corsica genealugia

Il faudra s’habituer à la chaleur. Revenir ici, arpenter la ville réveille une ardeur nouvelle. Un attachement qui se déploie entre les murs, dans l’air tiède, l’illusion de pouvoir traverser le temps. Revenir ici réveille l’envie d’élucider le mystère Jean-Joseph. Jean-Joseph, l’arrière grand père Italien dont nous ne possédons aucun portrait. Il naît à Bagnatica en 1856, devient veuf à trente ans, quitte la Lombardie pour s’établir en Corse où il rencontre Anne-Marie Straboni. Il l’épouse. Ils ont deux enfants. Il meurt assassiné sur un chantier. Son acte de décès est introuvable. Nous sommes à Bastia pour un bon moment, après une visite infructueuse à l’état civil, je décide de me rendre aux archives départementales, peut-être y trouverais-je une piste. Le bâtiment est sur les hauteurs de la ville, on rase les murs pour profiter de chaque miette d’ombre. La chaleur fait monter le parfum de l’asphalte mêlé à celui des figuiers. Avant d’entrer dans le bâtiment je te demande de ne pas te moquer, je ne me sens pas très crédible avec le peu d’informations que j’ai. On goûte la fraîcheur climatisée du bâtiment, l’élégance des cloisons mêlant bois et verre, on s’y verrait bien écrire. Le type de l’accueil est sympathique, combien d’apprentis généalogistes défilent par ici ? Je lui raconte ma petite histoire, insiste sur les éléments que je possède, les tables décennales scrutées sur la visionneuse, les actes retrouvés, la naissance des enfants, le mariage. Mais l’acte de décès introuvable, seulement une phrase prononcée par ma mère, il a été assassiné sur un chantier. Si vous n’avez pas de date précise… c’est un peu comme jouer au loto. La presse locale ? Là encore, si vous n’avez pas de date… Mais vous pouvez nous écrire, on ne sait jamais. J’imagine les agents se pencher à leurs heures perdues sur les requêtes d’anonymes en quête d’anonymes dont on a perdu la trace. Je vais vous donner quelques revues, vous ne serez pas venue pour rien, il disparaît dans un ascenseur où j’hésite un instant à le suivre, réapparaît avec un kilo de papier qu’il nous offre avec un grand sourire, ils ne doivent plus savoir que faire de leurs revues subventionnées.

La ville change, prend des couleurs hallucinantes. La chaleur complique le sommeil, et m’épuise. Mes morts sont furieusement présents. Ici je n’écris pas ce que j’avais pensé écrire.

Baignade à la petite plage de Ficaghjola au sud de la ville, c’est là que se baignait mon grand-père Louis. Présenté comme bon nageur — ça ce n’est pas une légende, il a reçu une médaille d’honneur pour s’être porté au secours de quatre personnes en danger de se noyer en mer. L’eau est presque trop chaude, et je n’oublie pas tout à fait les méduses. Au retour on voit de jeunes gens plonger depuis les rochers de la citadelle.

Le 15 août, la Cathédrale retentit de carillons et de chants. Il pleut, devant l’église ça hésite, est-ce que la vierge en argent n’est pas trop fragile pour supporter la pluie durant la procession ? À dix huit heures, malgré la pluie, une petite foule se masse devant et dans l’église, prières, chants, la procession aura lieu. Nous suivons le cortège, prenons des raccourcis pour pouvoir parfois le devancer. La petite vierge en argent paraît bomber le torse, ses bras écartés défient la pluie. Depuis le boulevard Auguste Gaudin, nous regardons la foule s’engouffrer rue Chanoine Letteron, ancienne rue Droite. Je filme le mouvement de la procession dans la ruelle, les quelques parapluies et les chants qui montent. Cette rue est celle où vivaient mes grands-parents et leur trois premiers enfants avant l’exil. Peut-être qu’un 15 août ils ont suivi le cortège, ou l’ont observé depuis leurs fenêtres. Le soir il y a un feu d’artifice, c’est le premier que je verrais ici, si j’oublie tous ceux filmés en super 8 par mon oncle il y a cinquante ans. C’est en tout cas la première fois que nous sommes si bien placés, du haut de la citadelle. À coté de moi, un père et sa fille qu’il a assise sur le mur d’enceinte, ses deux bras lui entourant la taille pour l’empêcher de tomber, il lui murmure que jamais il ne la laissera tomber, qu’elle doit lui promettre que JAMAIS elle ne marchera seule sur ce mur, qu’elle sait ce qui pourrait arriver. Je me demande quelle image elle se construit quand elle lui répond qu’elle pourrait se casser la tête.

