoux faisait à la vieille dame comme des bouquets de fleurs.

Elle a ressurgi, je la laisse faire.

Christine Jeanney rejoint L’aiR Nu, nous organisons une rencontre en visio, faute de mieux. Elle nous présente ses minutes papillon, et un projet de sonothèque, ça réveille d’autres désirs, et me donne envie d’être plus active au sein du collectif.

À Marseille je rejoins les voyageurs descendus sur le quai pour profiter de la chaleur. Plusieurs visages du passé m’apparaissent. Comme j’aime la familiarité avec la ville. À Toulon le train se vide encore, je remonte le wagon pour trouver une place du « bon côté », espérant pouvoir filmer bientôt la côte. Elle se fait désirer, et voilà que la nuit est déjà tombée. À la gare de Nice Nina m’attend, j’aime l’inversion des rôles.

Je lance l’épreuve test de Comanche. Le délai me paraît incommensurablement long, le séjour à Nice fait heureusement diversion. Nous partons vers la mer, prenons le café cours Saleya, mangeons une socca vers le port, devenons fleurs au Mamac, parlons comme nous ne le faisons que trop rarement. L’occupation de la villa change un peu la donne, je dors seule chez Nina.

Nous marchons dans les sentiers du Mont Boron, Nina a le Yashica en main. Nous mangeons des ramen en ville. Retour à la villa Arson, cette fois une belle lumière. Nina rejoint ses camarades à l’occupation de la maison rouge, je visite l’expo, filme, photographie. Dans la soirée je retrouve A au Mamac pour une projection de courts-métrages en plein air, après La fleuriste d’Alain Cavalier on abandonne, le vent est glacé. Je dîne chez A, Nina passe la nuit à Arson.

distorting time

Il a trop bu, porte un costume noir, il vient d’enterrer un ami, il entame un pas de danse, pirouette au sol, se redresse, ses bras comme des ailes, son regard se perd dans l’eau du port, il reprend sa danse folle et joyeuse, on est fasciné par la grâce, il s’envole.

Les deux hommes côte à côte paraissent d’abord immobiles, celui de droite se met lentement en mouvement, seulement les pieds, une chorégraphie entre cha-cha-cha et tai-chi. On attendait la pluie mais le ciel immuable demeurait blanc.

Je ne pensais pas qu’un jour le ruissellement de la pluie me rassurerait. La fille raconte aux garçons, il y a deux mecs ils ont violés une fille de leur équipe, en mode c’est leur nana. Rien ne va dans la phrase.

Le vélo a glissé, le guidon vient heurter le thorax, ça va madame ? Dans la soirée un hoquet me rappelle brusquement la douleur, je ne dis rien, j’entendais déjà les reproches inquiets d’Alice. Ferais l’aveu quelques jours plus tard, rassurée de respirer normalement.

J’aimai voir la main du père posée sur le dos de la fillette, entre impulsion et protection. Je ne la vois pas s’approcher, Oh nice, it’s a Rollei ? No it’s a Yashica, a Japanese one. Elle avait un accent italien. Beautiful. Je finis la pellicule, j’ai oublié cette fois de doubler avec le numérique, je regrette mon manque de méthode.

On voyait s’écarter les nuages, le bleu prenait progressivement sa place. Roxane m’envoie une nouvelle version de la couverture de Comanche, reste un ajustement de la couleur, la quatrième à déplier, mais on touche au but. L’impatience me rattrape.

Son visage m’est familier, tout en discutant avec A je lui jette quelques regards, on échange quelques phrases mais le lieu de notre rencontre ne me revient pas. Elle se lève, marche dans la boutique, se met à parler je ne sais même plus de quoi mais j’entends son accent. C’est à ce moment là, alors qu’elle disparait de mon champ de vision et que j’entends sa voix que je me souviens où nous nous sommes rencontrées. Le lendemain je retrouverais précisément son visage d’il y a vingt ans.

nos plans sur la comète

Froid mordant qu’on n’attendait plus, j’ai une pensée pour les fleurs imprudentes. Au parc Montsouris, les mains frileuses, le Yashica trop lourd, je peine à prendre des photos. Les yeux aux ciel, premier quartier de lune.

