la forme des gestes

Le journal s’écrit à la hâte. Marseille. M’y sentir toujours plus liée à force d’arpentages, d’inscrire toujours plus mon corps dans la ville. M’y sentir liée mais pas suffisament pour renoncer aux rituelles traversées d’Endoume et Plaine, à la virée plage du Prophète, aux cantines fétiches, pas suffisament pour avoir la volonté de m’y perdre. On a cependant découvert le sentier douanier de la Côte Bleue. Sur la carte SD, des pins surexposés, la mer saturée de soleil, des roches et des ponts. Traversant le passage souterrain de la gare de l’Estaque avec Alice, penser à Chawton, à ce couloir du temps dont ne trouvions plus l’entrée au retour.

M’être davantage consacrée à lire et écrire, c’était inattendu et rassurant. J’ai fini bien à propos par Éloge des fins heureuses de Coline Pierré que j’ai trouvé tellement réjouissant. Lecture qui m’a d’ailleurs poussée à réécrire une scène du projet pour la Marelle : un personnage devient féminin, et c’est toute l’atmosphère de la scène qui est transformée. Des Elles au pluriel, ça change la forme des gestes, l’énergie d’une séquence.

Quitter Marseille et trouver ça brutal. Marcher. Retrouver Agnès et Delphine, projeter une semaine en septembre dans un atelier de gravure. Rencontrer la mélancolie d’Edi Dubien au Musée de la Chasse et de la Nature.

Suzanne Valadon à Beauboug, lui trouver une ressemblance avec Nina d’abord dans un autoportrait dessiné à la sanguine, puis sur une de ses photographies. Devant un de ses paysages — sans doute celui qui me touche le plus, je la trouve meilleure portraitiste, et l’usage du cerne noir finit par me lasser — je pense à un tableau précis de mon grand-père. Se dire que ces deux là auraient bien pu se croiser, malgré la grande différence d’âge.

Depuis Nice, peut-être d’avoir vu autant d’avions traverser le ciel, je suis obsédée par Lindberg, la chanson de Robert Charlebois. En vérifiant la date de sa sortie,1968, j’imagine que forcément mon père a écouté et aimé cette chanson, alors qu’il venait de quitter le Québec pour l’Algérie. Écrire la description d’un trajet depuis l’aéroport d’Alger à une villa sur la côte vers Zéralda, avoir l’impression de comprendre quelque chose de la ville, je prendrais quand même la précaution de faire relire l’itinéraire à une amie Algéroise.

La perspective de passer le mois d’août à la villa Deroze me fait déjà rêver. Découvrant des images inédites du lieu je sais bien qu’il me sera impossible de seulement écrire. Je pense déjà photographie, cyanotype, travail sur le motif. Une scène du projet devrait s’y dérouler. J’achète nos billets de train.

Ce n’est pas la vérité qui nous bouleverse

L’enfant dans le train ébloui par le colza, regarde papa on dirait que c’est de l’herbe jaune mais en réalité ce sont des fleurs MINUSCULES. Son émerveillement palpable. Et le père répond que oui c’est du colza, et qu’enfant, il appelait ça de la moutarde et le fils s’étonne que son père puisse être aussi crédule, tu croyais vraiment que c’était de la moutarde ? 

Tu me demandes le titre d’un livre que nous avons lu tous les deux plus jeunes, tu précises deux tomes énormes, je te réponds sans hésiter L’homme sans qualités. Si je me souviens précisément de l’époque où je l’ai lu, je crains d’avoir peu de souvenirs du livre, mais cette réponse immédiate, presque instinctive, donne à ce souvenir une densité qui me réconforte. Dans l’appartement où nous logerons à Marseille je découvrirai dans la bibliothèque les deux tomes du Musil, dont la tranche est décolorée par la lumière.

Au musée Matisse, le vertige du temps, l’émotion intacte devant les dessins et les peintures, la matérialité du papier, les couleurs, une sensation d’intimité, tout est là, à portée, qui donne envie de peindre, de découper. Même si nous avons décliné notre identité à l’entrée, le sentiment d’être passagers clandestins à la Villa Arson, l’école est fermée aujourd’hui, Nina nous guide au pas de course, comme elle le fait souvent, avec son énergie décidée. On grimpe les escaliers presque en cachette, on évite le directeur sur les terrasses, on rit, bref sentiment de transgression.

