l’absence et la mémoire

C’est dimanche, nous marchons dans les allées du Père-Lachaise sous le soleil. Je suis Philippe, familier des lieux, il invente le parcours à mesure que nous avançons. S’il y a bien une chose dont je suis sûre, c’est qu’ici je n’ai pas de morts. Ma mère et ma grand-mère sont enterrées en Corse. Mon père au cimetière d’Ivry. Ma tante chérie et son époux à Saint-Mandé. Antoine n’est jamais revenu de Neuengamme. Quant à mon grand-père Louis, je n’ai aucune idée de l’endroit où il repose.

C’est Philippe qui m’a mise sur la voie. À l’occasion de l’exposition Les gens de Paris, 1926-1936, la mairie a mis en ligne les recensements de ces années, consultables par moteur de recherche. Il suffit de taper un nom pour voir apparaître les domiciliations. Coutumière des registres de recensement qui m’ont accompagnée dans mes longues recherches généalogiques, je suis épatée, sachant comme il est laborieux d’y retrouver une adresse. Une douce fébrilité m’envahit en tapant le nom d’Antoine. Trois occurrences. C’est au 18-20, rue de la Forge Royale que je le retrouve, en 1931. Célibataire, manutentionnaire. Né en 1904 en Corse. Je suis certaine que c’est lui. Il est donc bien arrivé à Paris avant sa sœur. Venu en éclaireur, il avait fait la traversée à bord d’un bateau de commerce, s’était installé dans ce quartier, à deux pas de Corbera, où il rejoindra la famille pendant la guerre. Au-delà des économies substantielles, c’était sans doute rassurant de vivre sous le même toit.

Jeudi, à l’heure du déjeuner, il fait beau. Je me poste devant l’immeuble de la Forge Royale. Je n’attends pas longtemps : une femme blonde, apprêtée, son petit sac de courses à la main, s’approche. Elle a peut-être soixante-quinze ans. Je lui demande prudemment si elle habite ici. Elle acquiesce, sans méfiance. J’explique que je viens de découvrir que mon grand-oncle résistant a vécu dans cet immeuble dans les années trente, et que j’aimerais y entrer. Je remarque que ce mot-là, résistant, a un effet immédiat. Je le dis presque malgré moi, comme un mot de passe. Je sais ce que je fais, et je n’en suis pas fière, mais il m’aide à ouvrir les portes. Elle veut bien m’aider — elle veut surtout parler. Elle me raconte l’histoire du bâtiment, construit sous Haussmann pour loger les ouvriers qui allaient transformer Paris. Elle dit qu’elle vit ici depuis trop longtemps, qu’elle aimerait partir, mais qu’elle est bloquée, Ils vont démolir Le Réservoir, à côté. Mon mur est mitoyen. Je ne vais pas pouvoir vendre. On ne sait pas combien de temps ça va durer. Je crois que je vais rester coincée ici jusqu’à ma mort.


Elle m’ouvre la porte. Je la suis, un peu gênée. Elle monte dans les étages, tandis que je m’attarde dans la cour étroite qui ne donne pas la mesure de l’immeuble. Décevant. Et j’ai l’impression que je n’ai pas le droit d’être là. J’entends des pas, c’est elle qui redescend, insiste pour me montrer les étages. On franchit une porte codée, un couloir sans fin se déploie, une vingtaine d’appartements par palier. Petites surfaces, vies précaires. Elle m’indique un point de vue, je la remercie et m’aventure dans les couloirs. Je les imagine, célibataires, ouvriers, comme Antoine en 1931. Je photographie le couloir sans fin, les stickers collés sur la vitre représentant des lieux iconiques du Japon, est ce là la vue promise par la femme ? Je vois les fenêtres se refléter dans celles de la cour en face, j’imagine Antoine à la même place. Je salue rapidement les personnes que je croise, je baisse les yeux. J’ai peur qu’on me demande ce que je fais là, je suis une intruse, un fantôme qui s’est trompé d’étage. Je décampe, réalisant que je suis à deux pas de Corbera. Ça se tente.