Chez Ade avec Ugo, mauresque, canelloni et pastizzu — délicieux. Une nonchalance réconfortante.

La gare de Lupino déserte, la voie unique, le tunnel, ce moment rassurant où deux autres passagers nous rejoignent. Le train ne s’arrête pas à Barchetta, nous n’avions pas compris qu’il fallait demander l’arrêt. Le contrôleur se moque gentiment de nous, une micheline repart heureusement dans l’autre sens quand nous arrivons à Ponte Nuovu. Nous retrouvons mon frère, sa femme et son fils à Barchetta. Nous commentons l’ascension au village, la route plus large, plus douce, nous convoquons les anecdotes d’enfance, la conduite de Jacques, les nausées, les vertiges, les doigts pincés sur nos joues. À Campile nous commençons par visiter le cimetière, Philippe retrouve la tombe de Pauline. Des noms familiers gravés sur d’autres tombes. Nous revenons au cœur du village, quelque tables du café sont occupées, on se réjouit de voir qu’ici la vie reprend. Après une visite de l’église — une éternité que nous ne l’avions pas vue ouverte, nous nous installons au café. J’évoque l’article de presse où j’ai découvert les frises généalogiques des familles du village exposées à Campile récemment. À qui m’adresser pour en savoir plus, les chasseurs qui discutent derrière nous ? Je suis moins intimidée par les deux femmes d’une table voisine, sont-elles du village ? Elles sont d’Aix, originaires de Canaghia — le hameau de ma grand-mère, où elle reviennent depuis trois ans. Elles me conseillent de m’adresser à Dominique, un des chasseurs attablé derrière nous, lui il doit être au courant, n’ayez pas peur, il est gentil. Bien sûr Doumè et moi on s’est croisés il y a longtemps au village, je crois que ma voix tremble un peu au moment où je me présente, il me semblait bien répond-il poliment, m’adresse à son compère, lui il en sait plus. J’apprends l’existence de Corsica Genalugia, je devrais y trouver de l’aide. Nous faisons le tour de Campile, l’hôtel où j’ai dormi avec ma grand-mère, des maisons fermées que nous ne reconnaissons pas, puis nous descendons à Canaghia. Les cousins n’ont pas répondu au message que j’ai envoyé au moment de prendre la route, nous traversons le village comme des intrus. Le verger du grand-oncle absolument abandonné, on a le cœur soulevé par l’odeur des fruits qui fermentent au sol. Quel manque comblons-nous ici ? En rentrant à Bastia, je fouille le site de généalogie recommandé au village, je repère un groupe d’aide sur Facebook, demande où trouver l’acte de mariage de Louis et Pauline qui me permettrait peut-être d’avoir des précisions sur l’arrière grand-père. La réponse me parvient en quelques minutes, magique : l’association a dépouillé et reconstitué l’histoire des familles du village de Campile, ce mariage en fait partie. Carozzi Jean-Joseph est vivant au mariage de son fils et dit résidant à Bastia. Je calcule son âge, soixante-treize ans à la date du mariage, j’ai du mal à imaginer qu’il travaille encore sur un chantier à cet âge, la légende familiale vacille.
Les jours suivants je résiste à l’appel des archives numériques, le temps s’accélére brusquement.

Baignades, marches, cafés ritualisés. La fascination des façades délabrées, des ruines, le mouvement des arbres morts. L’obsession des fantômes de lessives. La lumière à travers les jalousies. L’ombre des aloès. Leur présence. Avant de partir je voudrais acheter le dernier livre d’Hélène Gaudy, malheureusement l’office a oublié la seule librairie de Bastia. Dans la navette qui nous conduit à l’aéroport, le chauffeur écoute une glaciologue évoquer la mémoire convenue dans les glaciers des pôles, le réchauffement climatique qui les menace, tout est lié.

campagne pastré

le journal est en pause, je vous invite à lire ce texte en réponse à l’invitation de Laure Humbel.

