désarmée

La présence de J — l’amie d’enfance d’Alice, le RER D, la tante de Philippe retrouvée sur le quai de la gare, le repas du dimanche, les pâtisseries orientales que nous avons apportées, la partie de cartes, les rituels et leurs infimes variations.

Véronique Aubouy entre en scène avec l’énergie d’une sportive, son bouquin de deux kilos à bout de bras. Elle dit qu’elle va tenter de résumer La recherche du temps perdu en une heure, demande à la salle quelques jalons, on lui répond le bal des têtes, quelque chose à propos de Venise, Charlus. Au fil de la performance improvisée ce sont nos propres souvenirs, nos émotions de lecture qui remontent. Sa ressemblance avec ma tante chérie me frappe, les portes du train qui se ferment à Venise font apparaître le visage de ma mère.

On avait bien vu sa fatigue, et son corps s’est soudainement alourdit. V a eu de bons réflexes, on l’a couchée au sol, L est arrivée dans la salle d’encrage, s’indignant gentiment qu’on ne l’ai pas appelée — je suis médecin tout de même, l’attente des pompiers, enfin la sirène qui s’approche.

Les archives de la planète au musée Albert Kahn. On s’imagine y passer des jours, la collection est immense, on aimerait par hasard retrouver un lieu intime qui ferait partie de l’inventaire. C’est finalement le regard de cette petite fille, une sorte d’Alice aux pays des merveilles, qui dans le poing fermé qu’elle tend devant elle retient un secret. Puis dans le jardin son petit double contemporain.

Sur les pierres chaudes la vapeur les enveloppe, leur donne un tel sentiment d’intimité qu’elles parlent comme si elles étaient seules au monde, et nous obligent presque au silence.

Je reçois la lecture de la lettre d’Oran par Christine Jeanney, j’ai pensé à elle parce que sa voix est pleine d’une même chaleur que celle de ma mère. L’idée de monter ensemble ces archives transmises par mon cousin — la lettre d’Algérie et quelques secondes de film où ma mère se maquille — m’obsédait depuis quelques mois. J’ai de la chance que mes tantes maternelle et paternelle aient chacune eu ce même goût de l’archive, quand ma mère s’obstinait à faire le vide.
La lettre d’Oran, ici.

photogramme, La lettre d’Oran

Mon ami dentiste me demande comment ça va, j’évoque ma cornée sensible, il me rassure, se moque gentiment de moi, il faut bien des petits soucis. Le dialogue devenu impossible, d’ailleurs avec ses filles elle a arrêté la discussion, ça sonne comme une mise en garde, et je suis désarmée.

regarder la ville avec les yeux d’une autre

Sur le quai de la station Commerce l’emballement du cœur. N s’émeut devant mes cheveux courts et gris, forcément je lui rappelle ma mère. Anecdotes de la cité, j’écoute en souriant, à la fois dedans et dehors. Traverser le Champs-de-Mars puis le pont Alexandre III pour la première fois, regarder la ville avec les yeux d’une autre.

Elle me rend l’exemplaire de Comanche qu’elle a recouvert de papier kraft pour le protéger, elle n’a pas pu le lâcher, elle attend la suite. Cette idée de suite me surprend, quelle suite tu imagines ? En attendant tous les projets sont à l’arrêt, seul ce journal me donne l’illusion que j’écris, et bien sûr l’atelier de F.

Dîner chez Z avec les amies mamans d’école. Leurs visages, nos énergies, les plats colorés, le patio, les cigarettes, les discussions qui se prolongent tard dans la nuit. Est-ce d’avoir vu les ami·es d’Algérie deux jours avant ? Je les quitte en pensant à ma mère, en tête cette photo en noir et blanc où elle fume, assise au sol, entourée de ses amies algéroises.

La sensation d’un grain de sable sous la paupière, la vue troublée par le larmoiement, viser la lumière est trop douloureux.