Nina travaille sur une édition de notre journal filmé. Devant les photogrammes elle ne sait pas toujours à qui attribuer certains plans. Parfois nous-mêmes doutons, parcourant les mêmes lieux, dans des temporalités parfois proches, les plans deviennent des objets flottants, indistincts. C’est peut-être la force de notre journal, notre effacement derrière les images pour recomposer un corps d’expériences, de lieux, de temps partagés.

Nuages accrochés aux collines, pluie continue. Nous regardons avec Nina un documentaire de Dominique Cabrera, Le Cinquième plan de La Jetée. Le cousin de la réalisatrice croit se reconnaître enfant dans un plan du film La Jetée : sa silhouette de dos, ses oreilles décollées, le manteau et la coiffure de sa mère. À partir de ce détail infime, Dominique Cabrera mène une enquête, d’abord intime et familiale, pour glisser vers le cinéma lui-même, Chris Marker devenant à la fois sujet et guide. Le film semble être un prétexte pour remuer le passé, faire parler les images, faire revivre les absents. Peu importe la vérité, on est bien plus sensible aux coïncidences, aux connections constantes. Ce n’est pas la vérité qui nous bouleverse, mais l’impression de l’effleurer. Je pense à la photo de la place de la Concorde au moment de la libération découverte chez ma tante, et la légende de Marie-Louise indiquant la présence de mon père sur l’image. Je pense à Philippe agitant une loupe au dessus des photographies dans la maison de Lasne, à l’exposition Memories of the Future visitée le lendemain à Bruxelles. Je pense que ça va bientôt faire trois mois que j’ai écrit aux archives de Caen. Je pense qu’il y a un endroit où j’espère retrouver un visage.

Marseille, la familiarité. Nous logeons au cinquième étage d’un immeuble situé sur une des collines de la ville. Un balcon étroit fait le tour de l’appartement, on s’y tient prudemment, le mistral est de la partie. La vue est à couper le souffle, je m’étonne d’une perspective inédite sur le massif des calanques et les tours du Roy d’Espagne. Je me demande sur quelle colline nous n’avons pas encore vécu dans cette ville. Alice nous rejoint. Le lendemain nous grimpons lentement vers les hauteurs du parc Longchamp. Mais nous comprenons très vite qu’il y a empêchement. Un gardien nous tue les tympans à coups de sifflet stridents. Le parc ferme. On se regarde, incrédules, quelle urgence justifie de déployer une telle force ? Pour les intempéries s’excusera un gardien croisé à la sortie, lui-même ne semble pas y croire. Désormais c’est comme ça que ça se passera ? On nous chassera brutalement des jardins à cause du vent ou autres averses ?

« j’ai continué à réfléchir, et plus je creusais la question et plus je me disais que tout communique, plus je creusais la question et plus je me disais qu’il fallait creuser les questions, chaque question, que c’était ça l’urgence, s’arrêter et creuser chaque question, ce qui demande un temps fou c’est vrai, et alors, au moins pendant ce temps je ne construisais pas des trucs débiles et hideux et qui détruisent tout. », Juliette Mézenc, Bassoléa ou de l’herbe dans le ventre.

campagne pastré

le journal est en pause, je vous invite à lire ce texte en réponse à l’invitation de Laure Humbel.

