Ce n’est pas la vérité qui nous bouleverse

L’enfant dans le train ébloui par le colza, regarde papa on dirait que c’est de l’herbe jaune mais en réalité ce sont des fleurs MINUSCULES. Son émerveillement palpable. Et le père répond que oui c’est du colza, et qu’enfant, il appelait ça de la moutarde et le fils s’étonne que son père puisse être aussi crédule, tu croyais vraiment que c’était de la moutarde ? 

Tu me demandes le titre d’un livre que nous avons lu tous les deux plus jeunes, tu précises deux tomes énormes, je te réponds sans hésiter L’homme sans qualités. Si je me souviens précisément de l’époque où je l’ai lu, je crains d’avoir peu de souvenirs du livre, mais cette réponse immédiate, presque instinctive, donne à ce souvenir une densité qui me réconforte. Dans l’appartement où nous logerons à Marseille je découvrirai dans la bibliothèque les deux tomes du Musil, dont la tranche est décolorée par la lumière.

Au musée Matisse, le vertige du temps, l’émotion intacte devant les dessins et les peintures, la matérialité du papier, les couleurs, une sensation d’intimité, tout est là, à portée, qui donne envie de peindre, de découper. Même si nous avons décliné notre identité à l’entrée, le sentiment d’être passagers clandestins à la Villa Arson, l’école est fermée aujourd’hui, Nina nous guide au pas de course, comme elle le fait souvent, avec son énergie décidée. On grimpe les escaliers presque en cachette, on évite le directeur sur les terrasses, on rit, bref sentiment de transgression.

Nina travaille sur une édition de notre journal filmé. Devant les photogrammes elle ne sait pas toujours à qui attribuer certains plans. Parfois nous-mêmes doutons, parcourant les mêmes lieux, dans des temporalités parfois proches, les plans deviennent des objets flottants, indistincts. C’est peut-être la force de notre journal, notre effacement derrière les images pour recomposer un corps d’expériences, de lieux, de temps partagés.

Nuages accrochés aux collines, pluie continue. Nous regardons avec Nina un documentaire de Dominique Cabrera, Le Cinquième plan de La Jetée. Le cousin de la réalisatrice croit se reconnaître enfant dans un plan du film La Jetée : sa silhouette de dos, ses oreilles décollées, le manteau et la coiffure de sa mère. À partir de ce détail infime, Dominique Cabrera mène une enquête, d’abord intime et familiale, pour glisser vers le cinéma lui-même, Chris Marker devenant à la fois sujet et guide. Le film semble être un prétexte pour remuer le passé, faire parler les images, faire revivre les absents. Peu importe la vérité, on est bien plus sensible aux coïncidences, aux connections constantes. Ce n’est pas la vérité qui nous bouleverse, mais l’impression de l’effleurer. Je pense à la photo de la place de la Concorde au moment de la libération découverte chez ma tante, et la légende de Marie-Louise indiquant la présence de mon père sur l’image. Je pense à Philippe agitant une loupe au dessus des photographies dans la maison de Lasne, à l’exposition Memories of the Future visitée le lendemain à Bruxelles. Je pense que ça va bientôt faire trois mois que j’ai écrit aux archives de Caen. Je pense qu’il y a un endroit où j’espère retrouver un visage.

Marseille, la familiarité. Nous logeons au cinquième étage d’un immeuble situé sur une des collines de la ville. Un balcon étroit fait le tour de l’appartement, on s’y tient prudemment, le mistral est de la partie. La vue est à couper le souffle, je m’étonne d’une perspective inédite sur le massif des calanques et les tours du Roy d’Espagne. Je me demande sur quelle colline nous n’avons pas encore vécu dans cette ville. Alice nous rejoint. Le lendemain nous grimpons lentement vers les hauteurs du parc Longchamp. Mais nous comprenons très vite qu’il y a empêchement. Un gardien nous tue les tympans à coups de sifflet stridents. Le parc ferme. On se regarde, incrédules, quelle urgence justifie de déployer une telle force ? Pour les intempéries s’excusera un gardien croisé à la sortie, lui-même ne semble pas y croire. Désormais c’est comme ça que ça se passera ? On nous chassera brutalement des jardins à cause du vent ou autres averses ?

« j’ai continué à réfléchir, et plus je creusais la question et plus je me disais que tout communique, plus je creusais la question et plus je me disais qu’il fallait creuser les questions, chaque question, que c’était ça l’urgence, s’arrêter et creuser chaque question, ce qui demande un temps fou c’est vrai, et alors, au moins pendant ce temps je ne construisais pas des trucs débiles et hideux et qui détruisent tout. », Juliette Mézenc, Bassoléa ou de l’herbe dans le ventre.