Au 14, de part et d’autre de la porte d’entrée, deux boutiques. Devant celle de droite, où les ados font la queue pour acheter des vapoteuses, un jeune homme prend le soleil sur une chaise. Je lui demande s’il a le code d’accès à l’immeuble. Il ne peut pas m’aider : il attend que le syndic lui fournisse un badge. J’appelle le numéro affiché sur la vitrine de gauche — une entreprise de rénovation. Le patron est au café, il n’a pas le code d’accès mais le badge. Si je veux bien patienter un peu.
Je n’ai pas besoin d’attendre, une femme d’une soixantaine d’années arrive. Je crains un instant que ce soit celle qui m’avait rabrouée au téléphone, il y a quelques mois. Je déroule timidement mon histoire, mon projet de faire poser une plaque sur la façade. Elle m’écoute, plutôt curieuse. Elle me donne le nom du syndic auprès duquel je pourrais faire ma demande d’autorisation, Rue Crozatier, vous ne pouvez pas le louper. Je m’enhardis, est-ce que ça la dérange si j’entre dans le hall ? Je lis les noms sur les boîtes aux lettres. Je lui raconte que du temps de ma grand-mère, il y avait un ascenseur à grille, qui faisait un bruit épouvantable. Maintenant nous avons un ascenseur moderne. Je peux le voir ? Tout en me donnant accès aux étages elle m’explique qu’ au deuxième vit une famille installée depuis toujours, ils ont peut être connu votre famille ? peut-être, ma famille vivait au premier, 
ah, au premier ce sont des locataires. Elle me salue et prend l’ascenseur.
Je ne reconnais pas la cage d’escalier, comme je n’ai pas reconnu la façade la première fois que je suis revenue au 14. Je monte à pied au premier. J’hésite devant la porte laquée d’un brun caramel qui ne me dit rien non plus.
C’est pourtant bien celle là.
Franchie cent fois dans l’enfance.
Celle là que les soldats de la Gestapo ont martelé à l’aube du 7 mars 1944.
Cette poignée de laiton ronde dans laquelle je peux imaginer la silhouette d’Antoine qui se reflète.
Je pourrais frapper.
Je pourrais mais je n’ose pas.
Je colle l’oreille contre le battant. Tout est calme. Le bois froid contre ma tempe. Je n’entrerai pas. Pas aujourd’hui. Derrière cette porte, il n’y a plus personne. Je touche presque, physiquement, l’absence et la mémoire. Je redescends, tremblante.


Je devrais retourner travailler, mais le syndic est à deux pas. C’est une échoppe vieillotte. Quand j’arrive, une femme blonde ferme la porte à clé depuis l’intérieur. Quelques minutes plus tard, elle reapparait, je souris, elle m’ouvre. Je déroule mon petit fil, C’est un peu particulier… Elle m’écoute attentivement. Cette attention me fait du bien. Elle cherche un papier, sort une grande carte bristol, l’email n’y figure pas, elle le note au stylo. Écrivez-nous, on vous guidera.


Ces adresses retrouvées, ces boîtes aux lettres, ces couloirs où je me suis glissée, sont des lieux où Antoine a vécu. C’est nouveau d’imaginer sa présence, maintenant que je connais son visage, une part de son histoire.
Les espaces continuent à vivre malgré l’absence.
Les portes ont été repeintes, les serrures changées, les ascenseurs remplacés.
Les murs se taisent, mais ils ne savent pas à quel point je suis obstinée.


ces choses dérisoires

Ahn Mat nous envoie un message vidéo depuis Phú Yên, il marche sur une plage immense bordée de falaises avec Isabelle. Ils ont l’air seuls, heureux, libres, et un instant j’ai imaginé que ce serait un voyage possible, moi qui n’avais jusqu’alors jamais été curieuse du Vietnam, comme je n’ai longtemps pas été curieuse de pays lointains, si ce n’est pour aller à la rencontre d’un·e ami·e, d’un projet qui en justifie le déplacement, je dissimulais ma peur de l’avion. Et si j’ai fini par développer un certain goût du voyage, si maintenant j’aime l’avion, cet endroit où je suis vraiment tout près de mon père, je rechigne vraiment à l’utiliser parce que je veux cesser de participer au saccage. Je ne suis pas exemplaire, le Japon trouve encore grâce à mes yeux, mais chacun de mes séjours là-bas est dicté par mon activité professionnelle. Pourtant, devant leurs beaux visages souriants, pour retrouver l’intensité des moments partagés avec Ahn Mat et Isabelle, pour marcher à mon tour sur cette plage immense, pour me dépayser auprès de mes ami·e·s, je crois que je serais prête, peut-être, à reprendre l’avion.

Et ce sont ces choses dérisoires comme la bande de gamins — ils n’ont pas dix ans — ils parlent avec leurs pères, leurs oncles ou leurs grands cousins. Ils racontent comme ils ont aimé Columbo regardé la veille chez mamie, comme il est fort l’air de rien. J’ai trouvé ça touchant qu’ils soient sensibles à l’inspecteur, personnage qu’on trimballe nous aussi depuis l’enfance, dont on continue parfois à regarder les rediffusions du samedi soir par nostalgie. Dans ma famille — ma mère surtout — on lui trouvait une ressemblance avec mon oncle Simon.En réalité je ne vois pas bien la ressemblance si ce n’est cette couleur beige de l’imper, dans laquelle mon oncle disparaissait, ses polos, ses pulls, ses pantalons, sa robe de chambre, tous ses vêtements semblaient avoir été plongés dans un même bain de teinture beige.

