en mode mineur

Au Frac, Ce que pense la main. Frappée par Azulejos de Pascale Mijares. Des sacs de gravats ornés de motifs d’azulejos évoquent le tremblement de terre de 1755 et la reconstruction de la ville, mais aussi l’exil et la précarité qu’il entraîne. Retour à Endoume, retour de la lumière. Ne pas penser à demain.

Embrasser Nina qui poursuit dans le bus sa route vers la Friche, où elle va vivre désormais. Ça renforce mon envie de rester plus longtemps ici. Mais nous quittons Marseille avec cette nouvelle perspective, l’y retrouver.

Finir Les forces de Laura Vazquez, y puiser de la joie. Rédiger la notice biographique d’Antoine pour la dame du syndic, l’étrangeté de s’en tenir au factuel. Je fais une simulation de la plaque commémorative sur le site d’un fabricant en ligne — trente sur vingt centimètres, marbre synthétique, capitales à empattements.

Une habitante du 14 m’écrit, elle a eu mes coordonnées par le syndic et m’envoie la photo d’une affiche annonçant un hommage à Édouard Lambla de Sarria, l’architecte de plusieurs immeubles de l’avenue de Corbera, dont on fête le centenaire cette année. Je suis touchée par sa démarche, savoure ce moment où les choses viennent à moi sans que je les sollicite. Dans la foulée, je contacte l’organisateur de l’événement, descendant de l’architecte. J’évoque mon projet, il m’invite à prendre part à la manifestation. Je participerai à une collecte d’histoires et le portrait d’Antoine accompagné d’un fragment de Corbera sera exposé dans la galerie qui accueille l’évènement, ça commence dans à peine deux semaines, une précipitation qui me va bien, ne laisse pas de place au doute. Je ne sais jamais comment présenter ce projet— une enquête, un récit, et je ne suis pas sûre d’avoir envie de l’enfermer dans un livre.

Vu Piero. J’étais en mode mineur, mais on a fait le point sur la Normandie, Norma, Aldo et Corbera. C’était calme, automnal. Il m’a offert une carte japonaise, j’étais la fille sous le parasol. Il est partant pour me trimballer en voiture de l’avenue de Corbera à la rue des Saussaies, même s’il est peu probable que nous prenions le même itinéraire que celui du 7 mars 1944.

Blue mood. Paris pesante. Peut-être les commémorations à venir du 13 novembre, dix ans déjà. La soirée dont j’ai l’impression de me souvenir précisément. Je décide de visiter le salon des éditeurs corses. J’ai aimé les livres découverts chez Magali à Nice, édités par Punto e Basta. Avant d’arriver à l’Hôtel de l’Industrie, j’affronte la foule sur les trottoirs du boulevard Saint-Germain, des phrases lancées avec arrogance. Je me sens déplacée, être au cœur de Paris et le sentiment que ce n’est pas ma ville. Le berger et la jeune fille de la fontaine pastorale de Saint-Germain me réconfortent avec leur pose désinvolte, j’y vois une tension amoureuse, peut-être est-ce d’avoir revu le très beau Witness. Au salon, je rencontre Gino, seule à tout mener dans sa maison d’édition. Nous avons à six ans d’écarts fréquentés le même collège, avons bien sûr des connaissances communes, c’est toujours ce que font les Corses quans ils se rencontrent, un etat des lieux pour marquer l’appartenance à l’île, un village, une famille. Architecte, mais aussi photographe, chacun des livres qu’elle édite est un objet singulier. Je repars adoucie, alourdie de quelques livres et de l’envie de faire les miens. C’est une envie qui revient souvent., qu’il faudra écouter un jour. Il y a quelques belles lumières à saisir sur la Seine. Voulant m’approcher du mémorial de l’église Saint-Gervais, je découvre que tout est bouclé, le site défiguré par des gradins et des projecteurs en cours de tests. Je remonte par la rue des Archives, place de la République, quelques fleurs et bougies s’accumulent au pied de la statue.

maintenant je sais qui vous êtes

Dîner avec Gracia et Erika. Quand nous sortons du restaurant la nuit est tombée, je signale l’Ange de la Bastille à Isabelle et Anh Mat. Souvent je l’ai photographié mais jamais depuis le square du boulevard Richard Lenoir, de nuit, à cette distance. Je le photographie cette fois pour me souvenir d’Anh Mat le cadrant, de son émotion, sans doute est-ce la première fois qu’il le voit.

