On sait jamais vraiment où est un rêve

Après Noël, on abandonne des sapins et des cuisinières pour enfants sur les trottoirs. Nina s’en va, elle appréhende toujours le départ, c’est plus facile dans l’autre sens. L’année commence.

Avec Valérie nous sommes nées à un jour (et quelques années) d’écart. À chaque rentrée, nous échangeons rituellement nos paquets d’anniversaire, cette année des gravures. Celle de Valérie résonne avec la peinture offerte par Nina. Elle m’explique que le papillon est un symbole de renouveau. Je lui offre la petite fille dans la forêt — il faudrait que je lui donne un nom. Une sorte d’autoportrait de moi enfant, je la remercie de m’avoir donné envie de faire ressurgir cette image, ou plutôt cette manière que j’avais de dessiner des personnages.

Après qu’Alice m’ait annoncé ce qu’elle estime la première bonne nouvelle de l’année, s’effarer de la complaisance médiatique à l’égard de JML. À faire l’autruche je ne savais pas non plus que la Californie brûlait encore. Je n’ai jamais rêvé d’Amérique mais je me souviens de la fierté d’y avoir un oncle quand j’étais enfant. Je me souviens qu’il nous disait La Californie ça ressemble à la Corse. Je me souviens de mon premier voyage en Amérique, c’était San Francisco, un feu d’artifice contemplé depuis les hauteurs de Castro le soir de notre arrivée, les explorations Vertigo, le jasmin, les colibris devant nos fenêtres, les falaises, les bains Sutro, la maison sur la plage de Stinson beach — comme dans les films.

En passant devant la vitrine d’une boutique de perruques me revient la fascination qu’elles exerçaient sur moi enfant, peut-être parce que ma mère me faisait couper les cheveux très courts et qu’on me prenait souvent pour un garçon.

Je reçois le livre commandé auprès du fils d’un ancien résistant consacré au réseau Plutus. Ma fébrilité est vite rattrapée par la déception, il y a bien quelques témoignages, le patronyme de mon grand oncle est imprimé noir sur blanc, associé à la date de son arrestation, mais rien de son action n’apparaît dans l’ouvrage construit à partir de témoignages de survivants. Sa vie n’existe pas. Heureusement les documents trouvés au SHD sont bien plus tangibles que ce livre.

Nous ne nous parlons pas vraiment, j’ai l’impression que nos paroles sont des pancartes tendues à bout de bras, nous ne nous écoutons pas.

J’avance sur la miniature, je me donne des objectifs réalistes. Retrouver la joie de construire, de jouer, d’imaginer les vies dedans.

Hier soir, au lieu de me pencher sur le journal, j’ai regardé la nouvelle série Youtube d’Ahn Mat, Les jours échoués. Il filme sa fille au quotidien, il noue avec elle un dialogue immense. La voix et le rire d’Isabelle sont merveilleux. La voix d’Isabelle qui nous dit On sait jamais vraiment où est un rêve.

L’air y est immobile

Les ombres et les lumières d’Apichatpong Weerasethakul nous traversent. Des rêves qui nous hantent. Nous courrons sous la pluie, nous reprenons notre souffle sous les abribus.

Sous le sapin artificiel les paquets s’accumulent. Nous attendons Alice en jouant, nous buvons une bière. Des livres, des oeuvres, des messages, de l’attention. Nous visionnons les derniers mois de notre journal filmé, on laisse échapper des Oh ! de surprise, d’admiration, de joie.

L’installation Boltanski au Transfo, L’appartement de la rue Vaugirard. Tandis que la caméra parcourt un appartement vide, une voix off le décrit comme s’il était encore habité et meublé, offrant une vision détaillée et imaginaire de son agencement et de son mobilier. Il m’arrive d’imaginer que je pousse la porte de l’appartement de Corbera. L’appartement est vide. L’air y est immobile, les murs blancs. Les fenêtres sont trop petites qui laissent à peine entrer le jour. Le sol, couvert d’un lino neutre, renvoie une lumière froide. Tout n’est que surface. Comme si le lieu avait été vidé jusqu’à l’oubli. Alors, je projette. L’image floue d’un papier peint à fleurs. Un buffet, une table, des chaises. Des corps qui s’efforcent de ne pas se toucher, les vêtements autour des corps, une robe chasuble, une blouse, un peignoir beige. Des gestes suspendus, la brosse qui glisse dans les cheveux de ma tante, une cuiller qui tourne dans un verre de café. Ce qui reste, c’est ça : des projections, des ombres floues sur des murs indifférents.

le retour inattendu de la lumière

Je rends visite à mon amie voisine A, un mannequin surgit du trottoir, l’appareil photo oublié à la maison, se contenter du téléphone, un mal fou à cadrer, l’image décevante à peine sauvée par le noir et blanc, reste la froideur.

