des images en suspens

On marche vers La Villette, sous le ciel bleu promis et un vent frais. Après le déjeuner d’anniversaire on traverse le cimetière de Pantin, plusieurs parties sont très endommagées, des tombes effondrées. Le cimetière est immense, on a du mal à en apercevoir les limites. En sortant nous croisons deux femmes, la plus âgée à la plus jeune, Ça finit toujours comme ça les tombes, on les abandonne.

Pour m’indiquer le chemin elle m’avait dit que je devais me laisser guider par la lumière du mimosa. Sa terrasse est couverte de plantes, nous buvons un thé vert, nous partageons les patisseries que j’ai apportées. Nous avons une discussion profonde bien que nous nous connaissions à peine. Nous sommes interrompues par l’appel heureux de Nina après sa soutenance. Avant que je parte, A me coupe quelques branches du mimosa, sur le chemin du retour le bouquet danse dans le panier du Vélib, libère son parfum sucré.

Je suis rentrée dans l’atelier, je me suis assise sur ma chaise, j’ai d’abord répondu que oui ça allait, puis que non, là je n’y arrivais plus. Je n’ai pas pu allumer mon ordinateur, on verra la semaine prochaine. Je rentre à la maison plus légère, je ne suis pas sûre que ce soit de l’audace, mais un réflexe salutaire.

S’accorder une heure vraie pour écrire, prendre un café avec Magali dans la cour de la caserne, soulager une migraine, acheter des billets de train pour Bruxelles, voir l’exposition de Francis quai Saint-Michel, photographier la Seine à l’heure dorée, écouter les messages de Marine.

J’ai oublié de remettre de l’eau dans le vase du mimosa que j’avais isolé dans la chambre de Nina, il s’est recroquevillé brusquement. J’ai étalé les branches sur une feuille de papier, j’ai voulu les photographier, je découvrirai samedi que la photo est parfaitement floue.

J’ai de la chance, il fait incroyablement beau. J’enduis quelques papiers, réussis à exposer quelques négatifs, je lutte contre mon impatience et laisse le temps au soleil de faire son travail. Je m’évertue à vouloir faire apparaître le visage de la femme du cimetière de la Villette. Je suis toujours surprise de ces croisements, alors que dimanche je photographiais un nouveau portrait sur un médaillon funéraire. Obsessions plutôt que croisements. En recadrant l’image, je découvre l’intensité du regard et le sourire retenu de la jeune femme, sans doute pour masquer l’imperfection d’une dent pas tout à fait alignée.

J’étale les cyanotypes. Je crois qu’il y a une masse suffisante pour l’installation à la librairie. Je scrute les mouvements et les zones de flou. Parfois on devine seulement une trace, certains n’ont pas été suffisament exposés, ce sont des images en suspens, je ne sais pas encore comment les retravailler. En attendant l’accumulation me rassure, j’en passe toujours par là, même s’il est difficile ensuite de s’y frayer un chemin et que je n’ai jamais su m’orienter dans une forêt.