Tu me posais des questions sur Marseille auxquelles je ne savais pas répondre. Je tentais de me justifier, je n’y avais vécu que trois ans, à un âge où je n’étais pas curieuse de la ville, où l’on se contente du parc aménagé au pied de l’immeuble, de la traverse Paul vers le collège, des plages artificielles du Prado. Première année au lycée, premières explorations, Belsunce, Noailles, le cours Julien, l’appartement de la Cité Radieuse où vit mon amie Christine. Les quelques visites en famille à la cousine Augusta du côté de la Corniche, je ne peux guère être plus précise, je ne me rappelle que la proximité des Catalans. La maison du Grec à la Pointe Rouge. Une virée dans les calanques, une semaine à camper sur un bateau au Frioul. De ces moments je ne retiens presque rien du paysage, mais les sentiments. Le sentiment d’échapper, le sentiment de l’espace, le sentiment amoureux. Puis nous quittons Marseille, j’ai quinze ans et j’emporte le souvenir de chambres adolescentes, de cachettes pour fumer, de pierres brûlantes. C’est en y revenant avec toi que la ville reprend forme, j’y ai bien plus de repères que ce que j’imaginais. J’en comprends sa longueur, sa lumière, son bruit. Marseille tu l’as immédiatement aimée, et ce lien que tu as créé avec elle a réveillé mon attachement, jusqu’à la prétendre mienne. Nous revenons souvent. Cette année nous revenons encore. Notre hôte à Endoume édite des guides de balades, nous en feuilletons plusieurs, nous nous décidons pour la campagne Pastré, promesse d’un dépaysement absolu entre mer, collines, immenses jardins, ruisseaux, lacs, étangs. Pastré est un nom familier, il y a sur place un centre équestre où durant mes années de collège plusieurs filles de ma classe allaient monter. Je les enviais, j’enviais leurs pantalons d’équitation moulants, leurs bottes hautes, leurs ventres musclés, leurs cheveux longs noués sous la bombe, j’enviais l’assurance qui allait avec monter. Nous entrons dans le parc, nous franchissons le miroir étroit du canal, il y a cette sensation immédiate de la beauté. Face aux pins, sous les chênes, devant la rade et l’archipel du Frioul, sous la lumière, la promesse est tenue. Je tente quelques photographies mais je ne sais pas capter la lumière, ni les verts qui blanchissent, ni les verts qui saturent, la beauté s’échappe. Et déjà nous descendons, le centre équestre est désert, mais l’air est imprégné de son odeur. Je vois flotter les silhouettes des jeunes filles aisées. Nous avons en tête d’explorer les ruelles de Montredon, nous déjeunons sur la plage. J’observe la succession de pointes
rocheuses qui s’estompent dans la distance. Chaque baie semble retenir une part d’enfance. Je n’y ai pas de souvenirs précis, j’ai l’impression d’y déposer ce qui me reste de mémoire, comme si cette distance avec la ville, sa manière de se déplier vers le nord me permettait de dérouler ma mémoire, d’entreposer dans chaque échancrure une image, l’illusion d’un souvenir.

le blog de Laure : https://laurehumbel.fr/

un dimanche en famille

À l’heure du journal souvent se repose la question de la forme, la peur de la routine. Mon côté discipliné l’emporte, je remonte le temps, un paragraphe par jour, je suis parfois récompensée par une révélation. Mais cette semaine il s’est passé une chose particulière, qui occulte le reste, je voudrais presque n’écrire que cette journée de dimanche. Auparavant me souvenir à la hâte du retour de L à l’atelier après trois semaines d’absence. Elle portait son pull préféré, nous avons fêté son anniversaire en mangeant les délicieux cakes qu’elle a apportés, arrosés d’un verre de crémant. Puis nous avons déjeuné au thaï, avec L, J et F. La serveuse — dont je ne connais pas encore le prénom mais qui a l’air de chérir sincèrement L — nous apporte au dessert une pile de nougats au sésame plantés d’une bougie. Je veux me souvenir du café avec Piero et Anne, réconfortant et joyeux. De la presque timidité de Nathalie qui hésite à monter à la maison récupérer un exemplaire d’Obliques strategies qu’elle pourrait offrir à Louise. Je lui propose de tirer une carte, j’observe sa méthode, battre le jeu puis compter jusqu’à 9 : Abandon normal instruments. Du ciel flambant vendredi soir que je n’ai pas eu le courage de filmer. De la belle présence aujourd’hui de Claude Royet-Journoud dans la salle du Chansonnier, que je n’ai pas osé photographier.