yashica #2

Nina vient me chercher à la gare, en voisine, pose ses bras sur mes épaules. En entrant dans son appartement je ne peux m’empêcher de penser à ma mère. Déjà dans la cage d’escalier de l’immeuble je retrouve l’odeur de pierre lavée et d’encaustique que j’associe toujours à ma mère. Puis, à l’intérieur il y a les murs blancs, la courbe qu’ils forment en rejoignant le plafond, il y a les tomettes aux sols, les persiennes qui me rappellent le dernier appartement où elle a vécu à Bastia, qui font de cet appartement un lieu familier. Au matin la lumière et la vision de la mer au bout de l’avenue me ramènent aussi à Bastia. Dans sa chambre Nina a fixé près de la fenêtre un petit portrait de ma mère, très jeune, elle a peut-être l’âge de Nina aujourd’hui. Il y a la présence des cendriers. Il y a les jeux de tarots. Il y a que je me retrouve dans la situation de la mère en visite chez sa fille, à dormir chez elle, et que je peux compter sur les doigts d’une main les rares fois où c’est ma mère qui est venue me rendre visite. Les jours suivants on emporte le Yashica au mont Boron, puis à Arson, puis dans dans l’appartement, on a du mal à l’utiliser, je finirais la pellicule sur le canal Saint-Martin. Je reçois les scans, il y a beaucoup moins d’accidents, mais à nouveau les taches viennent perturber l’image — c’est la dernière pellicule périmée que j’avais chargée dans l’appareil avant d’avoir les résultats de la première, sans l’effet magique des surimpressions je trouve les taches trop présentes. Je suis un peu déçue, me remémore rapidement le hors-champ de ces photographies. Sur le mur une marelle de photographies minuscules, peut-être une planche contact qu’on a découpé, les angles se recourbent, on sent la chaleur, parfois c’est la nuit, on devine des vieilles bagnoles, ce doit être la Grèce, sur l’une d’elle le sourire radieux de Nina alors qu’elle se baigne — elle qui dans l’enfance avait peur de l’eau —, puis l’appartement ensemencé de fleurs de papiers, sur les murs de la chambre, sur les carreaux de la salle de bains, de la cuisine, et les plantes véritables qui lèchent les tomettes, puis les franges soyeuses de l’abat-jour, il y avait presque le même chez ma mère, sauf que les franges étaient dorées, j’adorais les faire glisser sur le dessus de ma main en attendant son retour, c’était une caresse rassurante, puis la tendresse du chat, parce qu’il est comme ça le chat, il en réclame toujours, elle dit que c’est trop mais je découvre la fermeté de son museau contre mon nez et je lui assure que c’est délicieux, puis la cuisine qu’elle prépare avec ses gestes de chef — elle a vu faire ça où ? elle hausse les épaules, mais ça lui fait quand même plaisir, puis les bougies qu’elles transforment avec C en sculptures dégoulinantes sur le balcon, puis dormir seule dans sa chambre, écouter la circulation, les voitures, les tram, les trains, et toute cette lumière, m’inquiéter de la qualité de son sommeil, puis cette manière qu’elle a de prendre le contrôle, de nous diriger dans la ville, la bonne terrasse pour le café, les meilleurs ramen de Nice, les chemins secrets de Boron, puis les pins parasols, les vidéos et l’alarme de la villa Arson, madame en fait il faut sortir, puis l’amie gracile, le visage enveloppé d’un foulard, leurs nez froncés dans des sourires gênés, puis la lumière colorée à travers les perles du rideau confectionné par C, puis une dernière fois la mer iridescente, puis cette distance trop soudaine depuis le wagon du TGV.

mélancolie du geste

Nous avons vidé les cartons de livres sur de grandes tables dressées, nous en avons fait l’inventaire. C’était elle qui nous faisait nous tenir là, comme l’écrivait délicatement Arnold, ce fut un jour étrange… Mélancolie du geste, mémoire en nous et avec nous.

Le sac jaune imprimé posé sur ses genoux faisait à la vieille dame comme des bouquets de fleurs.

Elle a ressurgi, je la laisse faire.

Christine Jeanney rejoint L’aiR Nu, nous organisons une rencontre en visio, faute de mieux. Elle nous présente ses minutes papillon, et un projet de sonothèque, ça réveille d’autres désirs, et me donne envie d’être plus active au sein du collectif.

À Marseille je rejoins les voyageurs descendus sur le quai pour profiter de la chaleur. Plusieurs visages du passé m’apparaissent. Comme j’aime la familiarité avec la ville. À Toulon le train se vide encore, je remonte le wagon pour trouver une place du « bon côté », espérant pouvoir filmer bientôt la côte. Elle se fait désirer, et voilà que la nuit est déjà tombée. À la gare de Nice Nina m’attend, j’aime l’inversion des rôles.

Je lance l’épreuve test de Comanche. Le délai me paraît incommensurablement long, le séjour à Nice fait heureusement diversion. Nous partons vers la mer, prenons le café cours Saleya, mangeons une socca vers le port, devenons fleurs au Mamac, parlons comme nous ne le faisons que trop rarement. L’occupation de la villa change un peu la donne, je dors seule chez Nina.

Nous marchons dans les sentiers du Mont Boron, Nina a le Yashica en main. Nous mangeons des ramen en ville. Retour à la villa Arson, cette fois une belle lumière. Nina rejoint ses camarades à l’occupation de la maison rouge, je visite l’expo, filme, photographie. Dans la soirée je retrouve A au Mamac pour une projection de courts-métrages en plein air, après La fleuriste d’Alain Cavalier on abandonne, le vent est glacé. Je dîne chez A, Nina passe la nuit à Arson.

Arson, à la sauvette

En arrivant à Nice on pensait en voir plus de la Villa Arson. Malheureusement, pas d’expo programmée. Il fallait se contenter des jardins.

Nous nous sommes tout de même glissés dans le hall pour accéder aux terrasses, admirer la ville depuis la colline, nous retourner et découvrir la façade rouge.

Le bleu avait déserté, on se sentait un peu hors la loi, on a pris des photos, à la sauvette.

Je me disais que faire ses études ici ça devait être plutôt une chance, Nina m’a dit que quand elle avait un coup de mou elle allait sur les terrasses, et ça passe.