ce que pourrait me révéler cette image

Ce matin, d’emblée, je savais que je ne publierai pas le journal. La semaine avait été intense, entièrement absorbée par le travail. Mon samedi consacré à finaliser la miniature inspirée par Little Women, sur laquelle je reviendrai peut-être plus tard. J’avais promis à Philippe que nous sortirions. Grand ciel bleu annoncé. Mais pendant le déjeuner, une absence, quelque chose me manque. Je crois qu’il faut quand même que je l’écrive, ce journal. Je n’avais pris aucune photographie cette semaine, sauf la veille celles de ma sœur tournant autour de sa barre de pole dance au Zèbre de Belleville. La regarder exécuter des figures incroyables, comprendre que pour elle, ce n’est pas seulement du sport, c’est un combat, une façon d’aller au-delà d’elle-même, ça m’émeut beaucoup. Mais ce que je veux fixer ici, c’est la rencontre de vendredi après-midi avec l’homme du recensement. En entrant ramasser le courrier dans la loge de la cour de Charonne, je le découvre assis derrière la petite table, un registre posé devant lui, un stylo dans la main. Il s’est présenté, a demandé quel escalier j’occupais. Ah, celui-là, je m’en chargerai la semaine prochaine. J’allais repartir vers l’atelier, puis me suis ravisée. Je suis timide, sauf avec les inconnus. C’est quand même fou ce qu’on apprend avec le recensement, ça m’intéresse parce que j’ai fait des recherches généalogiques. Il est lui-même passionné, il s’anime. Alors je lui raconte. Le mystère des six habitants de la rue Droite à Bastia : six membres ajoutés soudainement à la famille dans un registre de recensement, six personnes dont personne n’a jamais entendu parler, dont je n’ai pas trouvé les actes d’état civil. Il cherche une explication rationnelle, voulant me donner un cours d’histoire sur la Corse, mais rien ne tient. Je pourrais m’arrêter là. Mais j’enchaîne avec Antoine, mon grand-oncle arrêté à Paris en mars 1944 par la Gestapo. Il échappe à tous les registres : il ne vivait pas avec sa sœur en Corse lors du recensement de 36, il n’y en a pas eu en 1941 à cause de la guerre, il ne reviendra pas de déportation. L’agent m’écoute, impassible. Il semble hésiter une seconde, comme s’il pesait l’effet de ce qu’il allait dire. Puis, calmement m’annonce qu’il y a sûrement une photographie d’Antoine prise lors de son arrestation. Tout a été documenté, vous savez. Une phrase dite sur un ton neutre, comme une évidence. Mais elle ouvre un abîme. Je le remercie, je sens l’adrénaline affluer. Une photographie d’Antoine. Son visage à cet instant précis, juste avant qu’il disparaisse. J’essaie d’imaginer son regard devant l’objectif. Il y aurait donc, quelque part, un autre visage d’Antoine ? Je me promets d’appeler les archives dès la semaine prochaine, avec nouée au ventre la crainte de ce que pourrait me révéler cette image.

la regarder

Surpris par l’immobilité de son corps, tu la regarderais dormir des heures durant dans le matin désœuvré, la regarder, son visage abandonné, inédit de sagesse, une promesse confiée au silence, une première fois, flâner silencieusement sur la rondeur de sa joue, le grain de peau brune, épier ses traits détendus, éclairés par le jour fragile perçant à travers les rideaux verts, la regarder, faire le point sur son profil net et tendre, l’orbite ombrée frangée de cils charbonneux, l’arrête à peine busquée du nez, la bouche pleine, presque tendue, bouche douce de terra cotta, bouche aimante, émouvante, la chambre s’emplit d’un air tiède, épais, tu hésites, de l’index tu longes son profil, sa lèvre inférieure, le renflement juste en-dessous, maintenant tu te détaches du matelas, te penches sur elle, tu contemples l’ovale de son visage presque enfantin voilé de songes, ses pommettes délicatement saillantes, tu embrasses ses yeux fermés, tu guettes le tressaillement de ses paupières avant le réveil, l’ouverture en amande, à présent elle te regarde, d’un beau regard brun, surpris, puis grave, l’air se fige, vous restez immobile un long moment, vos regards se heurtent dans l’espace flou entre vous, puis elle soulève le sourcil gauche, elle pose ses paumes contre son visage, comme une enfant elle se cache, vous riez, tu te laisses glisser de l’autre côté de son corps, fouisses son cou, l’odeur ambrée de ses cheveux, tes mains s’enfoncent dans leur masse brune et soyeuse, maintenant tu t’écartes pour la regarder encore, la lumière est plus forte, dans le contrejour, son visage s’efface, réveillé seulement par l’éclat des prunelles, tu devines le sourire brillant, ses dents bien rangées, tu respires son souffle, sa pulsation douce, alors sa main enveloppe ta mâchoire bleue de barbe naissante, son visage s’approche brutalement du tien, ses lèvres effleurent le grain de beauté que tu as sur le menton, vos nez se cherchent, se frôlent, se chamaillent, battement de cils, joue contre joue, moites, voilà sa bouche qui s’ouvre sur ta bouche.

Texte écrit sur une proposition de François Bon, dans le cadre de l’atelier d’hiver, prendre