La bande des quatre, quai de Seine, photo @Anh Mat

Dernière soirée à Paris pour nos ami.e.s, nous allons dîner dehors tous les quatre. L’air est délicieux, le temps presque suspendu. Nous marchons le long du bassin de la Villette, dans ces lieux que nous connaissons par cœur et qu’Anh Mat reconnaît, familiers pour lui aussi à force de les avoir vus filmés par Philippe. En rentrant Isabelle se remet à dessiner, dès qu’elle le peut, elle dessine, cela me fait penser aux filles. Il y a déjà une pointe de nostalgie et des promesses de retour.

Au revoir émus, ce sont eux qui fermeront la maison. Dernière séance de gravure aux Arquebusiers, c’est une semaine de dernières fois. Je réalise que je n’ai pas fait le reportage escompté, et à l’arrache, je photographie quelques détails de l’atelier. Le sentiment de trop tard. La lumière crue des néons, le soleil trop fort, la disposition des lieux — rien ne se prête vraiment aux images. Je n’aurais pas même gouté un fruit du nefflier sur lequel donne la fenêtre de la salle d’encrage. En rentrant je trouve les trésors d’Isabelle dispersés dans la maison. Ses mots si émouvants, j’étais venue pour visiter Paris mais maintenant que je pars, je me rends compte que la chose la plus importante durant ce voyage c’était vous, maintenant je sais qui vous êtes.

J’essaie d’organiser la visite de L aux archives du SHD de Caen, pour qu’il photographie en haute définition le portrait de mon grand-oncle. J’explique à mon interlocuteur ce que représente cette photographie pour moi, je demande si un ami peut accéder au dossier, comment prendre rendez-vous. L’adjoint administratif principal 2e classe, me répond gentiment qu’il va me faire une fleur, qu’il va faire revenir le dossier d’Antoine, qu’il va la prendre lui cette photo, en 600 DPI si ça me va. Il ne faut pas que je sois trop pressée, il entend sans doute l’exaltation dans ma voix . Dans l’heure je reçois la photo. Le grain du papier, la rouille de l’agraphe, l’épaisseur des cheveux, la fibre de la laine, tout est là, intact, palpable.

Dans l’avion je suis frustrée, je n’ai pas pu m’asseoir près du hublot. À l’approche, alors que nous survolons la lagune, tout remonte, les images en vrac, les plus solides, les pins, les pelotes de mer, le café dans les verres fumés, les cigarettes de ma mère, le cuir noir des sandales. Et maintenant s’ajoutent d’autres choses, que j’invente et que je crois, mes grands-parents jeunes à Bastia, leurs corps dans l’ancienne rue Droite, des gestes avant moi, des voix que j’entends sans les avoir jamais entendues. Et chaque voyage, chaque atterrissage ravive cette chose sans nom, c’est incontrôlable, ce qui avant s’apparentait à de la peur, c’est maintenant une joie intense emmêlée au chagrin, pertes et retrouvailles, souvenirs inventés et rééls, tout ce qui revient malgré moi.

Premier matin, l’aubade monte du dehors, lointaine. J’hésite à me lever. Dans le demi-sommeil remontent par vagues les marches tièdes d’une maison de village, les pierres usées sous les pieds nus, le sel sur la peau, la poussière blonde de l’été. Je reste encore un peu, les yeux fermés, le corps engourdi par la nuit. Quand je me décide enfin, le soleil est déjà au-dessus de l’horizon, réchauffe le bleu du ciel, l’air est tiède, poreux, traversé de lumière. Le jour est là, sans hésitation, tout entier, comme si rien n’avait jamais été quitté.