En lisant Gabrielle Filteau-Chiba j’apprends le mot épeurante.

Découvrir le nouvel atelier de gravure, les nouveaux espaces, la lumière malgré la pluie. J’aime ce changement, c’est beaucoup plus proche de chez nous. Ce quartier est lié à de nombreuses marches du dimanche, et il me permet de prendre une bonne décision : le mardi je rentrerai à la maison au lieu de retourner travailler rue de Charonne.

Je vais te dire, ça manque d’été… Oui, peut-être que si nous avions quatre étés dans l’année je prendrais le temps de relire Ada ou l’ardeur.

Dîner chez Arnold. On découvre le nouvel appartement, la vue incroyable. Peut-être qu’avec cette vue j’aurais moins envie de quitter la ville. En en parlant avec lui, en observant sa réaction attristée, je mesure le lien manquant entre mes filles et ma mère. Au cours du dîner il évoque un souvenir du voyage à Florence, nous avions seize, dix-sept ans, un échange de mots que j’avais oublié, qui aura certainement été à l’origine de notre amitié.

Je n’ai pas noté le numéro exact de la rue Crozatier où j’ai rendez-vous avec les filles d’Erbalunga. Ce n’est qu’au dernier moment, alors que je suis déjà en retard, que je réalise que c’est presque à l’angle de l’avenue de Corbera. Je m’en veux, j’aurais pu venir un peu plus tôt, me poster en bas de l’immeuble, attendre. Un soir en semaine, à cette heure-là, j’aurais peut-être croisé un habitant, saisi une opportunité pour entrer dans l’immeuble. J’ai le don des actes manqués. Je rejoins les amies mais entrant dans le restaurant déjà je regrette, je sens la chamade. Je suis sans doute trop bien élevée pour m’autoriser à ressortir aussitôt ou est-ce encore cette peur, rester seule au pied de l’immeuble, ou pire, être éconduite.

On voudrait ne pas plier

Du matin au soir, dans l’atelier, happées par la gravure, parfois jusqu’à oublier de sortir. On s’oblige, nous allons boire un café à l’auberge, nous explorons le village, attirées par les rideaux de dentelle aux fenêtres, tous différents, des histoires cousues à même la vitre. Les rues sont désertes. Ici vivent neuf habitants au kilomètre carré.

Plein soleil, nous nous aventurons jusqu’au lac avec le projet d’en faire le tour. Mais nous sommes tenues à distance, des dizaines de panneaux nous indiquent que l’accès est réservé aux pêcheurs. Nous traversons un petit bois, prenons un sentier pour prendre de la hauteur. À l’horizon du plateau, des forêts de conifères, des bosquets, un arbre isolé dont les contours deviennent lisibles. J’imagine ce qui se passe sous la terre, je pense à Thoreau, aux racines qui n’ont pas de frontières.

Nous gravons, nous imprimons, nos mains s’endolorissent, nous recommençons. La fin du séjour approche et nous aimerions qu’il commence, maintenant que nous avons apprivoisé les gestes et l’espace, la presse, les couleurs. Nous songeons déjà à revenir.

Le dernier jour nous déjeunons à l’auberge. La petite fille des gérants, deux, trois ans à peine, toute menue, assise seule devant l’assiette dont elle avale le contenu consciensement. Ça convoque l’époque du restaurant, se tenir bien à table, parfois être prise au service, se sentir importante. Je raconte la faillite à Delphine, et comment je me suis cramponée à l’enfance.

Mon train est supprimé, Delphine me dépose au Puy où nous nous séparons, nous promettant de nous revoir vite, de préserver cet élan. Je prends un bus jusqu’à Lyon, découvrant des zones commerciales étendues sur des distances ahurissantes. Sur un panneau je lis ville d’avenir, un mot d’ordre dont quelque chose m’échappe, je ne vois entre les entrepôts et magasins gigantesques aucun avenir. Je traverse Lyon à pied sous le soleil, je ne croise pas la manif. Je prends un train quasi vide pour rentrer à Paris. Je regarde défiler quelques actualités sur mon téléphone. Ils n’ont aucune limite. Et nous continuons de marcher, de manger, de respirer. On voudrait ne pas plier.

