à bas bruit

Je crois que je suis en train de perdre le goût des plats de ma mère. Je peux encore nommer chacun d’eux, ses quelques spécialités, elle n’était pas aventurière, n’a jamais ouvert aucun livre de recettes, c’était une cuisine simple, transmise de mère à fille. J’essaie de les convoquer, je le sens, les saveurs se dérobent.

Nous déjeunons à l’ombre d’un magnolia et c’est la première fois. La lumière filtre à travers les grandes feuilles vernissées. Puis nous allons sur l’île Verte. Nous en faisons le tour émerveillés. Tout est beau. Nina me dit ce n’est pas l’eau qui est claire, mais les roches, les fonds marins. La transparence vient du dessous.

Laure vient passer une journée à la Villa pour écrire, sa capacité de concentration m’impressionne, le silence se modifie autour d’elle. Le lendemain déjeuner avec l’équipe de La Marelle et les propriétaires de La Villa, dans la pièce où habituellement nous écrivons Philippe et moi. Sur la table de la salle à manger, nos outils déplacés pour laisser place aux assiettes, comme à la maison.

Le temps s’accélère. Le temps tourne. Je pense aux photos que je n’ai pas prises. Les raies de lumière en pointillé au-dessus du lit le matin, des détails dans la bibliothèque, les ombres mouvantes des arbres dans l’entrée. Avec Philippe nous lisons nos textes à voix haute, chacun la voix de l’autre. Les répétitions se révèlent, semble, comme, presque, lentement.

Le dernier soir le vent s’est levé. Il y a une petite mélancolie dans l’air, Jiwon dit qu’elle est triste de nous voir partir. Elle nous prépare des makis au thon cuit que nous mangeons dans la véranda, elle lit la poésie de Han Kang dans sa langue maternelle, Philippe l’enregistre. Elle joue l’air de piano du premier soir.

Nous retardons le retour par une pause à Marseille. Descendre le boulevard d’Athènes, et le sentiment de familiarité. Café prolongé en déjeuner avec Nicolas Tardy. Moisson de livres pour l’anniversaire d’Alice à La Friche. Café d’au revoir à la La Marelle. Traversée des deux tiers de la France, paysages et ciels changeants. À Paris il a plu. Les panneaux publicitaires agitent leur mécanique en va-et-vient, vantent une bière fusion agrume et le journal de Léa Salamé. Tout cela m’arrive comme d’un autre monde dont je me sens très loin. Les filles nous accueillent à la maison, nous regardons ensemble un Hitchcock.

Dans la nuit je me réveille. Un bruit dans la chambre, un petit grattement. Tu ne dors pas ? J’entends un bruit. C’est sûrement un insecte. J’entends ses ailes maintenant. Je me souviens du battement d’un papillon de nuit caché derrière un tableau du salon, l’étrangeté du son que nous ne comprenions pas. Les choses s’éteignent à bas bruit, ces petites disparitions que l’on devine sans jamais pouvoir les retenir.

alors que tout le monde se presse autour de moi

Arnold m’envoie une photo des dernières affaires d’ A-M, posées devant l’immeuble du passage du Chemin Vert. Sur un des cartons on peut lire « en route vers votre nouvelle destination ». Les volets clos, le panneau publicitaire de l’agence immobilière et la tristesse qui envahit. Il m’arrive souvent de photographier ces vies étalées sur les trottoir, d’imaginer le départ, la disparition cachée derrière, presque toujours je pense à une femme.

Pendant quatre jours ils sont restés près de l’avion à attendre qu’on les retrouve. Elle a déchiré des vêtements pour protéger les blessures de ses frères. Ils ont pris la farine de manioc transportée dans l’avion. Ils ont commencé à marcher à travers la forêt. Elle ne savait pas comment sortir. Ils ont laissé des indices aux endroits où ils dormaient. Cette histoire n’a pas fini de nous fasciner.

Il est assis sur le siège avant de sa voiture, portière ouverte, son corps tourné vers l’extérieur. Il trempe du pain dans l’huile d’une boîte de sardines, je remarque ses pieds mal chaussés, que la vitre arrière est remplacée par un tissage d’adhésif brun, je comprends que sa voiture c’est sa maison.

Je ne la reconnais pas, ni dans la salle, ni en terrasse, je me convaincs un peu trop vite que ce n’est pas le bon endroit. Je ne suis pas loin des Buttes Chaumont, décide de traverser le parc. C’est la première fois que je le fais à cette heure en été, le soleil déjà très bas poudre le sommet des herbes d’une lumière presque orange, je pense à la colline de Philopappos, c’était je crois notre dernier soir à Athènes, je regrette de ne pas avoir pris mon appareil photo.

Je renonce au Vélib pour prendre le temps de photographier les roses trémières sur le chemin, elles s’en donnent à cœur joie dans les bacs de végétalisation de la ville, d’après Philippe c’est du chiendent, je me souviens de celles qui poussaient devant les villas d’Edenville, elles me faisaient penser à d’élégantes marquises. Je tourne autour d’un papillon, doucement pour ne pas l’effrayer, alors que tout le monde se presse autour de moi, malgré la chaleur accablante.

Dans la salle il fait chaud, M ne se sent pas bien, se lève pour sortir, je ne pensais plus à elle mais on entend un bruit de chute, des voix, de l’agitation, enfin comprendre qu’il s’agit de M, nous sommes avec F les mieux placés en bout de rang pour nous approcher d’elle, la découvrir inconsciente, mise en PLS, autour déjà trois personnes en action, son regard effrayé au réveil, je ne me sens pas très fière, préoccupée par cet instant où j’ai eu peur de m’approcher d’elle.

