la mer chaque jour devant ses fenêtres

L’héroïne reçoit une information, on la lui fait répéter, on veut être sûr qu’elle va s’en souvenir, dans les minutes qui suivent je n’arrête pas de me répéter mentalement l’adresse et la date qu’on lui a communiquées, de peur qu’elle oublie l’info.

La plage est déserte, nous nous baignons. Encouragés par le beau temps nous allons au cimetière, un bus nous rapproche de San Martino, nous commençons une lente ascension collés au bord de la route. Devant l’enfeu découvrir que la dorure des lettres de la pierre gravée derrière laquelle repose ma mère s’est effacée, que la végétation a tellement poussé qu’on ne voit plus la mer, des signes qui devraient nous encourager à mettre en œuvre le projet mis en pause depuis le printemps 2020. L’émotion de voir les photos de M, enterrée cet hiver.

Elle s ‘approche des fleurs avec son zoom, comme pour s’excuser auprès des passants elle dit qu’elle sait bien que ce ne sont que des géraniums, mais que ça fait de la couleur dans les albums.

Sur le plafond j’observe le mouvement des vagues réfléchi par la lumière qui filtre à travers les persiennes, mes pensées suivent le mouvement, un ressassement dont je finis par perdre totalement le sens.

Dans la vitrine de chez Mattei, la boîte de clémentines confites me rappelle que c’était une des gourmandises préférées de ma mère. Dîner joyeux chez Ugo, les animaux, la chatte, la chienne, les grenouilles, Elbe qui me parait toujours plus grande dès que nous prenons de la hauteur, la nuit tombe, on voit sur l’île les lumières des phares de voitures en mouvement. La route en lacets dans la nuit que j’ai oubliée de filmer.

On avait l’impression que la brume avançait sur la mer, rétrécissait l’espace entre nous et l’horizon. J’ai repensé à ce que ma sœur m’a appris récemment, voir la mer chaque jour devant ses fenêtres finissait par rendre ma mère mélancolique.

Les parents de V nous invitent pour le café, nous y allons en voisins, je suis heureuse que Philippe découvre la maison qui m’a réconciliée avec la Corse. Depuis mon dernier séjour l’aile nord qui s’affaissait a été démolie, reconstruite plus légère pour empêcher la maison de sombrer, c’est encore un chantier. Après la visite, autour du café on parle de généalogie, de nos villages, de la vie à Bastia, des photos du grand oncle, il y en a une justement de l’ancienne rue Droite, prise à l’époque où mes grands-parents y vivaient, J-T la copie sur ma carte SD, curieux écho au premier voyage à Lasne, où mon cousin avait copié les scans des photos de mon père.

la tentation d’effacement

Cette semaine il n’y aura pas de journal. Je n’aurais sans doute parlé que de Comanche. De la réception des colis aux aubes. De l’émotion de recevoir les premières commandes, de faire les premières enveloppes. De ce que ça touche de recevoir vos premiers retours. Ce matin je préfère partager cette vidéo, un tissage de mots, de voix, d’images, avec Gwen Denieul.

Le monde est très vieux mais il bouge encore un peu. Je ne veux plus rester seul avec mes morts, alors je me décide à sortir au crépuscule, malgré ma peur de chien, pour une nuit d’errance à travers les rues délabrées du quartier de la gare.
la première image qui t’est venue c’est celle d’un grain de sable collé dans ta paume petite un grain humide plat et brillant parmi au moins trente autres grains peut-être quarante brisures de roches au moins cent grains collés d’avoir creusé le sable à main nues
Lumières isolées. Ombres solitaires — alcooliques, désespérés de toutes sortes, putains. Un air sec et délicieux circule entre les immeubles. Je regarde les fenêtres innombrables. Je flaire le vide. La nuit métropole est douce. On peut presque la toucher de la main.
les hauts le cœur quand une puce de mer s’agite sous la pulpe des doigts — et des millions de grains soulevés pour creuser un refuge — ta maison tu disais — autour la grève le varech les méduses mourantes les fleuves minuscules le bruit des vagues le rire ascensionnel des mouettes.
Yeux ouverts. Yeux fermés. L’étrange sifflement a disparu. Peut-être que tout ça n’était que dans ma tête. Je fais claquer ma langue pour me donner un peu d’entrain et reprends ma marche tremblante dans les plis de cette ville que je reconquiers chaque nuit pas à pas.
alors les dunes hachées d’herbes longues comme des ratures alors la digue le béton sa tubulure laquée de blanc tes jeux de funambules
Je choisis les ruelles les plus sombres, comme fantôme sorti de mon territoire d’origine. Un rat file le long du mur. Aucun son ne sort des habitations. Pourtant des vies doivent encore s’y nouer clandestinement.
alors les villas la vie des autres à l’intérieur alors les falaises alors les nuages leur odeur sourde de pluie alors la plage presque vide — c’était morte saison
Dans le noir presque d’encre, la bouche revenue respire l’air à pleines goulées. Grand besoin de me fatiguer le corps, de marcher toute la nuit jusqu’au dernier réverbère, jusqu’à ce que la ville m’anéantisse, de partager ma poussière avec celle des autres silhouettes solitaires.
alors les bancs de sable des continents sous la mer une forêt sous le sable — personne pour s’en souvenir — alors les massifs métamorphiques la baie les archipels alors la route nationale que tu traverses yeux fermés pour voir alors la vallée la pulsation humide des arbres la terre grasse — un réconfort passager
Je ne sais marcher que pour disparaître. Le corps libéré des frayeurs, je quitte le quartier de la gare et suis la voie ferrée vers l’Est, là où la nuit cesse. Il n’y a plus d’habitation. Je marche sans témoin. Je suis loin. Je respire au large de la ville.
l’ondulation des routes alors le ciel lointain son reflet sur la mer la distance qui sépare la marée de dix-huit heures ta maison rompue l’estran vierge alors le ciel trop lourd avec ses morts anciens
un froissement dans l’air
une brassée de nuit
le ciel s’élargit
cet infini de sentir
dans les rues calmes et sombres
dans ce qui reste du monde
alors le tremblement le jour fragile alors le silence des oiseaux les ombres voraces alors l’orage le monde immense et chaviré alors l’enfance soulevée ce qui s’en va la tentation d’effacement