Le Comanche me tient. Je n’ai pas pris beaucoup de précautions, juste demandé l’autorisation à mes plus proches, leurs retours me touchent, ou m’amusent, à cet endroit je crois que nous sommes solidaires.

Un cauchemar. Nous quittons nos amis joyeux on se promet de se revoir bientôt, Philippe se réjouit de trouver facilement la route pour sortir de la ville, il prend le virage trop largement la voiture se détache de la route, plonge dans la rivière, tandis que nous nous enfonçons j’ai le temps de penser à mes filles, je voudrais crier mais l’eau étouffe mes mots elles vont être seules je me débats dans l’habitacle pour sortir de la voiture, je me réveille. Toute la journée ce rêve me coupe le souffle, je suis triste.

Je ne prends presque plus le métro, une déshabitude du premier confinement, la surprise d’entendre une annonce en japonais diffusée dans les hauts parleurs sur le quai de la ligne 5, gare de l’Est, une voix féminine, douce, comme le hors temps du Japon me manque.

Le retour inattendu de la lumière, le jardin Villemin, presque un dépaysement, je flâne, pas sûre d’avoir déjà écrit ce verbe, flâner.

Je rêve de morts encore cette fois le rêve est doux, entre deux sommeils je pense Il faudra que je m’en souvienne bien que je n’ai pas le projet de tenir un journal de rêves. Au matin j’ai oublié mes morts.

En quittant l’atelier je passe à Bastille glaner quelques images, sur le faubourg les illuminations, dans ce quartier souvent l’impression que le temps s’écrase, que les fantômes de Corbera ne sont pas loin. Découvrir la colonne illuminée de bleu ultra bleu, l’ange encore. Avant de me coucher je lis le journal de Brigitte Célerier, ça convoque le souvenir d’un thé à la cannelle bu avec Arnold en écoutant la cinquième symphonie de Malher, je faisais semblant d’apprécier ce thé dont en réalité je n’aimais pas le goût juste pour lui plaire.

quelque chose de merveilleux que je ne sais pas saisir

D’abord saisie par la lumière dans la cage d’escalier, on entre dans la salle immense, dans les vitrines des milliers de moulages de cire, fragments de corps, visages défigurés, la main de la fillette aux ongles rongés, on ne fait pas de photographies, respect du droit à l’image.

L’escapade rue des Vallées, les quais, les voies, rappel des attentes, de nos silences. Arno Bertina m’apprend qu’il vivait rue des Vallées, son père auteur d’un article mentionne Alexandre B, je vois des signes, m’emballe. Peut-être ouvrir un espace sur le blog pour reprendre le projet sur mon père.

Insomnie, je flotte dans un espace sans bords, reviennent les questions sans réponses, me demande si mon père cherchait le sommeil la veille de l’accident.

Rêvé d’Arnold, il rentre de L.A., je suis sur un vélib, il m’appelle de l’autre côté de la rue, j’approche lentement — peur qu’il m’annonce une mauvaise nouvelle — il me dit qu’il vient de retrouver son premier amour, embrasse mon visage, des baisers furtifs sur mes joues, mes paupières, c’est doux, il y a aussi la chaleur du soleil, je me réveille.

Dans la perspective l’ange de la Bastille semble courir sur les toits, quelque chose de merveilleux que je ne sais pas saisir. La lumière basse de l’automne, la douceur surprenante. Philippe me fait écouter le mixage des voix pour Nous les arbres, je découvre et aime l’abandon qu’il y a parfois dans la lecture.