Dimanche, ce fut une journée particulière. D’abord le message de V, Hello polenta à Bourg la Reine aujourd’hui, si t’as le courage de venir en banlieue sud, je te chope à 13 h à la gare. Ce privilège, parce que j’ai écrit sur la maison, et offert les photos. Philippe plie mes hésitations en deux secondes, Mais vas y ! Il est 11h, c’est jouable, je rappelle V, incrédule, Mais oui, viens. Sortir de la torpeur qui s’impose depuis des jours, m’habiller joyeusement comme pour un dimanche en famille, qui ressemblerait à ceux de l’enfance et d’un peu après, ceux que je n’ai plus vécus depuis l’an 2000. Dans le RER ne pas y croire encore, remontent des images de trajets en voiture, de Bastia à Canaghja quand nous habitions en Corse, puis de Brunoy à la toute neuve rue Albert Camus où vivait alors ma tante chérie quand nous sommes revenus en région parisienne. Des images de la traversée de Belleville, à cette époque là une contrée lointaine, presque mystérieuse, quand j’habite désormais à cinq cent mètres de la place du Colonel Fabien. Dans la voiture V me confirme que le film que j’ai diffusé sur YouTube a réveillé ses envies de polenta, elle en a parlé à ses parents, ça faisait longtemps. Un invité s’est désisté, me voilà conviée au repas dominical.

Dans la cuisine de Bourg la Reine tout est prêt, un linge blanc recouvert d’une fine couche de farine de châtaigne qui recevra la polenta fumante. Les figatelli coupés en petits tronçons pour passer sous le grill. L’eau frémissante dans la marmite. La farine tamisée. Le pulendaghju. La famille arrive au compte goutte, on se raconte la partie de foot, les projets professionnels, on justifie une absence. JT les chasse gentiment, Ne restent dans la cuisine que ceux qui sont indispensables. La polenta épaissit rapidement, il faut être deux, celui qui maintient la marmite sur le feu, celui qui tourne, un travail d’homme. J’ai apporté mon appareil photo, mais je raterai la moitié des photos, floues. J’essaie de filmer, je suis trop petite, j’ai peur de gêner. Je préfère humer le parfum de châtaigne qui monte, observer la polenta qui se détache des parois de la cocotte. On la verse sur le linge poudré de farine, on recouvre d’un autre linge immaculé, puis de feuilles de journaux pour conserver la chaleur. Maintenant nous sommes quinze autour de la table, on me pose quelques questions sur mon village, tout proche de celui dont est originaire la mère de V, on s’étonne que j’ai vécu à Bastia, dans la rue même où la famille possède un appartement. Je raconte la cheminée de Canaghja, le cabri à la tomate. On commente les découvertes généalogiques menées par un membre de la famille. On découvre les photos des travaux qui avancent A Campinca, on s’inquiète des matériaux utilisés pour les finitions. On compare le goût des figatellis provenant de deux fournisseurs différents. On critique la farine qui manque de saveur, ce qui ne m’empêche pas de manger trop de polenta. Les conversations se croisent, je n’arrive à en suivre aucune en voulant les écouter toutes. Immergée dans des sensations d’enfance, ce même flottement, cette même fascination à deviner l’affection qui enrobe les paroles, à observer l’intensité d’un regard, la partition jouée par chacun. Je suis gagnée par une grande euphorie, je pense à mes parents, mes oncles et tantes qui auraient à peu près l’âge des parents de V, je suis celle là qui passe un dimanche en famille, sans les vapeurs de tabac blonds, sans ma famille — mais l’illusion de.

telle que dans l’enfance

Comment c’est rentrer chez soi quand il s’agit de traverser la mer ? Combien de fois ce voyage, en ferry ou en avion ? Comment rentrer chez soi quand maintenant c’est trop tard ? Tu approches l’île, en avion souvent l’arrivée se fait par l’ouest, déroutante, la succession des golfes vers le sud dont tu ne maîtrises pas la géographie. Déjà les sommets du cap, les frôler presque. Ta vision d’enfance, les montagnes en copeaux de chocolats. La place Saint Nicolas, le boulevard Paoli, le port, les quais, la jetée, vue du ciel la ville impose ses droites. Le soleil éblouit la surface de l’eau comme une poursuite. Le lido de la Marana, l’étang, la piste. L’air chaud et humide dès que tu sors de la cabine, la passerelle métallique sous les sandales. Le ciel aveuglant. Les manches à air, la chorégraphie des agents drapés de gilets phosphorescents. Sur le tarmac des lignes colorées, l’odeur de kérosène. L’herbe brûlée. Sa main large qui te frotte l’épaule, ferme et tendre, la traversée du parking, la voiture gorgée d’air chaud, les vitres qu’on baisse pour l’illusion de fraîcheur. L’autoradio, les cassettes, son bras gauche posé sur le rebord de la portière, le volant dirigé d’une main. La concentration sur la route pour chasser la nausée, les boucles, les échangeurs, une zone abstraite jusqu’à la mer — sourire. La plage de Ficaghjola, le bleu azur, ta respiration apaisée, la citadelle, la lumière orange du tunnel. On avance, entre l’alignement des palmiers de la place Saint-Nicolas et les ferrys. Le clocher austère de Notre-Dame de Lourdes — la ville telle que dans l’enfance. L’émiettement ocre de l’immeuble à l’angle d’Émile Sari, le visage de la petite Salvat qui habitait au premier, juste au-dessus de la Brasserie, tu n’es pas certaine que c’était le Majestic. Remonter la rue arpentée mille fois, les lettres géantes du pressing, les lourdes balustres en pierre, la boutique de vêtements où tu te tortillais dans la cabine d’essayage à essayer des robes dont tu ne voulais pas. Il commence à siffloter entre ses dents — trouver une place pour la vieille AX, descendre, laisser l’estomac reprendre sa place. La porte verte du numéro 50 du boulevard Graziani, ses panneaux sculptés en diamant le verre cathédrale le fer forgé, les marches mouchetées, increvables, la pierre froide comme dans une église. Sitôt la porte de chez soi franchie, l’odeur d’encens et de tabac blond, sa voix grave, telle que dans l’enfance.