Elle monte dans le métro presque désert, le reconnaît et elle sourit, surprise de le retrouver là, elle s’assoit en face de lui, il a les yeux rivés sur son téléphone, un casque sur les oreilles, ne la voit pas, elle me regarde, me sourit, me fait entrer dans la connivence de leurs retrouvailles, elle reprend son sudoku, puis le regarde, sidérée qu’il ne prête pas attention à elle, il ne bouge pas, elle me regarde, vérifie que je partage son étonnement, on se sourit encore, elle se décide à le toucher d’un petit coup de genou, il lève la tête, ça fait deux minutes que je suis là, il enlève son casque, tout doucement, oui je sais.

25 rue des Marais

atlas Jacoubet, Paris, détail

À la mi-juillet 1851, Baudelaire est de retour à Paris, au 31bis rue des Marais (ou rue des Marais du Temple, ou rue des Marais Saint-Martin) puis chez Jeanne Duval, au 25 de la même rue. Comme la plupart des lieux où il a vécu, cette maison a disparu, la rue elle même n’existe plus. La rue des Marais reliait la rue du faubourg Saint-Martin à la rue du Temple, en 1855 Haussmann à l’œuvre perce le boulevard de Magenta, arrache en son centre le côté impair de la rue des Marais et la caserne Vérines en recouvrira l’extrémité. Sa proximité avec le lieu où je vis aujourd’hui, le fait que nous nous soyons installés à Paris rue de Malte de 1996 à 1999, mon goût des signes… c’est là que j’irais sur les traces du poète. Commencer par l’étude de plans anciens pour recouper les informations, comprendre qu’il reste aujourd’hui quatre fragments de la rue des Marais, sous les noms de rue de Nancy, place Jacques Bonsergent (uniquement le côté pair de la rue), puis rue Albert Thomas, enfin rue de Malte. La rue de Nancy s’inscrit dans le prolongement du passage du Désir, c’est une voie étroite et calme à l’architecture mixte dont le tracé n’a sans doute pas bougé depuis 1851. Rien ne laisse deviner la présence de Baudelaire, aujourd’hui quelques immeubles haussmanniens parmi des bâtiments d’un ou deux étages — la direction de la sécurité de proximité parisienne, l’espace Japon, des hôtels endormis — de la brique, de la pierre de Paris, de la pierre de Taille. L’immeuble du n°11, plus étroit, suggère un bâti plus ancien. Je prends quelques photos sans conviction, ce n’était pas ces bâtiments, ni ces portes, ni ces fenêtres, ce n’était pas ces hauteurs, ces enduits, cet asphalte, si je veux des pavés il me faut retourner sur les bords du canal. La rue dessine une légère courbe avant de se jeter sur le boulevard de Magenta.

Paris, rue de Nancy, mars 2021
Paris, place Jacques Bonsergent, mars 2021

C’est là tout autre ambiance, circulation dense, voitures, bus, vélos et trottinettes, place grouillante, « la rue assourdissante autour de moi hurlait. » Il faut alors imaginer le tracé de la rue en traversant les quatre voies, les terre-pleins, les pistes cyclables, pour arriver sur la place Jacques Bonsergent, surtout il faut faire abstraction de la République qui attire sur la droite pour dresser le bâti du trottoir impair de la rue des Marais, précisément là où vivait Baudelaire — j’ai pu le vérifier sur l’atlas de Jacoubet. Je longe la place, sur la gauche l’entrée du passage des Marais reste la seule mention de l’ancienne rue. Je m’engage rue Albert Thomas, des immeubles ouvriers et du Haussmann — encore — quelques commerces tendance s’y risquent. L’église Saint-Martin-des-Champs à l’abri d’un échafaudage me donne un faux espoir, elle a été construite en 1854, Baudelaire avait déjà fui vers une autre demeure. J’ai parcouru ces rues quelques fois, mais je n’y ai pas vraiment de souvenirs, je ne connais pas l’histoire de ces lieux, je peux seulement rêver ce Paris disparu, imaginer les soirées agitées du café le Peletier où se retrouvait la basse bohème, m’émouvoir de la beauté paradoxale d’un échafaudage, devenir une passante. Au bout de la rue Albert Thomas se dresse l’immense mur en pierre de taille de la caserne Vérines, une plaque signale qu‘ici s’élevaient de 1822 à 1839 le Diorama de Daguerre et le laboratoire où celui-ci, perfectionnant l’invention de Joseph Nicéphore Nièpce découvrit le daguerréotype. C’est de cet endroit, au 5 rue des Marais, qu’en 1838 Daguerre photographie le Boulevard du Temple, ne pas s’illusionner du calme apparent, si on ne voit pas grouiller la foule c’est que les déplacements étaient trop rapides pour être enregistrés par le daguerréotype, pourtant on devine une forme humaine en bas à gauche de l’image, un homme qui se fait cirer les chaussures, le chiffonnier ne doit pas être bien loin. C’est l’une des toutes premières photos du monde, c’est peut-être la seule représentation du quartier tel que Baudelaire l’a connu, vu d’en haut, Paris décor, d’avant les grands chantiers, d’avant les expropriations pour cause d’utilité publique, celui de la mélancolie des vieux faubourgs, celui auquel je rêve à travers la foule anonyme, dans la ville fermée, absente à elle-même.

Paris, Boulevard du temple, par Daguerre en1838
Paris, place de la République, mars 2021

Texte écrit sur une proposition de François Bon, dans le cadre de l’atelier Baudelaire

épiphanie #1

             

Accélérer, ralentir.
La ville disparaît entièrement sous une brume pluvieuse.
L’événement est survenu et ne se reproduira sans doute pas.

                 

                 

                 

tercet composé de manière combinatoire par Pierre Ménard sur le compte twitter de Sandor Krasna