Je photographie les présents, une robe et un porte-monnaie kabyles rapportés par N, le bracelet de perles œil de chat que S a retiré de son poignet pour me le donner, cent cinquante dinars algériens, avec lesquels je pourrais acheter deux pains et un kilo d’oranges. La robe ne ressemble pas du tout à celles dont je me souviens dans l’enfance, mais les motifs me rappellent les bijoux en argent émaillé que N ne manquait pas de nous offrir quand elle nous rendait visite avant la guerre civile.

Vous avez un corps étranger dans l’œil. J’ai d’abord l’image d’une silhouette minuscule plantée dans mon globe. Elle m’explique qu’elle va le retirer avec une petite aiguille, puis gratter un peu la cornée, je ne peux pas partir en courant, l’anesthésiant est heureusement très efficace. C’est une poussière de métal, la douleur remonte à mardi, alors je me rappelle avoir limé une plaque de cuivre à l’atelier de gravure.

L’air est humide, la ville minée d’un gris plombé. Je n’avais jamais remarqué le tamaris de la rue des Écluses, tu ris, tu l’as pris en photo plusieurs fois, enfin le yucca à coté, ses petites grappes roses me réjouissent, c’est idiot mais ça me donne l’impression d’être à Carolles.


Le vrai visage de Peter Townsend

Il a repéré le livre dans la vitrine, attiré par le nom de l’auteur, un ancien héros de la Royal Air Force. Il ne l’aurait sans doute pas acheté si la libraire n’avait pas collé sur la porte l’affichette annonçant une séance de dédicace en présence de Peter Townsend. Il a jeté un œil à sa montre. Curieux du bonhomme, ce serait une bonne occasion de parler d’aviation. Il a poussé la porte de la librairie. Déjà on se pressait pour voir de près l’ancien amant de la princesse. Il s’est mis en retrait, a feuilleté le livre. Il a l’impression de lire ses propres mots « Ce ciel où mon existence devait prendre forme, seul dans les cieux, la Mort sans cesse à portée de voix ». Les deux hommes se sont d’abord parlé poliment, puis ils sont allés au café de la place pour évoquer ensemble le silence du ciel.
 
Au moment du départ au Canada il a préféré lui confier le livre. Elle l’a recouvert d’un papier épais pour le protéger. Elle lui accorde une grande valeur parce qu’il est dédicacé par Peter Townsend. Avant de le ranger dans sa bibliothèque, elle a inscrit le titre et le nom de l’auteur sur la couverture et la tranche du livre. Elle l’a lu, en a souligné une ou deux phrases, l’incohérence d’une conjugaison, marqué d’une accolade un paragraphe évoquant l’essai nucléaire de Trinity. Après la mort de son fils, elle a ajouté une mention manuscrite, ce livre m’a été confié par R, et je l’ai conservé précieusement, le parcours, de temps à autre.

Elle a un mal fou à se débarrasser des objets, et c’est encore plus difficile depuis la mort de sa mère. Finalement la maison est assez grande pour conserver tel tableau, tel cahier ou livre hérités de ses grands-parents. Elle n’a jamais réfléchi à pourquoi elle ressentait ce besoin de conserver les choses, c’est peut-être héréditaire, déjà sa grand-mère avait cette tendance à glaner, conserver, ordonner, annoter. Ce livre, peut-être à cause de la dédicace, et parce qu’il porte à travers elle la mémoire de son oncle adoré, elle décide de le conserver.

Sa cousine lui a tendu le livre, c’était à ton père. Dans l’angle supérieur droit de la couverture, l’écriture minuscule de sa grand-mère précise l’origine de l’ouvrage. À la fin de sa vie elle n’a cessé de couvrir les livres, les enveloppes, les carnets, de notes et sommaires. Elle accumule les commentaires en strates minuscules, construisant sa propre légende. Sur la page de titre, une dédicace — avec mon sympathique souvenir, Peter Townsend, Cap Bénat, 21.8.59. Ce nom lui dit vaguement quelque chose. Une enquête sommaire sur internet lui apprend qu’il est un héros de la Royal Air Force, et qu’il a failli épouser la princesse Margaret. Elle a rapporté le livre à Paris, a tenté de le lire, mais l’a trouvé ennuyeux. Elle l’a rangé dans son carré, un espace dans la bibliothèque où elle conserve un ensemble disparate de livres, ceux qu’on lui a transmis, ses livres d’enfance et sa documentation professionnelle.