texte écrit dans le cadre du défi écriture, les 40 jours, par François Bon

c’était novembre

Marseille, octobre 2021

C’était d’abord rejoindre le port de la Joliette depuis la gare Saint Charles, la nuit, c’était novembre et la nuit tombait vite, c’était se souvenir d’instinct du chemin à suivre, elle avait pris une bonne avance pour rejoindre le port, déjà le Danielle Casanova dressait sa silhouette imposante, on aurait dit un immeuble scintillant posé sur l’eau lourde et noire, ça l’avait toujours stupéfiée de voir ces géants de tôle flotter mais elle n’avait jamais douté, s’était toujours sentie en sécurité à leur bord, n’avait jamais considéré la mer comme dangereuse, là se réjouissait de faire seule la traversée, ça avait un petit goût d’aventure de voyager seule, ça autorisait les rencontres, l’embarquement des voitures avait commencé, elles s’engouffraient en moteurs ralentis dans la gueule géante du ferry, quelques piétons partageaient la rampe pour se glisser dans la cage d’escalier blanchie de néons, c’était alors un dédale de couloirs étroits moquettés de pourpre, ou de bleu, ou d’émeraude, déposer sa valise dans la cabine, réjouie par la présence du hublot se hâta de retrouver un pont extérieur, vaguement écœurée par les odeurs de fuel, anesthésiée, Marseille la vive n’avait jamais parue aussi silencieuse, c’était comme si la nuit assourdissait les sons, quelques passagers la rejoignaient déjà sur le pont, des enfants énervés et leurs parents fébriles, des jeunes gens désabusés ou même tristes, bientôt elle sentait la présence des corps, tous semblaient partager une même solitude devant la Major, et puis le paquebot s’est mis en mouvement, les lumières de la ville fondaient lentement dans la nuit, alors les voyageurs renonçant au spectacle regagnaient l’intérieur, certains se pressaient vers le restaurant, ils n’allaient pas être déçus, elle avait eu la prudence d’acheter près de la gare un sandwich médiocre mais largement plus abordable que les pâtes bolognaises dont la mauvaise réputation n’était plus à faire, c’est ce qu’elle avait toujours entendu dire, la cuisine servie à bord de ces ferries n’était pas bonne, c’était peut-être une manière qu’avait sa mère de s’arranger avec la pauvreté  — c’est bien trop cher pour ce que c’est — ça justifiait les pique-niques qu’ils avalaient dans la cabine à l’abri des regards, c’est ce à quoi elle pensait en mastiquant la mie fade du sandwich les yeux accrochés aux dernières lueurs visibles sur la côte, en appui sur le bastingage, maintenant que les sons du navire reprenaient leur place dans l’obscurité, les vibrations du moteur, les conversations animées aux accents chantants, le bouillonnement de la mer qui commençait à grossir, bientôt le vent soulevait un air humide et froid, on était au large, elle se décida à s’abriter elle aussi, commanda un café pour profiter un peu de l’ambiance du bar, sentir le moelleux de la banquette, écouter la musique d’ambiance diffusée par les hautparleurs — il n’y avait pas d’orchestre ce soir-là, elle se souvenait en avoir vu jouer lors de précédents voyages, une fois même une chanteuse de Bossa Nova, c’était une traversée d’été, la lumière du couchant réchauffait la voix douce de la chanteuse, enveloppait la salle d’un air ambré, illuminait les poussières en suspens, elle était restée longtemps dans la salle sous le chaperonnage de sa cousine c’était comme une fête — maintenant elle observe le joli couple repéré à l’embarquement, leurs mains ne s’étaient pas dénouées de la soirée, ils n’avaient pas trente ans, peut-être venaient