la tentation d’effacement

Cette semaine il n’y aura pas de journal. Je n’aurais sans doute parlé que de Comanche. De la réception des colis aux aubes. De l’émotion de recevoir les premières commandes, de faire les premières enveloppes. De ce que ça touche de recevoir vos premiers retours. Ce matin je préfère partager cette vidéo, un tissage de mots, de voix, d’images, avec Gwen Denieul.

Le monde est très vieux mais il bouge encore un peu. Je ne veux plus rester seul avec mes morts, alors je me décide à sortir au crépuscule, malgré ma peur de chien, pour une nuit d’errance à travers les rues délabrées du quartier de la gare.
la première image qui t’est venue c’est celle d’un grain de sable collé dans ta paume petite un grain humide plat et brillant parmi au moins trente autres grains peut-être quarante brisures de roches au moins cent grains collés d’avoir creusé le sable à main nues
Lumières isolées. Ombres solitaires — alcooliques, désespérés de toutes sortes, putains. Un air sec et délicieux circule entre les immeubles. Je regarde les fenêtres innombrables. Je flaire le vide. La nuit métropole est douce. On peut presque la toucher de la main.
les hauts le cœur quand une puce de mer s’agite sous la pulpe des doigts — et des millions de grains soulevés pour creuser un refuge — ta maison tu disais — autour la grève le varech les méduses mourantes les fleuves minuscules le bruit des vagues le rire ascensionnel des mouettes.
Yeux ouverts. Yeux fermés. L’étrange sifflement a disparu. Peut-être que tout ça n’était que dans ma tête. Je fais claquer ma langue pour me donner un peu d’entrain et reprends ma marche tremblante dans les plis de cette ville que je reconquiers chaque nuit pas à pas.
alors les dunes hachées d’herbes longues comme des ratures alors la digue le béton sa tubulure laquée de blanc tes jeux de funambules
Je choisis les ruelles les plus sombres, comme fantôme sorti de mon territoire d’origine. Un rat file le long du mur. Aucun son ne sort des habitations. Pourtant des vies doivent encore s’y nouer clandestinement.
alors les villas la vie des autres à l’intérieur alors les falaises alors les nuages leur odeur sourde de pluie alors la plage presque vide — c’était morte saison
Dans le noir presque d’encre, la bouche revenue respire l’air à pleines goulées. Grand besoin de me fatiguer le corps, de marcher toute la nuit jusqu’au dernier réverbère, jusqu’à ce que la ville m’anéantisse, de partager ma poussière avec celle des autres silhouettes solitaires.
alors les bancs de sable des continents sous la mer une forêt sous le sable — personne pour s’en souvenir — alors les massifs métamorphiques la baie les archipels alors la route nationale que tu traverses yeux fermés pour voir alors la vallée la pulsation humide des arbres la terre grasse — un réconfort passager
Je ne sais marcher que pour disparaître. Le corps libéré des frayeurs, je quitte le quartier de la gare et suis la voie ferrée vers l’Est, là où la nuit cesse. Il n’y a plus d’habitation. Je marche sans témoin. Je suis loin. Je respire au large de la ville.
l’ondulation des routes alors le ciel lointain son reflet sur la mer la distance qui sépare la marée de dix-huit heures ta maison rompue l’estran vierge alors le ciel trop lourd avec ses morts anciens
un froissement dans l’air
une brassée de nuit
le ciel s’élargit
cet infini de sentir
dans les rues calmes et sombres
dans ce qui reste du monde
alors le tremblement le jour fragile alors le silence des oiseaux les ombres voraces alors l’orage le monde immense et chaviré alors l’enfance soulevée ce qui s’en va la tentation d’effacement

Publié par

caroline diaz

https://lesheurescreuses.net/

7 réflexions au sujet de “la tentation d’effacement”

  1. Lu d’un seul élan. Englouti devrais-je dire. J’écris doucement pour vous en parler. Ce texte est sans défaut,vous écrivez  » sans repentirs », et c’est très juste. Je le mets dans mon écrin « on vous a lu.e on vous en parle » sur le Site ede La Cause des Causeuses d’ici demain. Bonne soirée.

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