Dans une série télévisée sur la famille royale d’Angleterre, elle découvre la relation amoureuse entre la princesse Margaret et le héros de la R.A.F. devenu écuyer du roi. Le romanesque de l’amour contrarié, l’exil forcé de Townsend en Belgique. Et Peter Townsend prend vie. Si elle s’y attache, c’est parce que soudainement elle se souvient du livre, de sa dédicace. Cet homme a rencontré son père. Dans une scène il écrit en aout 1959 une lettre à Margaret pour la prévenir de son prochain mariage avec une autre. Mue par une intuition, elle attrape le livre dans la bibliothèque et, relisant la dédicace, s’aperçoit qu’elle a été écrite précisément à cette période évoquée dans la série, quelques jours seulement après la lettre à Margaret. Quand il rencontre son père, Peter Townsend vient de faire le tour du monde pour se retrouver, effacer l’image d’un homme qu’il n’était pas, reprendre sa vie en main. Elle écarte les plis du papier qui protège le livre, redécouvre la couverture de l’ouvrage, le vrai visage de Peter Townsend. C’est ce visage sur la couverture, photographié dans un bus au cours du voyage, ce visage qui ne regarde pas l‘objectif. Ce visage qui lui permet d’imaginer la rencontre avec son père, de fabriquer le souvenir de cette rencontre qu’il n’a racontée à personne.

texte écrit dans le cadre de l’atelier recherches sur la nouvelle, par François Bon

ce petit miracle

La fragilité des silhouettes, leur solitude et les chiens.

Trouble de la voir apparaître sous la plume d’Anne Dejardin, tel un personnage. Elle m’échappe. Peut-être que le livre qu’elle imagine c’est Anne qui pourrait l’écrire. L’appel de mon frère, les secondes funérailles repoussées depuis quatre ans, je sais que les deux projets sont liés, en souffrance.

Après avoir lu le journal de P et l’incident du verre cassé, une obsession, retrouver les mêmes verres comme pour retrouver le temps perdu.

Le colis que je dois recevoir du Japon est retenu par les douanes, PRE ALERTE IMPORTATION, je dois certifier que les deux bouteilles isothermes envoyée par mon client ne contiennent pas de métal originaire de Russie. J’atteste sur l’honneur. Ça ne parait rien, mais cet incident et sa résolution, le sentiment d’être en faute alourdissent bizarrement ma journée.

La famille remonte le canal, à trottinette, à vélo à roulettes, à pied, l’enfant à trottinette s’exclame oh la coccinelle, il est tout seul à la voir voler dans les airs, son cadet s’énerve de ne pas la voir, le père est dubitatif, mais si là, et son doigt pointe le vide, son enthousiasme ne faiblit pas, il a pour lui ce petit miracle.

Je trouve le livre sur lequel écrire pour l’atelier de François, je n’échappe pas à mes obsessions, ça me vaut deux heures de recherches sur le net, une archive de l’INA émouvante, et une amorce de texte.

Il diffuse des bulles de savon sur la place pour gagner quelques sous, autour les corps s’agitent, les enfants papillonnent, tentent d’attraper les myriades de petites bulles, les adolescentes se battent avec les géantes, les traversent hurlant, le souffleur grogne un peu en multipliant les bulles comme un remède à sa mélancolie.

du temps qui passe

Elle me demande si je me suis déjà vue être mère avant de l’être. Si c’est arrivé je ne m’en souviens pas. Aussi, voir ton enfant grandir trop vite avant d’en avoir ? Non, pas de vision, oui les enfants grandissent trop vite. Ne vivons-nous pas toutes dans la terreur du temps qui passe ?

Je passe pour la première fois devant l’écluse depuis notre retour, le cerisier a déjà perdu toutes ses fleurs… je ne l’ai pas photographié cette année, ni même la neige de pétales pourrissantes. J’y pense plusieurs fois dans la journée, sans bien comprendre comment cela a pu m’échapper. J’y pense encore pendant que j’écoute Ryoko Sekiguchi lors de la rencontre organisée par François Bon.