ils juste de se marier, elle souriait à l’idée que c’était peut-être là un voyage de noces — ça l’intéressait pas vraiment cette histoire de mariage enfin elle ne se posait pas encore la question mais si elle devait un jour faire un voyage de noces ce ne serait pas la Corse qu’elle choisirait, à la rigueur l’Italie où l’Espagne —  elle voyait aussi des familles, les petites tensions, les petits désaccords conjugaux, les petits chagrins des enfants épuisés, on a alors entendu la voix du commandant de bord qui annonçait que la météo n’était pas très clémente, des vents forts étaient annoncés, il serait sage de regagner les cabines, tout le monde semblait hésiter pourtant on sentait bien que ça commençait à s’agiter, c’était comme si la voix du commandant avait libéré la mer —  oui la mer enflait — le personnel a débarrassé les tables, pressant les passagers qui s’attardaient parce que là c’était une tempête qui s’annonçait — rien qu’une tempête — le navire en avait vu d’autres mais on allait fermer le bar, elle se leva à contre cœur, jeta un œil curieux dans le salon où s’étaient installés quelques voyageurs, leurs chaussures abandonnées au pied des fauteuils Pullman tandis que des courageux s’allongeaient à même le sol dans leurs sacs de couchages, quelle bonne idée elle avait eu d’avoir réservé une couchette surtout que la mer ne semblait pas vouloir se calmer, autour d’elle les passagers riaient de ne pas marcher droit, des imprudents avaient lâché les rampes et tombaient, elle-même n’était pas fière chahutée dans les couloirs tendus de moquette, en entrant dans la cabine il y eu comme un éclair blanc derrière le hublot, c’était une vague fracassant sa mousse blanche sur la vitre, elle se déshabilla lentement, préoccupée par la violence des vagues qui faisaient tanguer le ferry, elle posa sur le lit inoccupé ses vêtements, ne gardant que le tee-shirt qu’elle portait sous son pull, se glissa entre les draps mous de la couchette, enserra le coussin —  elle mettait toujours dans ce geste une infinie tendresse — tenta d’apaiser sa respiration, la mer — elle — ne s’apaisait pas, devenait même de plus en plus forte la mer, une tempête comme celle-là c’était bien la première fois qu’elle en traversait une, ce n’était pas sûr qu’elle trouve le sommeil, la nuit allait être bien longue à voir le hublot s’illuminer d’écume blanche, à sentir la mer se creuser sous la coque, à écouter son vacarme, elle n’allait pas dormir c’est certain, elle n’avait pas peur, non vraiment elle faisait confiance au paquebot, mais il fallait résister à la nausée qui finissait par se répandre dans le crâne, fermer les yeux serrer les mâchoires ne serait pas suffisant, elle se laissa aller à l’idée de sa mort, imaginant la stupéfaction de ses proches apprenant le naufrage, se ravisant aussitôt, elle ne pouvait supporter la disparition du joli couple, maintenant rattrapée par la nausée elle avait hâte de voir le jour se lever à travers le hublot, les hauts parleurs diffuseraient la voix du steward annonçant l’arrivée dans une heure, se lever enfin, sentir l’odeur de café tiède qui l’écœurait petite, est-ce que la mer se serait apaisée, pourrait-elle monter sur le pont pour suivre la splendeur du cap en long travelling bleu, engourdie par la nuit difficile jambes amollies par le tangage, et respirer à pleins poumons le parfum de l’île, l’extase devant la ville rougissante au levant, c’était novembre, le ciel tenait sa promesse de pureté, la mer était calme 


Texte écrit sur une proposition de François Bon, dans le cadre de l’atelier hebdo & permanent