Je prends mes billets pour Nice, Nina me dit la joie que ça lui fait, nous faisons chacune nos plans sur la comète, des marches sur le mont Boron, des cafés sur la plage, l’exploration de la Villa et le musée Matisse, empêchés la première fois, peut-être même découvrir le reflet de la Corse dans les basses couches d’air.

Une médium s’abonne à mon compte Instagram, elle se définit comme messagère spirituelle, vit au Québec. Peut-être que je parle un peu trop de mes fantômes. Insomnie. Sous le drap chercher son contact, sans le réveiller, cheville contre cheville, trouver l’apaisement dans ce peau à peau.

+4 degrés, et ce scénario ne serait pas le plus pessimiste. Sur le net découvrir un article, Pour refroidir la Terre, faut-il de la poussière de Lune ? Je ne lis pas la suite, la poésie du titre me suffit, même si ça ne lutte pas contre l’incertitude, se recroqueviller.

Sa main attrape mon col pour rapprocher nos visages, on dit à vélo. Ça me fait rire, et sa délicatesse de ne pas exposer la faute à tous me touche. Comment on en arrive à parler des tiroirs vides après la mort de ma mère, je ne sais plus, mais elle se souvient d’une grande jupe noire à fleurs que Pierrot lui avait léguée, tiens si je la retrouve dans mon déménagement je te la donnerais.

Nous avons diné près du poêle, il y avait des reflets rouges sur le canal. Depuis l’autre rive le quai était comme une scène étroite traversée par les joggeurs et des cyclistes. Je fais un plan, en pensant aux rushes qui s’accumulent sur la carte SD, et dont je ne fais rien.

R m’envoie les premières pistes pour la couverture de Comanche. Heureuse de l’évidence de la photographie que j’ai choisie. C’est bien la seule chose sur laquelle je n’ai jamais eu de doute, cette photo — sa beauté et son mystère—, ce sera la couverture. Plusieurs fois dans la journée je vais ouvrir le fichier et c’est une joie immense.

Relire encore

Dimanche nous faisons une première marche depuis des mois, marquer le pas. Sous le soleil le bassin n’était plus qu’une cavité sèche. Pas de miroir, aucun reflet où se logerait le merveilleux, se contenter des ombres.

En mode super fun ? oui hyper happy ! Rue de Lappe, deux jeunes femmes, celle qui pose avec la paire de baskets, celle qui dirige, et le photographe. Tout est surjoué.

Fatigue et douleurs, relire la notice du traitement prescrit, cocher un effet secondaire sur deux, cette explication me rassure. À l’examen rien de grave, sous l’effet du collyre révélateur la vue se trouble. J’observe ma pupille dilatée dans le miroir de l’ascenseur, me revient une fascination de l’enfance, les heures passées à figer une expression, à questionner le double.

On avait dit rendez-vous au pied des marches, j’observe la foule immense en longs cordons devant les portes, il fait déjà nuit, je téléphone, on finit par se retrouver. Alice et sa grand-mère joyeuse entrent dans l’opéra, nous repartons avec M, d’un même pas ralenti dans la nuit déjà froide. Nous dînons tous les trois, c’est la première fois.

J’aurais du m’interdire le maniement d’objet dangereux, tout est allé très vite, la règle a glissé, la lame du cutter a tranché vif le pouce, la pharmacienne se tient à distance, ça saigne beaucoup ?

Cet hiver, des patients comme vous c’est deux sur quatre. Laisser glisser le jour, ne rien s’imposer, rentrer par la rue de Cléry, goûter la géographie tortueuse du faubourg, penser à mon cheval imaginaire.

R m’envoie des propositions de maquettes. Choisir la typo, le corps, l’emplacement des folios. Désormais Comanche pèse cent quarante pages. Relire encore. Cut a vital connection.