Nous partons vers l’ouest, une marée de véhicules, effarante, n’ai pas vu grand chose du voyage absorbée dans les conversations, seulement les nuages perforés de rayons de soleil. Arrivée entre chien et loup, n’aurais pas le temps de faire des photos. L’odeur du feu de bois imprègne mes cheveux, je pense à Ouessant, savoure la solitude dans le lit d’enfant, pense à demain, découvrir le paysage de jour.

par la fenêtre

Je me suis levée plusieurs fois dans la nuit, la soif, une crampe, au dernier réveil par la fenêtre la lune était plate et brillante, elle se rapprochait de l’horizon immobile, le bleu était intense autour, c’était une lune d’enfance, une lune à qui on parle, une lune dont on ne sait plus comment elle tient dans le ciel, dont on se demande qui l’a collée dans la nuit, un astre dont on a oublié la mort, j’ai goûté l’eau fade qui avait passé la nuit dans le verre sur la table du salon, ça m’a rappelé l’eau qu’on boit à l’hôpital par toute petites gorgées, il était trop tôt pour me lever, j’ai retenté en vain le sommeil, j’ai de nouveau regardé le ciel, la lune plate avait disparu dans un petit jour mélancolique, j’ai pensé à la perspective des montagnes en pans bruns, puis mauves, à leur décoloration progressive dans le lointain.

j’écris ce rêve

Ça n’arrive presque jamais, mais sans doute le départ de Nina à venir et la décision de m’emparer de Corbera comme sujet d’écriture n’y sont pas pour rien, cette nuit j’ai rêvé de ma mère. Je venais de quitter la maison pour m’installer dans un appartement à Marseille, une colocation étudiante, dans une ruelle étroite qui surplombe la mer, comme on en trouve sur les hauteurs de Vauban sauf que là c’était un quartier très populaire. L’appartement est assez spacieux, une grande pièce à vivre où je dors, puis une chambre à l’étage pour ma coloc. Le sol n’est pas droit, recouvert de tomettes cabossées, le plafond est haut dans le prolongement des murs blancs, en voûte légère. Il y a des persiennes intérieures devant une grande porte fenêtre, un balcon étroit sur la mer. Nous parlons avec ma coloc, enfin elle parle, elle est très volubile, le téléphone fixe l’interrompt, elle décroche, C’est pour toi, au bout de la ligne la voix de ma mère, je devine sa tristesse, elle me dit que je lui manque déjà, Ne t’inquiète pas maman je reviens bientôt. J’écris ce rêve, je voudrais qu’il retienne sa voix entendue si distinctement, pourtant lointaine, grave et chaude, un peu voilée, avec cette fragilité dans la poitrine que j’ai entendue parfois quand vraiment elle était déconcertée par la vie.

épiphanie #12

 

C’est comme une panne de son, un arrêt sur image, quelque chose surgit qui était déjà là.
C’est accentuer, insister, creuser, délimiter tel ou tel contour, proposer aspérités ou arêtes.
L’écriture, sa mise en échos et son possible chaos.

 

 

tercet composé de manière combinatoire par Pierre Ménard sur le compte twitter de Sandor Krasna