Tu me posais des questions sur Marseille auxquelles je ne savais pas répondre. Je tentais de me justifier, je n’y avais vécu que trois ans, à un âge où je n’étais pas curieuse de la ville, où l’on se contente du parc aménagé au pied de l’immeuble, de la traverse Paul vers le collège, des plages artificielles du Prado. Première année au lycée, premières explorations, Belsunce, Noailles, le cours Julien, l’appartement de la Cité Radieuse où vit mon amie Christine. Les quelques visites en famille à la cousine Augusta du côté de la Corniche, je ne peux guère être plus précise, je ne me rappelle que la proximité des Catalans. La maison du Grec à la Pointe Rouge. Une virée dans les calanques, une semaine à camper sur un bateau au Frioul. De ces moments je ne retiens presque rien du paysage, mais les sentiments. Le sentiment d’échapper, le sentiment de l’espace, le sentiment amoureux. Puis nous quittons Marseille, j’ai quinze ans et j’emporte le souvenir de chambres adolescentes, de cachettes pour fumer, de pierres brûlantes. C’est en y revenant avec toi que la ville reprend forme, j’y ai bien plus de repères que ce que j’imaginais. J’en comprends sa longueur, sa lumière, son bruit. Marseille tu l’as immédiatement aimée, et ce lien que tu as créé avec elle a réveillé mon attachement, jusqu’à la prétendre mienne. Nous revenons souvent. Cette année nous revenons encore. Notre hôte à Endoume édite des guides de balades, nous en feuilletons plusieurs, nous nous décidons pour la campagne Pastré, promesse d’un dépaysement absolu entre mer, collines, immenses jardins, ruisseaux, lacs, étangs. Pastré est un nom familier, il y a sur place un centre équestre où durant mes années de collège plusieurs filles de ma classe allaient monter. Je les enviais, j’enviais leurs pantalons d’équitation moulants, leurs bottes hautes, leurs ventres musclés, leurs cheveux longs noués sous la bombe, j’enviais l’assurance qui allait avec monter. Nous entrons dans le parc, nous franchissons le miroir étroit du canal, il y a cette sensation immédiate de la beauté. Face aux pins, sous les chênes, devant la rade et l’archipel du Frioul, sous la lumière, la promesse est tenue. Je tente quelques photographies mais je ne sais pas capter la lumière, ni les verts qui blanchissent, ni les verts qui saturent, la beauté s’échappe. Et déjà nous descendons, le centre équestre est désert, mais l’air est imprégné de son odeur. Je vois flotter les silhouettes des jeunes filles aisées. Nous avons en tête d’explorer les ruelles de Montredon, nous déjeunons sur la plage. J’observe la succession de pointes
rocheuses qui s’estompent dans la distance. Chaque baie semble retenir une part d’enfance. Je n’y ai pas de souvenirs précis, j’ai l’impression d’y déposer ce qui me reste de mémoire, comme si cette distance avec la ville, sa manière de se déplier vers le nord me permettait de dérouler ma mémoire, d’entreposer dans chaque échancrure une image, l’illusion d’un souvenir.

le blog de Laure : https://laurehumbel.fr/

on devrait venir plus souvent

À peine le pied posé sur le quai de la gare Saint-Charles, extase sous la lumière, on devrait venir plus souvent. Valises posées à Endoume, puis la Friche, écouter Anne Savelli et Pascal Jourdana. Échanges intenses. En quittant la Friche nous croisons par hasard C que je dois justement voir pendant le séjour. L’improbabilité de notre rencontre me réjouit, à l’image de l’improbabilité de notre amitié au temps du lycée.

Matin, la tête sur l’oreiller, des enfants sous nos fenêtres, leurs talons vifs sur le trottoir, leurs voix, cris, chants, l’ensemble comme une nappe compacte, difficile à décrire. Le café avec Fanny et Anne, accueillir Alice à la gare, allons voir la mer pour la première fois depuis notre arrivée, diner avec la bande, impulsions vitales, nous évoquons le projet à quatre mains, en serons-nous capables ?

Arrivée de Nina, le sentiment d’être complets. Déjeuners et promenades rituels. Faire semblant de se perdre dans le Roucas. Elle nous raconte son meuble à souvenirs, comment elle a commencé à écrire son mémoire. Impossible de retrouver l’endroit ou vivait A, il me semblait qu’elle habitait la Corniche, mais je suis incapable de reconnaître l’immeuble, je ne sais pas ce que j’attends de ce repère, comme si les lambeaux d’histoire devaient surgir d’un espace tangible.

C me donne rendez-vous au café de la place de la Corderie, elle me précise, celui dans l’encorbellement, j’aime qu’elle utilise ce mot, et qu’elle choisisse ce lieu que j’avais repéré la veille. Ce que je découvre de son enfance, je ne me souviens pas que nous en ayons parlé sur les bancs du Lycée Thiers, mais il me semble évident aujourd’hui que c’est à l’origine de notre lien.

Cimetière Saint-Pierre, immense, je glane quelques portraits sur médaillons, surtout des visages de femmes. Nous repartons depuis la Timone, je découvre les bâtiments immenses de l’hôpital, je ne peux m’empêcher de penser à la détresse de M à l’époque de notre vie à Marseille.

Nous marchons sur les hauteurs de Pastré, je me souviens que collégienne j’enviais les petites filles aisées qui y pratiquaient l’équitation. L’exploration Montredon, la ville à distance, mes souvenirs aussi.