Il écarte le haut de son sweat pour vérifier l’odeur qu’il dégage, il sort de son sac un vaporisateur et se parfume généreusement. L’odeur sucrée se diffuse dans le wagon, m’écœure.

Nous sommes leurs enfants, nous nous effrayons d’avoir vieilli si vite. M-P me demande si elle a le droit de fumer à la fenêtre, Alice la rejoint, je me lève à mon tour, regrette au bout de trois bouffées d’avoir allumé une cigarette, la sensation de sueur froide au dessus des lèvres. La lune même si loin d’être pleine illumine le ciel.

Sur le mur de l’école des filles, des photos scellées de Backtothestreet, je pense d’abord à Piero. Je m’approche, j’essaie de reconnaitre les décors derrière les portraits de rue. Je choisis les jumelles du pont Lafayette, pour leurs bras moites et potelés, pour l’insolite oiseau posé sur la tête de celle de gauche.

Dans le rêve, alors que je m’étonne d’avoir laissé autant de temps au silence, Philippe arrive en compagnie de V, je lui fait visiter la maison dans laquelle on circule comme à l’intérieur d’une coquille, un parcours en spirale. Dans la journée j’envoie un sms à V, sans être certaine que le numéro soit bien le sien.

Golden eighties, Sylvie (Myriam Boyer) lit la lettre de son fiancé, c’est une lettre reçue du Canada, une lettre écrite sur papier bleu pelure. Il y aura toujours une scène dans un film pour convoquer les absents.

on devrait venir plus souvent

À peine le pied posé sur le quai de la gare Saint-Charles, extase sous la lumière, on devrait venir plus souvent. Valises posées à Endoume, puis la Friche, écouter Anne Savelli et Pascal Jourdana. Échanges intenses. En quittant la Friche nous croisons par hasard C que je dois justement voir pendant le séjour. L’improbabilité de notre rencontre me réjouit, à l’image de l’improbabilité de notre amitié au temps du lycée.

Matin, la tête sur l’oreiller, des enfants sous nos fenêtres, leurs talons vifs sur le trottoir, leurs voix, cris, chants, l’ensemble comme une nappe compacte, difficile à décrire. Le café avec Fanny et Anne, accueillir Alice à la gare, allons voir la mer pour la première fois depuis notre arrivée, diner avec la bande, impulsions vitales, nous évoquons le projet à quatre mains, en serons-nous capables ?

Arrivée de Nina, le sentiment d’être complets. Déjeuners et promenades rituels. Faire semblant de se perdre dans le Roucas. Elle nous raconte son meuble à souvenirs, comment elle a commencé à écrire son mémoire. Impossible de retrouver l’endroit ou vivait A, il me semblait qu’elle habitait la Corniche, mais je suis incapable de reconnaître l’immeuble, je ne sais pas ce que j’attends de ce repère, comme si les lambeaux d’histoire devaient surgir d’un espace tangible.

C me donne rendez-vous au café de la place de la Corderie, elle me précise, celui dans l’encorbellement, j’aime qu’elle utilise ce mot, et qu’elle choisisse ce lieu que j’avais repéré la veille. Ce que je découvre de son enfance, je ne me souviens pas que nous en ayons parlé sur les bancs du Lycée Thiers, mais il me semble évident aujourd’hui que c’est à l’origine de notre lien.

Cimetière Saint-Pierre, immense, je glane quelques portraits sur médaillons, surtout des visages de femmes. Nous repartons depuis la Timone, je découvre les bâtiments immenses de l’hôpital, je ne peux m’empêcher de penser à la détresse de M à l’époque de notre vie à Marseille.

Nous marchons sur les hauteurs de Pastré, je me souviens que collégienne j’enviais les petites filles aisées qui y pratiquaient l’équitation. L’exploration Montredon, la ville à distance, mes souvenirs aussi.