un dimanche en famille

À l’heure du journal souvent se repose la question de la forme, la peur de la routine. Mon côté discipliné l’emporte, je remonte le temps, un paragraphe par jour, je suis parfois récompensée par une révélation. Mais cette semaine il s’est passé une chose particulière, qui occulte le reste, je voudrais presque n’écrire que cette journée de dimanche. Auparavant me souvenir à la hâte du retour de L à l’atelier après trois semaines d’absence. Elle portait son pull préféré, nous avons fêté son anniversaire en mangeant les délicieux cakes qu’elle a apportés, arrosés d’un verre de crémant. Puis nous avons déjeuné au thaï, avec L, J et F. La serveuse — dont je ne connais pas encore le prénom mais qui a l’air de chérir sincèrement L — nous apporte au dessert une pile de nougats au sésame plantés d’une bougie. Je veux me souvenir du café avec Piero et Anne, réconfortant et joyeux. De la presque timidité de Nathalie qui hésite à monter à la maison récupérer un exemplaire d’Obliques strategies qu’elle pourrait offrir à Louise. Je lui propose de tirer une carte, j’observe sa méthode, battre le jeu puis compter jusqu’à 9 : Abandon normal instruments. Du ciel flambant vendredi soir que je n’ai pas eu le courage de filmer. De la belle présence aujourd’hui de Claude Royet-Journoud dans la salle du Chansonnier, que je n’ai pas osé photographier.

Dimanche, ce fut une journée particulière. D’abord le message de V, Hello polenta à Bourg la Reine aujourd’hui, si t’as le courage de venir en banlieue sud, je te chope à 13 h à la gare. Ce privilège, parce que j’ai écrit sur la maison, et offert les photos. Philippe plie mes hésitations en deux secondes, Mais vas y ! Il est 11h, c’est jouable, je rappelle V, incrédule, Mais oui, viens. Sortir de la torpeur qui s’impose depuis des jours, m’habiller joyeusement comme pour un dimanche en famille, qui ressemblerait à ceux de l’enfance et d’un peu après, ceux que je n’ai plus vécus depuis l’an 2000. Dans le RER ne pas y croire encore, remontent des images de trajets en voiture, de Bastia à Canaghja quand nous habitions en Corse, puis de Brunoy à la toute neuve rue Albert Camus où vivait alors ma tante chérie quand nous sommes revenus en région parisienne. Des images de la traversée de Belleville, à cette époque là une contrée lointaine, presque mystérieuse, quand j’habite désormais à cinq cent mètres de la place du Colonel Fabien. Dans la voiture V me confirme que le film que j’ai diffusé sur YouTube a réveillé ses envies de polenta, elle en a parlé à ses parents, ça faisait longtemps. Un invité s’est désisté, me voilà conviée au repas dominical.

Dans la cuisine de Bourg la Reine tout est prêt, un linge blanc recouvert d’une fine couche de farine de châtaigne qui recevra la polenta fumante. Les figatelli coupés en petits tronçons pour passer sous le grill. L’eau frémissante dans la marmite. La farine tamisée. Le pulendaghju. La famille arrive au compte goutte, on se raconte la partie de foot, les projets professionnels, on justifie une absence. JT les chasse gentiment, Ne restent dans la cuisine que ceux qui sont indispensables. La polenta épaissit rapidement, il faut être deux, celui qui maintient la marmite sur le feu, celui qui tourne, un travail d’homme. J’ai apporté mon appareil photo, mais je raterai la moitié des photos, floues. J’essaie de filmer, je suis trop petite, j’ai peur de gêner. Je préfère humer le parfum de châtaigne qui monte, observer la polenta qui se détache des parois de la cocotte. On la verse sur le linge poudré de farine, on recouvre d’un autre linge immaculé, puis de feuilles de journaux pour conserver la chaleur. Maintenant nous sommes quinze autour de la table, on me pose quelques questions sur mon village, tout proche de celui dont est originaire la mère de V, on s’étonne que j’ai vécu à Bastia, dans la rue même où la famille possède un appartement. Je raconte la cheminée de Canaghja, le cabri à la tomate. On commente les découvertes généalogiques menées par un membre de la famille. On découvre les photos des travaux qui avancent A Campinca, on s’inquiète des matériaux utilisés pour les finitions. On compare le goût des figatellis provenant de deux fournisseurs différents. On critique la farine qui manque de saveur, ce qui ne m’empêche pas de manger trop de polenta. Les conversations se croisent, je n’arrive à en suivre aucune en voulant les écouter toutes. Immergée dans des sensations d’enfance, ce même flottement, cette même fascination à deviner l’affection qui enrobe les paroles, à observer l’intensité d’un regard, la partition jouée par chacun. Je suis gagnée par une grande euphorie, je pense à mes parents, mes oncles et tantes qui auraient à peu près l’âge des parents de V, je suis celle là qui passe un dimanche en famille, sans les vapeurs de tabac blonds, sans ma famille — mais l’illusion de.