je traverse une fiction

À l’abri des regards, sur une petite colline, l’église Saint-Serge de Radonège. Brique protestante, dentelles de bois polychromes ajoutés par les Russes orthodoxes, des arbres un peu brûlés par l’été. L’église est fermée, Philippe m’indique l’interstice entre les portes, on peut apercevoir l’intérieur. La chaleur trouvée dans la rencontre et les quelques mots échangés avec la vieille dame, son guide de Paris insolite à la main, et l’amie qui reste en retrait, ne parle pas notre langue.

Faisant des recherches sur la côte corse de l’enfance, je découvre sur Google Maps l’existence de la forêt d’Eddy. Une forêt là, sur la plage de la Marana où je n’ai jamais connu qu’une pinède. Ce sont en réalité quelques troncs flottés qu’Eddy a plantés dans le sable, le dérisoire de ces bois morts face à la mer m’émeut, j’inventorie les lieux où on pourrait planter de telles forêts.

Retour aux Arquebusiers, je m’en veux de n’avoir pas pris le temps de préparer le travail, préférant laisser les fantasmes se disputer le peu d’espace encore disponible dans mon esprit. Mais les retrouvailles sont joyeuses, j’ai une minuscule eau forte à imprimer et les gestes viennent plus naturellement, ça fait pas mal de raisons de se réjouir.

Depuis la rencontre avec Camille et Ziggy, je reçois des annonces publicitaires de croquettes pour chien dans ma messagerie, c’est à la fois drôle et inquiétant. Je bois une eau tiède vaguement parfumée à la menthe, je n’ose pas interrompre mon amie pour faire une remarque au serveur, je m’accroche à la douceur de l’air, avec cette impression de serrer des freins et les dents.

Déposer Comanche dans la boîte aux lettres d’une inconnue me donne à explorer un bout du cinquième arrondissement, je ne connais décidément pas grand chose de ma ville. Joie de la descente en Vélib de la rue Gay Lussac, le boulevard Saint-Michel est recouvert de bitume neuf, la ville se prépare pour 2024, il nous faudra un plan B.

Je dors peu, chaque réveil est une bataille de questions sur le chantier qui s’est ouvert en parallèle de l’écriture de ComancheAutour, l’impression de tourner en rond. J’en parle à Philippe, il me suggère de changer le titre, nous rions.

Avec Alice nous allons écouter les lectures des poétesses de la revue Radical(e), je suis très touchée par la voix de Virginie Poitrasson. Alice suit des copines de fac croisées dans la rue, je m’accorde de marcher seule dans la nuit. Devant la gare de l’Est une petite foule d’ouvriers, les bandes phosphorescentes des gilets oranges désarticulent l’architecture des corps, leurs voix mêlées comme une rumeur, leurs véhicules et les parois métalliques de protection qui réduisent le trottoir, je traverse une fiction.

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caroline diaz

https://lesheurescreuses.net/

6 commentaires sur “je traverse une fiction”

  1. Oui, not making a wall but making a brick…
    Et là, ce passage de Comanche que je viens de lire trois fois… un de mes préférés, pour sa résonance et pour sa dernière phrase que je trouve si belle…
    « Parfois je me heurte au silence. Tu demeures cet homme aux contours flous, aux failles muettes. Tu seras plus facile à aimer. Tu seras un père qui n’aura aucune promesse à tenir. […] J’adopte la nuit — ses bruits domestiques, ses heures creuses où les morts refroidissent doucement l’espace. […] À l’aube, j’efface les repentirs, le dos tourné à la fenêtre, au jour qui se lève, au monde même. »
    Merci, Caroline. Pour ce voyage au creux de tes jours.

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