De l’autre côté de la ruelle il y a une construction qui me fascine. Une baie vitrée reflète le bleu du ciel et un pin immense, qui la protège. Et la petite fenêtre avec son carreau cassé, comme une invitation à entrer, la dentelle des rideaux à mi-hauteur, l’accumulation de linge coloré, le désordre est beau, porte une histoire, je pense à la photographier plusieurs fois mais la plupart du temps elle est dans l’ombre.

Au Pharo, la sensation d’été, la chaleur humide comme à Bastia, l’effet de glissement des masses du fort Saint-Jean et du Mucem, La Major dont je n’avais aucune image avant de revenir ici avec Philippe, les navires rouges qui partiront pour la Corse ou l’Algérie. Il y a presque un plaisir à quitter la ville, parce que je sais que je vais revenir.

la sensation de l’effort

Photographier les visages des médaillons funéraires, sans savoir ce que j’en ferais, il n’y a bien qu’avec la photographie que je pratique la collecte. Je reste médusée devant trois quatrains gravés sur la tombe d’une adolescente. L’enfant a tragiquement disparu dans l’incendie qui ravagea le collège Pailleron en février 1973. Le poème c’est elle qui l’a écrit, qui évoque la fuite du temps et la mort.

Reprendre le chemin de l’atelier d’écriture, retrouver la sensation de l’effort, douter. Les poches vides.

Déjeuner avec l’équipe des Arquebusiers, je rencontre Eric, charismatique et amoureux de Kafka. Il raconte son parcours, les difficultés à l’école, la rencontre, le départ au Brésil. On se demande si nous pourrions quitter la ville, je m’interroge sur le départ de ma mère dans le Cotentin, il pense que c’était à la mode de partir dans ces années là, je crois qu’elle recherchait quelque chose de perdu, l’idée qu’elle se faisait du village.

Retour à l’usine. Je lui raconte mon lien au quartier. Ma grand-mère postière, ma tante directrice de la maternelle, mon arrivée il y a vingt-cinq ans, le hasard. Nous partageons l’attachement à l’usine, à comprendre la fabrication, nous passons plus de deux heures à traverser les ateliers, à observer les machines. L’une d’elles est comme un immense serpent où le papier subit de multiples transformations. Je m’imagine travailler là, avec les équipes autour. Je crois que le travail en équipe me manque.

Je n’ai pas compris le déroulé des faits, j’essayais de joindre Philippe avant de traverser la rue de Rivoli, au moment ou il décroche ce que je veux lui dire m’échappe, un homme vient de s’effondrer sur la route, prisonnier de sa moto.

La petite fille avait une clé pour ouvrir la grille de la Chapelle Saint-Louis, c’était insolite comme une scène de conte, et une image surréaliste s’est figée dans mon esprit, une clé immense dans la main d’une fillette.

C’est toujours dans le dernier rêve qu’elle apparaît, sans doute le dernier rêve est le seul dont je me souvienne. Nous étions cette fois dans une ville recomposée, c’était à la fois Marseille et Bastia, j’écris qu’elle apparait, mais elle est absente, et dans le rêve je demande où elle est.

l’appel impérieux de la lune

Attendre le sommeil, mains posées sur le corps comme deux parenthèses, une au bas de mon ventre, l’autre sous la poitrine, semaine insomniaque, je me demande ce que je guette ou ce qui me guette dans la nuit.

Elle voulait qu’on se voie, parce que j’avais suivi toute l’histoire, elle voulait me montrer son sourire retrouvé, nous avons déjeuné au soleil, nous avons beaucoup parlé, je suis repartie légère, peut-être parce que je ne me souvenais plus à quel moment j’avais cessé de m’inquiéter pour elle.

Je suis en avance, profite des lumières sur la Seine, Paris merveilleuse, hors du temps. Le restaurant n’est pas encore ouvert, mais les chaises en terrasse me tendent les bras, je renonce à observer les passants, mes pensées naufragent dans la lumière du soir.