De l’autre côté de la ruelle il y a une construction qui me fascine. Une baie vitrée reflète le bleu du ciel et un pin immense, qui la protège. Et la petite fenêtre avec son carreau cassé, comme une invitation à entrer, la dentelle des rideaux à mi-hauteur, l’accumulation de linge coloré, le désordre est beau, porte une histoire, je pense à la photographier plusieurs fois mais la plupart du temps elle est dans l’ombre.

Au Pharo, la sensation d’été, la chaleur humide comme à Bastia, l’effet de glissement des masses du fort Saint-Jean et du Mucem, La Major dont je n’avais aucune image avant de revenir ici avec Philippe, les navires rouges qui partiront pour la Corse ou l’Algérie. Il y a presque un plaisir à quitter la ville, parce que je sais que je vais revenir.

les actes manqués

Retour à la Vieille Charité pour un café, puis le FRAC. En me déplaçant dans la ville je savoure le lien qui se renforce depuis les séjours réguliers que nous y faisons, impression que la beauté c’est aussi ce qui nous est familier.

Le mistral a refroidi la mer, une aubaine pour les poissons, ça me réjouis momentanément. Ciel en feu comme chaque soir depuis notre arrivée, le ciel est sans doute ce qui me manque le plus à Paris.

Depuis Notre-Dame de la Garde, filmer chacun un plan au même moment, d’un point de vue différent, que nous intégrerons dans le montage d’août du journal familial. Nous marchons dans le quartier de mon ancien lycée, je redécouvre la place Notre-Dame du Mont. Depuis la cour de la Cantinetta, j’observe le cuisiner s’agiter dans sa loggia, lui trouve un air de Nanni Moretti.

Aux Goudes, des baigneurs à l’abri de criques plus ou moins accessibles, nous préférons marcher. Nous déjeunons dans le restaurant le moins fréquenté, le patron hâbleur nous demande d’où nous venons pour mieux nous raconter sa vie ensuite, il nous offre les cafés au prétexte que je suis corse, comme lui. Marche jusqu’à l’église de Montredon, en contrebas le village attire, mais peu probable d’y trouver un troquet, nous choisissons le pub face à l’église, avec Alice nous pensons immédiatement au voyage anglais.

Déjeuner au Dugommier, j’affirme aux filles que chaque fois que nous venons ici nous rencontrons quelqu’un, mais c’est août, et presque désert. En arrivant à la Belle de Mai, surprise de rencontrer Annabelle, nous parlons et je réalise que je n’ai pas produit de vidéo depuis trop longtemps. En voulant filmer une installation je m’aperçois que j’ai oublié de remettre la carte SD dans l’appareil et que j’ai égaré celle de secours. Alice s’échappe, elle rentre à Paris.

Nous prenons un café à proximité du Vieux Port avec Nina avant son départ. Dans l’après-midi première baignade plage du Prophète, j’aime voir la ville en surplomb. Devant nous sur la plage, alors que ses enfants sont partis se baigner avec leur père, la mère remet de l’ordre, secoue les serviettes, redresse le parasol, j’aime son énergie, sa manière ensuite de poser son corps sur le sable, son front sur ses avants-bras.

Réveillée par un cauchemar, sur mes lèvres la sensation des baisers que je posais sur le front de Philippe blessé. La lumière n’est pas habituelle, la ville s’efface dans la brume, je n’avais jamais observé ce phénomène à Marseille. Je n’écris pas comme je l’avais imaginé, je fais très peu de photographies, les actes manqués se multiplient, je décide que ce n’a pas tant d’importance.

présence de ma mère

Ici la nature est intense, les cigales presque trop bruyantes.


Nous traînons après le dîner sur les transats, la lune éclaire la nuit, j’écoute mes amies, leurs voix qui baissent. Je commence à compter les jours, non que je ne sois pas bien ici mais la perspective de nous retrouver tous les quatre à Marseille me rend impatiente.

Nous égrenons la lavande, son parfum entêtant ne me décourage pas, j’aime m’absorber dans ce geste.

Difficultés avec l’atelier d’été, je ne sais pas si je fais bien de m’accrocher au manuscrit commencé il y a deux ans, me sens démunie.

[Cauchemar]. En visite chez mes parents, avant de frapper à leur porte je croise une femme qui me charge de leur annoncer leur expulsion prochaine, quand j’essaie d’en parler à ma mère je devine qu’elle sait, sa honte et sa peur, la réalité me rattrape, je sors du cauchemar, mes parents sont morts et ça me soulage. 