Passant devant la chambre d’Alice — c’est toujours un peu sa chambre, où elle venue dormir hier soir parce qu’elle commençait à l’aube — je vois qu’elle a recouvert l’oreiller d’un grand foulard en soie, c’est je crois pour ces cheveux. J’ai reconnu le foulard de ma tante Annie. Une présence obstinée, un lien qui se poursuit à travers le tissu.

invisibles mais présentes

C’était la première marche depuis notre retour à Paris. Reprendre goût à la ville dans les percées de rues, mâcher les lumières crues de fin d’été, sentir dès que marchant dans l’ombre une certaine fraîcheur. Le corps cherche à nouveau ses repères dans la cadence des trottoirs, entre les façades qui reflètent le soleil.

Je n’ai plus peur des araignées, Nina m’a raconté qu’on aurait en moyenne dix araignées autour de soi, invisibles. L’idée me plaît de savoir toutes ces petites gardiennes silencieuses près de moi. Elles veillent sur nous et nous n’y pensons jamais.

Je traverse un tiers du pays en train pour retrouver Delphine au Puy-en-Velay. De là nous continuerons ensemble en voiture, à nous enfoncer au milieu de nulle part. Aux abords de la gare de Saint-Étienne, deux cyprès, je me surprends à ne pas les aimer. J’ai longtemps cru pourtant que j’aimais les cyprès, mais là, rien à faire, je ne vois que leur raideur, le désaccord avec le gris de la gare. J’aime les cyprès lorsqu’ils se plient à la courbe d’une colline, lorsqu’ils se distinguent parmi d’autres arbres, silhouettes noires dans l’éblouissement. J’aime les cyprès en Italie, rangés à l’entrée des cimetières. Ce que j’aime dans les cyprès c’est le sud.

La montée se fait lentement avant d’arriver au village. Le paysage s’ouvre, des forêts de conifères, des champs qui s’étirent à mesure que l’on avance. À l’avant de la voiture la sensation de découverte qui saisit, arrivant dans un lieu dont je ne m’étais jamais fait aucune représentation, dont je ne possédais aucune image, aucun souvenir préalable, et se laisser surprendre par ce qui vient.

La maison est dans son jus. Tapisseries désuètes, portes vitrées, meubles lourds. Ma chambre minuscule et sa porte accordéon que j’aurais adoré enfant. Nous sommes là pour graver, sans doute nous irons marcher un peu. Nous sommes au pied du Mont Mezenc, et c’est justement l’anniversaire de Juliette. Nous faisons un rapide tour de village, les murs austères, le silence des rues désertes, les jardins proprets.

Dans l’atelier, après avoir pataugé avec la presse toute la matinée et sollicité notre hôte pour la régler, on s’étonne joyeusement d’être là. De ne pas compter le temps. Nos doigts s’encrent, on s’interroge ensemble. Je me confronte encore à mon manque de méthode, mais je le justifie, comme toujours, par un désir de liberté. Chercher, se tromper, laisser une forme apparaître par surprise, penser aux araignées qui se cachent dans les angles, invisibles mais présentes.

sœurs

Je crois qu’elle a des pouvoirs. Annie me coiffe devant le miroir et j’ai l’impression de devenir quelqu’un d’autre. Ses mains pâles virevoltent autour de mon visage, attrapent une mèche de boucles brunes, la séparent en trois, tressent en silence. Elle pince mes joues pour faire monter le rose, ça m’agace, mais je me laisse faire, parce qu’elle sait. Ne bouge pas, elle veut que je sois jolie, elle le dit sans le dire, cherchant mon regard dans la glace. On joue souvent à la maîtresse, je fais semblant de ne pas aimer ça, mais j’aime qu’elle me regarde écrire, qu’elle souligne mes lettres de traits légers, qu’elle s’occupe de moi. Elle m’apprend à lire. Elle dessine des ronds parfaits dans les cahiers. Elle fait des listes. Des opérations. Elle aimerait jouer du piano. Le soir elle veille pour lire. Quand elle lit, elle soulève un peu les sourcils. Elle a une manière bien à elle de marcher dans la rue, le menton levé, les épaules redressées comme si elle voulait protéger le monde. Elle porte les robes usées d’Angèle, mais c’est elle qui paraît la plus digne. Elle incline la tête très légèrement, juste ce qu’il faut pour qu’on oublie la honte. Sa façon de transformer le peu en grâce. Dans le bus, elle me raconte des histoires qu’elle invente. Elle en invente sur les passagers. Elle en invente en regardant par la vitre. Elle invente des destinations. Elle m’appelle Petretta, avec cette tendresse tranquille qui n’a jamais tremblé, même le jour de l’accident. Elle n’a jamais su faire semblant de ne pas m’aimer, même quand je la mets en colère. Elle a toujours une réponse. Elle m’impressionne. Elle comprend ce qui se passe dans la tête des adultes, ce qui se trame derrière les portes fermées. Je crois qu’elle entend tout. Elle sait avant moi quand je suis triste. Elle me devine, sans poser de questions. Elle me console. Elle est la première femme de la famille à être entrée au lycée. Ma mère était gonflée d’orgueil. Mais moi je savais ce que ça lui coûtait, son cartable c’était comme une armure. Si tu travailles bien, tu pourras faire des études comme moi. Mais je ne suis pas sûre d’en avoir envie. Je veux juste courir, danser, sentir la chaleur des pêches dans mes mains, devenir grande. Opposer mon insouciance à ses exigences. Tant qu’elle sera là, rien ne pourra vraiment m’arriver. Elle est là. Je crois qu’elle l’a toujours été. Je crois que je suis née dans ses bras.