À deux sur le Vélib, la petite trentaine, (elle joyeusement) voilà mon chou Taxi Vélib ! putain c’était trop bien, ça fait du bien hein ? (lui) qu’est-ce tu fais ce soir ? (elle toujours plus vive) je vais aux Gémeaux, je vais voir Ibsen, et toi t’es où? (lui désinvolte) à Montreuil, quand je rentre vas y je t’appelle et on se chauffe, (elle) oui, allez salut frère je t’aime.

Je quitte la rue Daguerre coté Maine, trouve un Vélib, me perds sous la douceur insolente, grande boucle avant de retrouver le Lion de Denfert, tours et détours, rue de Tolbiac j’imagine que Philippe n’est pas loin, si je n’étais pas chargée, si je ne devais pas répondre à une obligation professionnelle je l’appellerais pour qu’on se retrouve, je me perds encore, interpelle un cycliste qui me conseille le boulevard de l’Hôpital, en traversant la Seine je maudis mon chargement qui m’empêche de m’arrêter pour photographier la ville.

Une vidéo de Michel Brosseau, se souvenir du jardin de la maison du fond. Comme ma mère s’est prise d’amour pour ce jardin, à en tailler les rosiers, à en rayer le sable avec le râteau à feuilles, le son métallique des dents souples. Le puits condamné, l’arche métallique, l’illusion de cabane, les plates bandes cimentées, les tulipes, Odette au jardin voisin avec laquelle elle discute. Comme elle s’est coulée dans cette vie de province. Et le petit carré de terre qu’on m’avait octroyé.

Avignon, Brigitte Célerier
Paris, Caroline Diaz

Chez Brigitte Célerier, découvrir cette photo de la lune, presque pleine, blanchie de soleil, je prenais sans doute la mienne à la même heure, à quelques sept cent kilomètres, me plait d’imaginer l’appel impérieux de la lune, et nous deux reliées par ce même geste, similarité troublante du cadre, et l’avion minuscule qui traverse le ciel.

tout le monde y perd son je

M’entendre prononcer les mots qu’Anne Dejardin m’a confiés il y a quelques semaines pour la version sonore de son texte Les Pierrots me donne le sentiment d’être au pied de la digue d’Edenville. D’être l’enfant qui s’inventait une autre vie, celle de la petite fille riche de la villa, dont la mère ouvrait les volets avec dans les bras la grâce d’une danseuse.

Nous regardons La Traversée, documentaire retraçant le voyage de passagers entre Marseille et Alger. Surexcitée à l’idée de découvrir l’arrivée à Alger depuis la mer. Le ferry s’appelle L’île de beauté, c’est déjà un signe. J’ignore pourquoi la réalisatrice choisit de ne pas montrer l’arrivée. On la trouve heureusement dans les bonus du DVD, sous le titre Alger, mise en ombre. La rencontre a lieu, je retrouve dans le glissement lent de l’arrivée des sensations de l’arrivée en Corse, la lumière, et les montagnes derrière la ville (bien sûr Alger est au moins dix fois plus étendue que Bastia). Relevée dans le commentaire de Ghyslain Levy, l’odeur de métal dans le port d’Oran.

M m’envoie des photos de Coaraze, la montagne s’est effondrée, un pan de falaise est tombé sur la route coupant l’accès au village depuis Nice. Trop de pluie, ce qui ne veut pas dire que cet été il y aura de l’eau, la source a été perdue.

Sentir sa défiance, une fausse désinvolture tandis que ses mains ornées de bagues lourdes pianotent sur son jean, il ne sais pas plus que nous d’où vient le problème mais s’attache à n’être pas en cause, je ne sais pas moi ce que vous avez fait avec votre fichier. Rappel de mésaventures quand j’arrivais à Sedan, trente ans en arrière, le type du labo qui me prenait de haut, cette même peur, chasse gardée, j’étais une gamine, mais une créa, on avait mauvaise presse, comme si nos deux mondes étaient irréconciliables.

Retour à Pantin, cette fois en Vélib, j’avais la veille repéré une station à deux pas de l’usine. Franchissant la porte de La Villette, je préfère vérifier mon chemin, le type est content de me renseigner, va bien au-delà de ce que le lui demande. Le soleil sculpte la meulière, me rappelle ce rêve d’une maison avec jardin près de la voie ferrée. Au retour je roule plus doucement, m’attendant à croiser la silhouette de Jane près des lignes du tram, plus bas sur les quais peut-être bien Philippe. Une heure plus tard il m’envoie un selfie, toujours à Pantin ? J’y suis en ce moment même.