Nous nous retrouvons devant la gare, je souris de la voir comme à son habitude si peu chargée. Nous sommes en avance, prenons un café et un croissant au soleil, dans le train nous passons un long moment dans la voiture bar, profitant du travelling horizontal en longeant la côte.

Belle exposition au MAC, m’amuse que ce musée soit à deux pas de l’endroit où j’ai vécu trois années de mon adolescence, dans un quartier résidentiel sans intérêt, en sortant passage rapide au pied de l’immeuble, des visages surgissent, puis la traverse Paul que j’empruntais pour aller au collège. À la sortie du parc Borély, nous avisons une pizzeria peu fréquentée dont la patronne ressemble à Annie. Alice nous rejoint dans la soirée.

L’exposition Baya à la Vieille Charité, plusieurs représentations de mère et enfant particulièrement émouvantes, visages et regards tendus, un film tourné aux alentours d’Alger, des bijoux kabyles, le chatoiement des couleurs, les extraits d’un documentaire où l’on retrouve l’artiste à la fin de sa vie, présence de ma mère.

la ville ne nous appelle plus de la même manière

Le temps change. Le vent se lève, s’engouffre dans les conduits, produit des sons d’orgues. Dans le cadre de la fenêtre j’observe la pointe d’un cyprès qui oscille. Après le café avec N et M dans leur appartement de la Conception, lent retour à Bompard, je fais plusieurs détours malgré la pluie fine qui se met à tomber.

Nous traînons comme un dimanche, la ville ne nous appelle plus de la même manière, nous la connaissons suffisamment pour ne nous obliger à rien. J’ai envie d’aller voir la mer encore, nous traversons lentement le parc au pied de l’immeuble avant de rejoindre la corniche. Quand j’étais adolescente à Marseille je ne comprenais pas sa géographie, hormis celle toute proche du quartier ennuyeux où nous vivions, et les alentours du lycée, mais je l’aimais déjà.

Nous allons vers les docks, à quai un ferry rouge de la compagnie Corsica Linea, le Vizzavona, c’est le nom d’un de ces grands cols de montagne dont la traversée nous rendait malades à l’arrière des bagnoles. Un instant ça me traverse, et si on montait à bord du ferry ? Le temps change, nous sommes piégés par ce leurre, prendre un train tard comme si vraiment on allait profiter de la ville pendant que la valise patiente à la consigne, l’air est gris et je ne peux m’empêcher de penser au départ.

Fermer les yeux, convoquer la nuit sur la baie, les façades usées de Noailles, le reflet sur la mer à Marseilleveyre, le clocher qui s’inscrit pile dans la surface de l’eau, entre l’horizon de la ville et la base de la côte à l’arrière, la baie vitrée de la chambre du vallon des Auffes où j’aimerais dormir, la jetée de la Joliette, les détails dans lesquels je trouve un réconfort.

Une fine poussière ocre recouvre les vélos. Je me souviens de ma mère à Bastia, pestant contre le sable qui entrait dans la maison, mais quand elle disait C’est le sirocco, il y avait dans sa voix une certaine tendresse.

Publication d’un nouvel extrait de Comanche — Gwenn me demande, Un livre en gestation ? Incroyable comme cette idée du livre m’a encombrée, m’a éloignée du sens de ce travail. Finir, le livre on verra après. Le soir, la lumière irréelle, ça change la perception du temps. Je remonte le canal à vélo, je me maudis d’avoir laissé l’appareil photo à l’atelier. Philippe rentre un peu plus tard, Vous avez vu cette lumière de dingue dehors. Il a fait plein de photos, je suis dépitée comme une enfant, Je t’en donne une si tu veux.

En partant à l’atelier je photographie les fleurs du quai de Valmy, me prends à rêver du Japon encore. Le soir nous concrétisons le voyage de mai à Athènes, ce sera la première fois, ça me parait bien plus irréel que la lumière de la veille.

ce mouvement du cœur

Je reçois un message de Dodo, ils attendent des réfugiés ukrainiens d’un jour à l’autre, je devrais dormir sur le canapé lors des retrouvailles prévues en avril pour la dispersion des cendres de Claude. Ce sera — comme elle me l’écrit — un week-end de Pâques bien particulier.