Pierrette ne marche pas, elle vole. Elle entre dans la pièce comme un courant d’air, elle fait claquer les portes, vous arrache un sourire même quand vous n’en avez pas envie. Elle est partout, elle est le cœur battant de la maison. Depuis la naissance elle a ce regard direct, presque trop présent pour un si petit être. Je suis discrète, pâle, raisonnable. Elle, c’est l’été. Elle souffle. Elle rit fort. Elle ne sait pas rester en place. Elle veut qu’on l’écoute, puis non. Elle change d’avis toutes les trois minutes. Elle déteste qu’on lui dise quoi faire. Elle n’aime pas les règles. Elle les contourne, les plie, les repousse, s’impatiente. Elle dit que je réfléchis trop. Elle m’appelle quand elle a faim, quand elle a mal. Parfois elle s’absente, elle regarde ailleurs, fronce les sourcils, puis revient, comme si de rien n’était. Il suffit d’un mot tendre, d’un geste, pour qu’elle me revienne, douce, chaude, pleine de pardon. Elle ne garde rien pour elle, sauf peut-être ses peurs. Elle invente des jeux. Elle parle aux objets. Elle invente des oiseaux en cage. Ma poupée indocile à coiffer, à habiller, à éduquer. Je ne sais jamais dans quel sens elle va tourner. Ma petite pierre, Petretta. Solide, brillante, râleuse. Sa manière d’aimer, entière, vivante, désordonnée, tenace. Quand elle m’embrasse, c’est toujours un peu trop fort, avec une petite odeur de lait chaud. Pierrette n’aime pas qu’on la gronde. Elle se défend avec ses yeux noirs, brillants. Je lui fais l’école, je voudrais qu’elle sache tout ce que j’apprends. Mais elle se méfie des lignes droites. Elle préfère la danse aux devoirs. Elle sait pour notre père. Elle sait pour les absences. Elle pose mille questions. Elle veut tout savoir, tout voir. Elle fait semblant de se moquer de tout. Mais je vois bien, elle sent tout, devine tout, surtout ce qui n’est pas dit. Il y a chez elle un mélange d’insouciance et d’inquiétude qui me bouleverse. Quand elle a été renversée, j’ai senti le monde basculer. Sa main dans la mienne, si petite, si chaude. Je me suis jurée de ne jamais la lâcher. Elle est revenue d’entre les morts, avec ses cicatrices, visibles et invisibles. Elle a recommencé à rire trop fort, à dire non, à se jeter dans la vie comme dans l’eau froide. Je l’envie un peu, elle n’a peur de rien. Je fais semblant d’être lasse, mais j’aime sa curiosité, lui répondre comme si je savais, fière qu’elle m’écoute. Je la regarde dormir, parfois. Elle s’agite même en rêve. Elle parle, roule dans ses draps, comme si le monde entier venait la chercher, même dans la nuit. Je veux la protéger, la border mieux. Je crois que je suis née pour veiller sur elle.

à bas bruit

Je crois que je suis en train de perdre le goût des plats de ma mère. Je peux encore nommer chacun d’eux, ses quelques spécialités, elle n’était pas aventurière, n’a jamais ouvert aucun livre de recettes, c’était une cuisine simple, transmise de mère à fille. J’essaie de les convoquer, je le sens, les saveurs se dérobent.

Nous déjeunons à l’ombre d’un magnolia et c’est la première fois. La lumière filtre à travers les grandes feuilles vernissées. Puis nous allons sur l’île Verte. Nous en faisons le tour émerveillés. Tout est beau. Nina me dit ce n’est pas l’eau qui est claire, mais les roches, les fonds marins. La transparence vient du dessous.

Laure vient passer une journée à la Villa pour écrire, sa capacité de concentration m’impressionne, le silence se modifie autour d’elle. Le lendemain déjeuner avec l’équipe de La Marelle et les propriétaires de La Villa, dans la pièce où habituellement nous écrivons Philippe et moi. Sur la table de la salle à manger, nos outils déplacés pour laisser place aux assiettes, comme à la maison.