Nous les arbres

Nous les arbres, nous les pins secs ombrons le sol sablonneux, nos aiguilles s’épandent en champs tièdes et immobiles sous l’air menaçant, l’éclat brut du jour perfore nos cimes, se pose en taches claires à nos pieds, illumine en dansant le piétement métallique d’une table de camping, un terrain de pétanque improvisé, le front d’une fillette alignant les pelotes de mer qu’elle a glanées sur la plage. Nous nous accoutumons à la présence joyeuse de ceux-là, leurs pique-niques bruyants, leurs cafés noir, leurs parties de cartes. Nous écoutons les secrets chuchotés derrière nos troncs roux, pouvons même nous attendrir quand la petite nous étreint dans ses bras menus. Mais nous les pins centenaires préférons la magie des flamants rompant le ciel. La vigueur du soleil. L’obstination des fourmis. L’air salin soufflant dans nos rameaux. La brûlure du couchant. L’envoûtement du soir. Le glissement furtif des oiseaux de nuits. Nous les pins courageux nous nous ancrons dans le sable en racines longues, sais-tu ce qu’il y a de racines dessous le sable, de mélancolie enfouie. Nous veillons. Nous nous demandons souvent par quel miracle nous avons échappé au feu. Nous les pins prétendument timides sous la caresse du vent, nous chantons, nous résistons aux tempêtes, combien de temps encore ? Réserve naturelle. Inondable. Remarquable. La mer. Oui, la mer toute proche, sa langue mystérieuse encore assourdie, méfions nous. Bientôt nous entendrons le fracas des vagues, bientôt la mer sera à nos pieds après avoir englouti la plage. Les jardins s’écrouleront, les sages pins parasols — nos frères — tomberont de tout leur long au pied des maisons, il y aura des branches sur les toits. Les villas arrogantes seront ravagées, emportées. Nous les grands pins nous dresserons devant les vagues ahuries, cramponnés à nos racines profondes. Ce sera un bien étrange duel.

Texte écrit sur une proposition de François Bon, dans le cadre de l’atelier hebdo & permanent

le goût de l’eau

ile d'Elbe

l’île d’Elbe

d’où me vient ce goût de l’eau je dis l’eau c’est la mer le goût de la mer le goût au sens propre même boire la tasse ça me plaisait le goût du sel dessus le sucre d’une boule coco aussi sa force la mer comme elle apaise comme elle berce noie le goût des larmes comme elle ploie sous la lune sa pulsation d’un geste elle te soulève un vertige à l’envers jouer de ses emportements en lente dérive et puis la promesse qu’à l’aube scintillante elle te fait doucement à l’oreille elle te susurre un jour c’est par la mer tu verras qu’il ressurgira

Texte écrit sur une proposition de François Bon, dans le cadre de l’atelier d’été

cette chanson

cette chanson — souviens toi — sa mélodie lancinante semblait flotter entre deux mondes, à présent tiens-toi là debout dans la chaleur du plateau, au bord du ciel, du vide immense, tutoie la peur, souffle ces mots, On dit ça, fais les tiens, suspends-les dans l’espace, enhardis toi, abandonne ce simulacre de sourire, si tu souris c’est avec tes yeux, ne sais-tu pas allumer un sourire dans ton regard ? traverse, avance encore, creuse le silence, c’est ta voix, la lumière — sa chaleur dorée qui te porte au-dessus du vide — engage ventre cuisses poitrine, laisse venir, épuise le verbe, tu es là, ce qui s’écrit n’a aucune importance, oublie les mots, souviens toi seulement de leur écho, des silences, écoute, rejoins l’obscur, l’abîme, fraye l’absence, tu te tiens là sur le seuil de votre histoire, approche toi de son regard, vois son sourire — c’était cela sourire avec les yeux — si le sol se dérobe : cède, tu seras juste, si dans la chute lente ton genou te fait mal oublie ce que tu y as enfoui, sa mémoire d’os, et, depuis l’effondrement rêve sa voix, empare-toi du vide dévorant, hante-le, frôle le vertige, tends-lui la main dans la distance abrégée, chante. Et quand ce sera fini, quand tu pleureras dans la loge d’avoir croisé son sourire dans le noir de la salle, le front brûlant dans tes bras repliés, dis-lui l’éblouissement, dis-lui qu’il n’oublie pas non plus de l’embrasser, peut-être sera-t-elle encore endormie, dis-lui aussi que le ciel est sans issue.

Texte écrit sur une proposition de François Bon, dans le cadre de l’atelier d’hiver, prendre

ici, là

Pointe de Carolles. Ici la falaise prête ses flancs granitiques au vent d’ouest. Sagesse millénaire assoupie sur le sable, courbes érodées de patience, monstre immense qui n’effraie plus personne, masse brune en frontière apaisante. De loin caresser son pelage de bruyères, d’ajoncs, de genêts et de prunelliers, sa beauté native comme l’origine du monde, le petit chant du Lude en arrière, ses grottes secrètes, ses refuges amoureux, ses failles silencieuses, au-delà un continent de sables mouvants, le galop de la marée, l’autre bout du monde.