Elle doit fermer, il est 18h, la douceur exceptionnelle nous donne envie de prolonger le moment, tu ne fumerais pas une cigarette ? Nous fumons avec le sentiment d’une grande transgression, poursuivant notre conversation assises sur le banc de l’abribus, dans le vacarme de la ville.

Elle me regarde photographier les fleurs en contrejour,  me demande si c’est un cerisier, elle croit que je suis une connaisseuse, je crois que c’est une sorte de, je n’en suis pas sûre, je lui montre l’arbre qui fleurira bientôt devant l’écluse, celui là oui je suis sûre, je lui décris le rose plus intense de ses fleurs, elle regrette, elle sera partie.

Relire des passages d’Hêtre pourpre, une scène à la maison de retraite, quelque chose de l’effacement, « tout le monde y perd son je ». Il y a une chose quand j’essaie de reconstruire une image d’elle, c’est la lumière autour, comme si ma mère n’avait jamais vécu que dans la lumière. Parfois je me console de la mort prématurée de mes parents en me disant qu’ils ont échappé à l’indignité, quoique pour ma mère c’est faux. Surtout ils n’auront pas eu le temps de ne pas me reconnaître.

dans l’autre partie du monde

Nous sommes tous les quatre réunis pour le déjeuner du dimanche, dans ce restaurant familier où nous mangeons des pizza, nous sommes heureux, rituels des choix, des « j’hésite », un sentiment de réconfort me rappelle le sentiment de l’absence de Nina, si présent il y a tout juste une semaine. 

Tous les gestes alourdis, le ciel bleu. Nous sommes très en avance et avisons le PMU presque désert face à la gare de Villeneuve-Saint-Georges, le café est trop fort. Nous prenons un bus qui ne marquera pas l’arrêt, nous marchons dans ce no man’s land tandis que les avions en phase d’atterrissage volent au-dessus nos têtes. Les visages sur lesquels nous ne mettrons pas de noms, la voix de Léonard Cohen, des larmes, j’aimerais avoir son courage, le déjeuner improvisé au Kebab.

Elle se drape dans son tablier noir, tous ses gestes sont précis, maîtrisés, elle était pâtissière avant d’être savonnière. Elle fait couler les bases dans un bac en silicone, les couleurs ondulent sous la poussée liquide, les marbrures se forment, sa voix douce explique chaque étape, je mesure mon agitation rien qu’à l’observer. 

Préparatifs pour le déjeuner, Nina se lance dans un de ses défis culinaires, des religieuses au chocolat pour le dessert. M-C nous raconte qu’elle aurait pu finir sa vie dans les ordres quand son père devenu veuf à vingt-trois ans pensa la confier à sa sœur qui dirigeait un couvent.

Message de Nina, le lever de soleil vers Marseille était très beau, je me réjouis à l’idée que les images apparaitront peut-être dans son journal de mars. Je photographie les premières floraisons dans la lumière encore basse, joue avec la mise au point, le soleil, m’hypnotise de flou.

Le monde est coupé en deux, et dans l’un d’eux il y a des hommes qui s’excitent au téléphone parce que « dans le rapport, il y aura quelques slides en plus », ça me rassure de penser que je vis dans l’autre partie du monde, même si en ce moment il est difficile de trouver des raisons de s’y réjouir.

Nous nous retrouvons au bord du canal avec J et A, nous prenons un café et je taquine l’enfant, pour la première fois je remarque la tache noisette dans le bleu de son œil droit. Nous rejoignons le square où j’emmenais les filles après l’école, il est devenu sinistre mais A s’en fiche, elle gratte le sable poussiéreux, trouve un caillou minuscule qu’elle jette, ramasse une vingtaine de fois, s’entête à vouloir grimper sur le plus haut toboggan sous lequel s’est endormi un SDF.