Le temps s’accélère. Le temps tourne. Je pense aux photos que je n’ai pas prises. Les raies de lumière en pointillé au-dessus du lit le matin, des détails dans la bibliothèque, les ombres mouvantes des arbres dans l’entrée. Avec Philippe nous lisons nos textes à voix haute, chacun la voix de l’autre. Les répétitions se révèlent, semble, comme, presque, lentement.

Le dernier soir le vent s’est levé. Il y a une petite mélancolie dans l’air, Jiwon dit qu’elle est triste de nous voir partir. Elle nous prépare des makis au thon cuit que nous mangeons dans la véranda, elle lit la poésie de Han Kang dans sa langue maternelle, Philippe l’enregistre. Elle joue l’air de piano du premier soir.

Nous retardons le retour par une pause à Marseille. Descendre le boulevard d’Athènes, et le sentiment de familiarité. Café prolongé en déjeuner avec Nicolas Tardy. Moisson de livres pour l’anniversaire d’Alice à La Friche. Café d’au revoir à la La Marelle. Traversée des deux tiers de la France, paysages et ciels changeants. À Paris il a plu. Les panneaux publicitaires agitent leur mécanique en va-et-vient, vantent une bière fusion agrume et le journal de Léa Salamé. Tout cela m’arrive comme d’un autre monde dont je me sens très loin. Les filles nous accueillent à la maison, nous regardons ensemble un Hitchcock.

Dans la nuit je me réveille. Un bruit dans la chambre, un petit grattement. Tu ne dors pas ? J’entends un bruit. C’est sûrement un insecte. J’entends ses ailes maintenant. Je me souviens du battement d’un papillon de nuit caché derrière un tableau du salon, l’étrangeté du son que nous ne comprenions pas. Les choses s’éteignent à bas bruit, ces petites disparitions que l’on devine sans jamais pouvoir les retenir.

profiter de la lumière (je pense à elle)

À voir matin et soir le soleil jouer avec l’horizon je sens déjà que les jours raccourcissent, comme si le temps lui-même s’entraînait à se dérober.

Il a fait très chaud, on a travaillé intensément, cette semaine j’ai un premier sentiment d’essoufflement. Il y a heureusement d’autres espaces, il y a l’atelier d’écriture de François. Il y a la ville à arpenter. Retrouver des forces dans nos dérives lentes, dans quelques rituels désormais familiers. Au Vieux Port, le glacier est devenu incontournable, et je trouve dans la ville des échos de Bastia, à ces étés d’enfance où tout paraissait plus vaste, plus lent.

Profiter de la lumière pour réaliser quelques cyanotypes à partir des photographies prises parmi les pins, sur la terrasse, autour des statues. Je ne sais jamais à l’avance ce qui restera, quelle forme exacte prendra l’empreinte, et ce suspens redouble l’impression que tout fuit.

C’est Nina qui la remarque la première, sur la plage des Capucins. Au début, je n’y prête pas vraiment attention. Je vois sa peau mate, ses cheveux courts et gris, une sorte de coqueterie. Mais en revenant de la baignade, j’ai un choc, elle est là devant moi, c’est le portrait de ma mère. Ce n’est pas seulement une ressemblance ordinaire, c’est un double étrange. L’attitude, la souplesse de la peau, la plasticité exacte dont je me souviens chez ma mère. Son corps est plus mince, on devine qu’elle surveille sa silhouette. Mais le visage, c’est saisissant, et je ne parviens pas à détacher mon regard de ses yeux fardés, de l’épaisseur de ses lèvres, des commissures légèrement tombantes, de cette ligne du nez que je connais par cœur. Heureusement, elle ferme souvent les yeux. J’ose la photographier à son insu, geste interdit, presque honteux, au prétexte d’envoyer son portrait à mes frères et sœurs, donner corps à ce qui paraît irréel. Comme moi, ils sont frappés, eux aussi reconnaissent ce visage. Ce matin je regarde encore la photo volée et c’est une émotion profonde. Cela me trouble d’autant plus que, depuis plusieurs jours, je pense à elle, ma mère est morte un 19 août. C’est elle, vraiment, sauf que, comme je l’ai expliqué à Nina, elle ne serait jamais venue seule à la plage.

des promesses qui n’existent pas tout à fait

Je prépare des négatifs à partir de quelques unes de mes photographies numériques du jardin de la Villa Deroze. Les deux imprimeurs de la ville sont fermés, les cyanotypes patienteront jusqu’à la semaine prochaine. L’attente devient une étape du travail, une respiration forcée. Rien n’est encore visible, je regarde mes images inversées, ce sont des promesses qui n’existent pas tout à fait.