Derrière la baie vitrée, à l’étage, le jeune homme qui nous fait signe, au bout de quelques pas Alice pense que c’est surement un ami du lycée. Souvent elle croit reconnaitre des connaissances dans la rue, souvent elle se trompe, pour ça qu’elle n’a pas répondu au signe du jeune homme. Elle finit par envoyer un message à l’ami perdu de vue, ce n’était pas lui. Je me réjouis silencieusement de ce moment de confusion qui l’a poussée à contacter l’ami, l’envie de renouer les fils, c’est presque maladif chez moi.

Je retrouve G en bas de son bureau, dans un de ces beaux passages du faubourg, à deux pas de mon atelier. Elle me tend un sac empli de confiseries délicieuses rapportées du Liban, je la serre furtivement dans mes bras, nous prendrons le temps à mon retour. Le froid glacial, le bleu intense, des nouvelles que je ne comprends pas. Le soir je glisse quelques confiseries dans la valise pour Marseille.

Gare de Lyon, galerie des fresques, nous marchons vite, j’aperçois un drapeau ukrainien, je devine après les familles rassemblées autour, mon cœur se serre, tristesse, impuissance, confusion. À Marseille nous logeons au sommet d’un immeuble, en haut d’une colline, la ville se déploie sous une lumière presque crue. Dans la bibliothèque il y a le Lambeaux de Juliet, des mois que je ne l’ai plus ouvert.

Avant d’entrer au Dugo, Philippe jette un œil dans la salle, chaque fois il retrouve ici une connaissance, le hasard. Cette fois, près du bar, Emmanuel Salinger déjeune, seul, mais nous ne le connaissons pas vraiment. En attendant Nina au bout du quai, je me demande si les parents de Philippe ont toujours ce mouvement du cœur quand nous venons les voir.

Nous montons dans le mini bus qui va de Montredon à Callelongue, le chauffeur plaisante avec la seule autre passagère, une vieille femme, son cabas chargé de courses, il la connait bien, des années qu’elle prend ce bus plusieurs fois par semaine. Avant le dernier virage il nous prévient, C’est le moment de sortir l’appareil photo, il y a là une de ces lumières, il fredonne la chanson de Trenet.

Après le départ de Nina, nous déjeunons, traînons un peu en ville, puis nous rentrons à l’appartement par un nouveau chemin — j’aime ces moments trop rares où nous tentons de nous perdre. Le temps tourne, la ville perd ses notes chaudes. Puis la nuit tombe, partout des lumières, curieux comme cette ville me rappelle toutes les autres villes, sans doute pour ça que je l’aime tant, cette fois je pense à San Francisco.

en hiver les arbres vivent au ralenti

Relecture des fragments Face mer avant envoi à F, un peu le trac, bien sûr on le fait, pas forcément quatorze images… Il en reste pas loin de cent cinquante, je les recadre, au moins aligner l’horizon, peut-être faire un montage vidéo, avec les sons de la mer que Philippe a enregistrés.

Revoir les photos de Marseille pour la mise en ligne du journal, en poster une cette semaine encore, quitter doucement la ville, ce soir (13 novembre) Michèle Dujardin sera aux Arcenaulx pour présenter le très beau Hauts Déserts, nous avons Marseille en commun, cette vue pour lui faire signe.

Retour rue de Charonne intense, je m’aperçois que je n’évoque jamais ma vie professionnelle par ici, vraiment l’impression d’avoir une double vie désormais, mais cette semaine c’est la sortie de notre livre, c’est un livre de motifs, à effeuiller, un chantier d’un autre ordre, très accompagné, avec une belle équipe, qui prend beaucoup de place cette semaine.

J’aborde la réécriture du Comanche, je renoue avec le tu, ça me libère. Je crois que j’ai un plan, est-ce que je vais m’y tenir ?

Le bouleau est encore très feuillu, je vérifie sur internet ce qui provoque la chute des feuilles, apprends qu’en hiver les arbres vivent au ralenti, j’ai dû le savoir mais ça résonne autrement aujourd’hui.

Dans l’appartement des miettes de papier découpé, Alice en phase d’écriture/collage sème, jusque dans les plis du drap qui recouvre le canapé, j’envie ce temps qu’elle y accorde, me souviens d’heures passées à pointiller au rotring, dans la mécanique et la lenteur trouver une voix. Je me sens prise dans l’urgence, comme chaque fois que je replonge dans le Comanche, j’entends ma mère, qui veut aller loin ménage sa monture, ça me faire rire, elle l’impulsive.