oiseau de nuit

Autoportrait, Alice Diaz, 10 mai 2018

C’est un samedi noir et chaud de juin, une nuit moite qui tombe sur les épaules. La tête sur l’oreiller tu sais qu’elle est dehors, dans la nuit. Elle t’a dit c’est rien qu’une soirée de filles, t’inquiète pas. Sur les quais de Seine elle s’étourdit avec ses amies, la ville veille au-dessus, festive, bruissante de rires, de paroles vaines, elle laisse l’autre s’approcher pour voir, jamais rien de très sérieux. Quand elles ont épuisé leurs jeux elles s’étreignent, un rituel pour conjurer peur et fatigue. Tu ne dors pas, tu l’imagines traverser la ville sous la nuit sans lune, once upon a time. Tu sais que la nuit ouvre des couloirs d’ombre sur les boulevards, et ce que l’ombre cache. Tu sais qu’elle est seule dans la nuit, elle n’a pas peur dans la ville tremblante, elle est grisée du vin qu’elle a bu, elle aime sentir l’air plus vif sur le luisant de sa peau, l’encre qui glisse sur les tilleuls argentés, leurs fleurs tiédies qui exhalent leur parfum entêtant. Elle devine les fenêtres aveugles, elle aime savoir la ville endormie depuis longtemps, elle est forte de ce temps qui n’appartient qu’à elle, elle n’a pas peur, elle ne s’en laisse pas compter des histoires de loup malfaisant. Elle est un peu surprise par le silence, nulle clameur lointaine, juste quelques étoiles au-dessus de la Seine lourde et mouvante comme un mammifère marin immense, dans sa tête elle fredonne, once upon a time there was a pretty fly… Au Châtelet, les grands yeux phares du noctilien éclairent brièvement quelques silhouettes dans la nuit inerte, elle monte dans le bus chargé d’un air lourd, dedans des oiseaux de nuit chantent éméchés, des corps basculent. Elle s’assoit juste derrière le chauffeur, elle se laisse porter dans la nuit tachetée de la lumière pâle des réverbères, de scintillements d’autos, se laisse glisser au fil de l’eau, pourrait s’endormir à observer les façades qui ondulent, les perspectives qui sombrent dans l’obscur, portée comme en rêve dans la ville qui s’efface. C’est l’éclair rouge d’un feu de signalisation qui la sort de sa douce torpeur, sur un trottoir du boulevard Sébastopol, une jeune fille à oreilles de chat surgit qui illumine le trouble de la nuit. Est-ce qu’elle n’est pas en train de rêver ? La tête sur l’oreiller tu attends, tu te retournes, cherche la fraîcheur sur la taie, à travers les percées des volets roulants tu devines le début de l’aube. Il ne faut pas louper la Gare de l’Est, sinon le bus t’emporte très loin, vers ces villes dont tu ne connais même pas le nom. Elle descend du bus presque en courant, elle traverse le terre-plein, au-dessus les étoiles s’effacent, la ville se pare déjà d’un air bleuâtre, elle accélère le pas pour rentrer. Tu t’endors.

texte écrit dans le cadre de l’atelier d’écriture sur la ville de Pierre Ménard

à la nage

j’ai rêvé que nous étions réunis dans le salon d’un grand appartement à l’étage d’une bâtisse victorienne de Brooklyn, nous portions des vêtements d’un autre temps, d’entre-deux-guerres. La pièce est meublée de bois sombre, il y a des tapis au sol, des tableaux accrochés aux murs, une lumière blanche et poudrée. La famille est agrandie, nous quatre et des amis proches, des intimes, avec qui nous faisons le projet de rejoindre la France à la nage. Nous nous préparons lentement, accumulant des couches de vêtements pour résister au froid, j’enfile une paire de mitaines noires. Nous savons que l’heure est grave, les cœurs sont lourds, nous avons décidé que les enfants partiront les premiers, ils doivent prendre de l’avance, nous les rejoindrons, nous nous retrouverons de l’autre côté de l’océan. Nous écoutons leurs pas vifs dans l’escalier, je sens des larmes rouler sur mes joues, j’ai la sensation nette que ma gorge se remplit de sel.

ville en rêve

Perdue dans une banlieue anonyme, pavillons disparates, jardinets, autos sur parkings devant immeubles de béton, perdue sans savoir ce que je dois rejoindre. Je prends une route qui grimpe en grand virage, bordée de meulières d’entre deux guerres, nimbée d’une lueur orangée, c’est un paysage de ville illuminée qui surgit du haut de la côte raide, comme remonté de dessous la terre, flottant au dessus de l’abîme. Les façades percées de lumières s’étalent en mille feuilles comme horizon, cité féerique suspendue en flou tremblé, détachée du monde où je me tiens. Une clameur étouffée, feutrée par l’épaisseur d’une ouate invisible, m’envoûte telle un chant mystérieux. Il faudrait me jeter dans le vide mais mon corps ne peut se résoudre à plonger, retenu par une peur raisonnable. Je voudrais signaler ma présence, qu’on vienne me chercher,  j’hurle, ma voix n’existe pas, avalée par le vide. Je cherche une autre voie pour accéder au monde flottant mais je suis perdue encore, rejetée aux flancs, dans la même zone de parkings abandonnés, de rues désertes, de barres silencieuses. Je n’ai pas d’autre choix que remonter la pente, fermement décidée à plonger cette fois, j’affronte maintenant l’ombre, la lumière orange a disparu, arrivée au sommet c’est comme si la nuit avait dissout la ville, elle n’est plus qu’un spectre gris qui s’éloigne, silencieux et tremblant dans un halo de charbon velouté, une ville morte, un monde perdu.