La chaleur est là, rampante, elle s’infiltre partout, dans l’air, dans les murs, elle envahit l’espace et la nuit. Tout est plus dense.

Je prends une première photo avec le Yashica. Étourdie, trop habituée à l’automatisme du numérique, j’oublie de faire le point. L’argentique et la visée inversée me demandent énormément de concentration. Mesurer la lumière, cadrer avec lenteur, accepter que l’erreur fasse partie du processus. Je n’oublie pas de noter une description brève de chaque photographie, ne sachant pas à quel rythme je vais utiliser l’appareil, je veux éviter les doublons.

Ici, j’écris principalement. Le temps s’efface, je me surprends à écrire plusieurs heures d’affilée. Avec Autour je m’oblige à quitter les lieux familiers, à endosser d’autres voix, à construire des mondes, des personnages. Pourtant en lisant un de mes récits les moins autobiographique, Philippe me dit qu’il m’y retrouve vraiment. Cette part de nous qui traverse la fiction, malgré la distance.

Je passe de notre projet Autour à l’atelier d’écriture de François. Sa dernière proposition m’a tellement stimulée que je passe la nuit à tourner les pages d’un livre imaginaire qui s’écrit presque malgré moi. Ne pas chercher à recomposer l’ensemble. 
Accepter de publier un puzzle incomplet. Et je ne dors plus.

Jiwon arrive, c’est notre nouvelle corésidente. Elle écrit en coréen, sa langue maternelle, puis traduit en français. La traduction pour elle est expérimentale, elle joue avec les grammaires, conserve la syntaxe d’origine. Parfois, elle laisse des mots en coréen, souvent des onomatopées dont la traduction en français ne la touche pas. J’imagine des phrases en équilibre entre deux mondes.

J’envoie à Arnold mon projet de nouvelle sur le voyage à Senigallia. Je voudrais qu’il vérifie mes incohérences géographiques. Il m’écrit que c’est très étrange de lire ce récit de retour. Tout y est véridique, plausible, même s’il manque quelques étapes. Comme si l’oubli faisait partie du voyage. Peut-être que l’écriture reconstruit toujours une géographie lacunaire. Il faudrait pouvoir dessiner la carte de ce qui nous échappe. Je me demande si nous nous accorderons un jour le temps de faire ce voyage, réellement, ensemble.

Nous partons de bonne heure pour découvrir le parc du Mugel. À neuf heures les plages minuscuscules sont déjà bondées, nous préférons l’ombre du parc qui nous rappelle un peu le jardin Romieu de Bastia. En revenant en ville la chaleur tombe sur le port, écrasante. Le café de la maison Casali est déjà un rituel. Le soir, nous dînons avec Jiwon, la nuit tombe vite, des souffles d’air chaud traversent le jardin.

j’apprivoise les espaces

La première image de la Villa Deroze dont je me souvienne est une photo d’Arnaud De la Cotte, publiée il y a quelques années sur son compte FB — une vue depuis la terrasse du deuxième étage. On découvrait le jardin, son bassin vide, les cyprès immobiles, des statues et des balustres. On pensait à l’Italie, et j’ai commencé à rêver d’y venir un jour. Comme on rêve à un lieu qu’on ne connaît pas encore mais qui, déjà, dépose dans la mémoire ses couleurs et ses ombres. Maintenant que j’y suis, tout est plus dense. Les pierres sculptées écrasées de soleil. La végétation. Les ombres. La chaleur. La lumière qui ricoche, s’attarde.

J’apprivoise les espaces. La réverbération du soleil, la découpe nette des arbres contre le ciel. La présence fixe des statues. Nous faisons connaissance avec notre co-résident qui passe ses derniers jours à la Villa, il est en phase d’atterrissage. Le partage des repas est l’occasion d’échanges sur nos projets, c’est une intimité que je n’avais pas prévue et qui me réjouit. Je suis plutôt studieuse. Je reprends la matière accumulée depuis quelques mois. Avec Philippe nous commençons à croiser nos lectures. Je m’échappe du projet le temps de suivre une consigne de l’atelier d’écriture de François. Je commence à croire que je pourrais aller au bout de Corbera. Les filles nous rejoignent pour quelques jours.

Dans la maison, certaines pièces paraissent intactes, figées dans le temps où Gilbert Deroze y vivait. Dans le bureau, les livres, la tapisserie écossaise, des photographies où il apparaît, posées contre un montant de la bibliothèque, un plateau d’échiquier. Le silence y est plus épais. Même sensation dans l’atelier, où s’accumulent tableaux, tubes et pastels, où les pinceaux paraissent en attente d’un geste qui ne viendra plus. Où quatre vingt quatre têtes sculptées nous observent depuis leurs étagères. J’hésite à m’y installer.