Plage d’Edenville. Là, sur le sable, une laisse de mer, vrac de varech épais et parfumé abandonné par la dernière marée. Depuis la digue une créature hybride rejetée par la mer retient son souffle, soulève le ventre, dans ses entrailles matières et temps enchevêtrés, encombrement de coquillages, bouts de ficelles, carapaces, os de seiche, fragments de bois flotté grisés de sel, entre ses griffes brunes, pêle-mêle, miettes de plastiques colorés, bris de verres, œufs de raie, broyat de charognes invisibles, filaments luisants de filets de pêche synthétiques, ponte de bulots, laitue effilochée, capsule temporelle d’où s’échappent des puces de mer à la poursuite de leur existence mystérieuse.

Pêcherie des Grands Bras, Jullouville. Elle ne se découvre qu’à marée basse, plantée dans l’estran humide, la pointe de son V immense tournée vers le large, ses deux bras de pierres frangés d’algues grands ouverts vers le rivage appellent maquereaux et crustacés pour les piéger à la porte. Plus haut dans la baie, d’autre pêcheries, comme une installation de sculptures monumentales. Depuis la falaise ce sont des oiseaux géants dans le ciel reflété par le luisant, des oiseaux pétrifiés par une mer impérieuse.

L’estran, Edenville. Aux grandes marées la mer s’éloigne au point de découvrir cette partie de l’estran ridulée de houle. Franchir d’abord un plat pays de sable et de plis, suivre les ruisselets happés par le large — ils sont des fleuves vus du ciels — dans les estuaires jouer les orpailleurs, chasseurs de nacres et autres pépites, approcher les oscillations, à l’or sablonneux se mêle une vase grise, l’écume verdâtre. Ici le sable est plus doux, presque visqueux sur la fermeté des ridules, sous les pieds on croirait des os. Il est dit que là, dessous la grève pâle, se dressait une immense forêt qu’un raz de marée aurait ensevelie, je marcherais alors à la cîme de chênes millénaires ? 

Texte écrit sur une proposition de François Bon, dans le cadre de l’atelier d’hiver, prendre

la regarder

Surpris par l’immobilité de son corps, tu la regarderais dormir des heures durant dans le matin désœuvré, la regarder, son visage abandonné, inédit de sagesse, une promesse confiée au silence, une première fois, flâner silencieusement sur la rondeur de sa joue, le grain de peau brune, épier ses traits détendus, éclairés par le jour fragile perçant à travers les rideaux verts, la regarder, faire le point sur son profil net et tendre, l’orbite ombrée frangée de cils charbonneux, l’arrête à peine busquée du nez, la bouche pleine, presque tendue, bouche douce de terra cotta, bouche aimante, émouvante, la chambre s’emplit d’un air tiède, épais, tu hésites, de l’index tu longes son profil, sa lèvre inférieure, le renflement juste en-dessous, maintenant tu te détaches du matelas, te penches sur elle, tu contemples l’ovale de son visage presque enfantin voilé de songes, ses pommettes délicatement saillantes, tu embrasses ses yeux fermés, tu guettes le tressaillement de ses paupières avant le réveil, l’ouverture en amande, à présent elle te regarde, d’un beau regard brun, surpris, puis grave, l’air se fige, vous restez immobile un long moment, vos regards se heurtent dans l’espace flou entre vous, puis elle soulève le sourcil gauche, elle pose ses paumes contre son visage, comme une enfant elle se cache, vous riez, tu te laisses glisser de l’autre côté de son corps, fouisses son cou, l’odeur ambrée de ses cheveux, tes mains s’enfoncent dans leur masse brune et soyeuse, maintenant tu t’écartes pour la regarder encore, la lumière est plus forte, dans le contrejour, son visage s’efface, réveillé seulement par l’éclat des prunelles, tu devines le sourire brillant, ses dents bien rangées, tu respires son souffle, sa pulsation douce, alors sa main enveloppe ta mâchoire bleue de barbe naissante, son visage s’approche brutalement du tien, ses lèvres effleurent le grain de beauté que tu as sur le menton, vos nez se cherchent, se frôlent, se chamaillent, battement de cils, joue contre joue, moites, voilà sa bouche qui s’ouvre sur ta bouche.

Texte écrit sur une proposition de François Bon, dans le cadre de l’atelier d’hiver, prendre