Les journées folles, je ne fais pas de photos, ou la nuit, la nuit qui tombe beaucoup trop vite. Au déjeuner au moment de prendre ma fourchette une hésitation, ma main gauche molle, comme détachée de mon corps, j’hésite, je ne suis plus sure d’utiliser la bonne main, ça m’angoisse terriblement, puis les sensations reviennent.

le secret de l’écriture

La situation incroyable de l’appartement fait de la pluie un spectacle, depuis la véranda je prends des photos, beaucoup, un peu excitée par un projet qui prend forme. Nous finissons par sortir sous quelques gouttes, au retour Philippe s’étonne d’une lueur au loin, tu crois que c’est le soleil ? C’est vers Martigues, c’est au nord, ce n’est ni l’heure ni le lieu, dans la soirée Alice guette l’information sur les réseaux, un peu inquiète.

Camille R commente la photo postée sur Facebook, je l’ai prise depuis l’appartement, elle me dit qu’elle adore cet endroit où elle passait ses étés adolescente, elle nageait autour du rocher, cette proximité me touche. Le ciel d’hier, c’était un brulage à la torche, ça se pratique couramment sur les sites pétrochimiques, on observe la lueur le soir suivant encore, dans la nuit c’est même spectaculaire, personne ne semble s’en émouvoir, sur la corniche elles s’interrogent à haute voix, on dirait un truc nucléaire, elles sont très calmes. Retrouvailles avec les parents de Philippe à l’appartement, nous les raccompagnons à notre tour, nous nous amusons d’être voisins à Marseille.

Le Mucem, nous nous contentons des extérieurs, je suis toujours étonnée par la photogénie du lieu, la lumière qui joue dans la dentelle de béton, un code visuel de la ville désormais. Nina arrive à son tour. L’échange autour des pdf, j’avais le trac, mais François pose toujours les bonnes questions, je comprends un truc dans l’instant, puis ça m’échappe, et il replante le décor du Comanche, les photos, l’enquête les déplacements, ça chauffe au niveau des joues, c’est comme un rappel à l’ordre, ce n’est certainement pas son intention, c’est comme ça que je l’entends. Catherine S évoque le secret de l’écriture, l’impression que pour moi ça dure cinq minutes le secret.

Marche sur la corniche au soleil, je m’accroche au paysage, à la lumière, je dors peu depuis l’arrivée. Le projet pour la revue web s’écrit au quotidien, s’en tenir à la temporalité du voyage, chaque jour écrire sur le motif, laisser remonter les souvenirs, photographier aussi les iles, attraper les incroyables changements de lumières sur la mer, au fil des heures et des jours, peut-être faire un film en montant toutes ces images.

Le temps glisse, je renonce aux retrouvailles imaginées avec E, S, N… c’est souvent comme ça, le voyage trop court, le temps nécessaire pour écrire, la fatigue qui rattrape.

Le Frioul, le vent qui saoule, depuis cinq jours j’observais les îles depuis la rive, la joie de passer de l’autre côté, de redécouvrir les sentiers caillouteux, les calanques, la lumière splendide, je ne me souviens pas où précisément était amarré le voilier du père de Jef durant l’été 84. Un message de Juliette C, elle est arrivée à Coaraze, j’aime l’imaginer dans le merveilleux de ce lieu, je pense à Pierre B. Au retour, nous buvons un café sur le vieux port avant de dire au revoir à Nina.

Rendre les clefs de l’appartement, notre hôte surpris par cette histoire de torchage, il n’en avait jamais entendu parler. Après un café sous le soleil chaud — le vent est tombé — nous quittons Alice à la gare, faisons quelques photos de L’esprit d’escalier au pied des marches, nous passons devant le Dugommier, l’hésitation, Philippe regarde à l’intérieur, ses parents y déjeunent, nous les surprenons, mangeons finalement ensemble, les raccompagnons à la gare. L’exposition de Stéphane Duroy au studio Fotokino me donne des envies de collage. Nous retournons vers Saint-Charles, c’est la troisième fois aujourd’hui, on ne pouvait pas quitter Marseille brutalement, tous ensemble. En attendant le train Philippe me dit que je tiens quelque chose avec mon texte pour la revue, ça me bouleverse, une perspective pour Le Comanche, que j’ai du mal à formuler, dans l’échange tout s’éclaire, l’impression de sortir de l’impasse.