Le matin, le carrelage encore frais sous les pieds nus, la lumière s’infiltre par les persiennes, découpée en bandes pâles. Ce souvenir d’enfance, où je rêvais devant les façades closes des maisons bourgeoises. Le soir, quand les fenêtres s’illuminaient, je devinais les plafonds hauts, les tapisseries fanées, les vaisseliers. Parfois, le hasard m’ouvrait leurs portes, une petite fille rencontrée sur la plage m’invitait à goûter dans sa villa, et je pénétrais dans cet autre monde où les voix se feutraient, où la lumière tamisée semblait ralentir le temps. J’en sortais avec la sensation d’avoir effleuré une vie parallèle. Aujourd’hui, la Villa Deroze est ma maison. Pour un mois, j’habite le décor que j’ai imaginé avant d’y entrer. Le jardin, les balustres, l’ombre des cyprès deviennent familiers — et pourtant chaque soir, en fermant les persiennes, j’ai le sentiment de rejouer ce souvenir, comme si l’enfant que j’étais s’installait dans la maison qu’elle guettait à travers ses vitres éclairées.

arrivée Villa Deroze

À l’heure d’écrire le journal, je suis à La Ciotat, dans un quartier excentré sur les hauteurs de la ville, en résidence à La Marelle, Villa Deroze. J’écris ces mots avec une grande joie — mêlée de stupeur. Cela fait presque un an que la chose a été actée, mais il n’y a rien à voir entre imaginer une situation et la vivre. J’ai eu le temps d’en rêver, d’anticiper, de me représenter les jours passés ici. Mais maintenant que nous y sommes — Philippe et moi, pour un mois — c’est tout autre chose : c’est concret, vibrant. Ici, nous travaillerons sur le projet Autour. Mais j’ai aussi apporté un appareil photo argentique, un appareil numérique, et de quoi réaliser des cyanotypes. Je continuerai à suivre l’atelier d’écriture de François, ce qui fera ressurgir, inévitablement, Corbera. J’accepte toutes les surprises qui se présenteront.

Mais avant cela, il y a eu quelques jours passés en Bretagne, où j’ai accompagné Fumie chez notre amie commune, P. Où j’ai découvert les rochers sculptés de l’abbé Fouré. Où D est venu me retrouver sur la plage du Sillon, où nous avons déjeuné, parlé et marché durant des heures, comme le font les vieux amis. Où j’ai visité la maison-atelier d’Yvonne Jean-Haffen, sur les bords de la Rance à Dinan. Puis, les jambes coupées par la fièvre, K.-O. juste avant le départ.

Et puis Marseille si proche en TGV, correspondance pour La Ciotat. Une jeune femme s’asseoit face à moi, elle est montée dans le TER en courant, elle est là, essoufflée, l’entendre chercher son souffle m’épuise. Le jeune homme à côté duquel elle s’est assise, comme pour la calmer, au moins, tu ne l’as pas loupé. J’aurais préféré, répond-elle. En descendant du train, je suis tellement curieuse de la maison que j’oublie de penser à la scène mythique des frères Lumière. Dédale de béton gorgé de chaleur et Sarah souriante à l’arrivée, qui nous conduit jusqu’à la Villa Deroze. La maison est un peu cachée, derrière les pins et les cyprès. Sarah pousse les portes, ouvre les volets, ménage les surprises, nous finissons par l’atelier de Gilbert Deroze où s’alignent, posées sur des étagères le long des murs, plus de quatre-vingt figures en pierres sculptées.

La maison est incroyable, par certains aspects me rappelle Erbalunga. La première chose que je cherche à comprendre, c’est comment le soleil tourne autour. J’envisage d’être la préposée aux volets roulants et courants d’air. Dans la nuit, une porte s’obstine à claquer, les volets hoquètent sous l’effet des courants d’air. Je sens tout l’espace qui se déploie autour de nous. Dès le premier réveil, je devine l’aurore à travers les perforations des volets, je suis montée à l’étage supérieur photographier le ciel. Je sens que le temps ici va changer d’épaisseur — qu’il va perdre sa linéarité, s’élargir.

Nous décidons de descendre voir la mer, d’approcher la ville. Je devrais me méfier de Philippe, de ses premières marches exhaustives. C’est plus fort que lui. Nous rentrons un peu fatigués par les huit kilomètres sous le soleil, nous promettant de faire un peu plus attention la prochaine fois à l’horaire de départ et à trouver un itinéraire plus ombragé. Je retourne visiter l’atelier, observant les visages de pierre. Une semaine prise comme dans une boucle, dans la contemplation lente et répétée de tous ces visages sculptés.