corsica genealugia

Il faudra s’habituer à la chaleur. Revenir ici, arpenter la ville réveille une ardeur nouvelle. Un attachement qui se déploie entre les murs, dans l’air tiède, l’illusion de pouvoir traverser le temps. Revenir ici réveille l’envie d’élucider le mystère Jean-Joseph. Jean-Joseph, l’arrière grand père Italien dont nous ne possédons aucun portrait. Il naît à Bagnatica en 1856, devient veuf à trente ans, quitte la Lombardie pour s’établir en Corse où il rencontre Anne-Marie Straboni. Il l’épouse. Ils ont deux enfants. Il meurt assassiné sur un chantier. Son acte de décès est introuvable. Nous sommes à Bastia pour un bon moment, après une visite infructueuse à l’état civil, je décide de me rendre aux archives départementales, peut-être y trouverais-je une piste. Le bâtiment est sur les hauteurs de la ville, on rase les murs pour profiter de chaque miette d’ombre. La chaleur fait monter le parfum de l’asphalte mêlé à celui des figuiers. Avant d’entrer dans le bâtiment je te demande de ne pas te moquer, je ne me sens pas très crédible avec le peu d’informations que j’ai. On goûte la fraîcheur climatisée du bâtiment, l’élégance des cloisons mêlant bois et verre, on s’y verrait bien écrire. Le type de l’accueil est sympathique, combien d’apprentis généalogistes défilent par ici ? Je lui raconte ma petite histoire, insiste sur les éléments que je possède, les tables décennales scrutées sur la visionneuse, les actes retrouvés, la naissance des enfants, le mariage. Mais l’acte de décès introuvable, seulement une phrase prononcée par ma mère, il a été assassiné sur un chantier. Si vous n’avez pas de date précise… c’est un peu comme jouer au loto. La presse locale ? Là encore, si vous n’avez pas de date… Mais vous pouvez nous écrire, on ne sait jamais. J’imagine les agents se pencher à leurs heures perdues sur les requêtes d’anonymes en quête d’anonymes dont on a perdu la trace. Je vais vous donner quelques revues, vous ne serez pas venue pour rien, il disparaît dans un ascenseur où j’hésite un instant à le suivre, réapparaît avec un kilo de papier qu’il nous offre avec un grand sourire, ils ne doivent plus savoir que faire de leurs revues subventionnées.

La ville change, prend des couleurs hallucinantes. La chaleur complique le sommeil, et m’épuise. Mes morts sont furieusement présents. Ici je n’écris pas ce que j’avais pensé écrire.

Baignade à la petite plage de Ficaghjola au sud de la ville, c’est là que se baignait mon grand-père Louis. Présenté comme bon nageur — ça ce n’est pas une légende, il a reçu une médaille d’honneur pour s’être porté au secours de quatre personnes en danger de se noyer en mer. L’eau est presque trop chaude, et je n’oublie pas tout à fait les méduses. Au retour on voit de jeunes gens plonger depuis les rochers de la citadelle.

Le 15 août, la Cathédrale retentit de carillons et de chants. Il pleut, devant l’église ça hésite, est-ce que la vierge en argent n’est pas trop fragile pour supporter la pluie durant la procession ? À dix huit heures, malgré la pluie, une petite foule se masse devant et dans l’église, prières, chants, la procession aura lieu. Nous suivons le cortège, prenons des raccourcis pour pouvoir parfois le devancer. La petite vierge en argent paraît bomber le torse, ses bras écartés défient la pluie. Depuis le boulevard Auguste Gaudin, nous regardons la foule s’engouffrer rue Chanoine Letteron, ancienne rue Droite. Je filme le mouvement de la procession dans la ruelle, les quelques parapluies et les chants qui montent. Cette rue est celle où vivaient mes grands-parents et leur trois premiers enfants avant l’exil. Peut-être qu’un 15 août ils ont suivi le cortège, ou l’ont observé depuis leurs fenêtres. Le soir il y a un feu d’artifice, c’est le premier que je verrais ici, si j’oublie tous ceux filmés en super 8 par mon oncle il y a cinquante ans. C’est en tout cas la première fois que nous sommes si bien placés, du haut de la citadelle. À coté de moi, un père et sa fille qu’il a assise sur le mur d’enceinte, ses deux bras lui entourant la taille pour l’empêcher de tomber, il lui murmure que jamais il ne la laissera tomber, qu’elle doit lui promettre que JAMAIS elle ne marchera seule sur ce mur, qu’elle sait ce qui pourrait arriver. Je me demande quelle image elle se construit quand elle lui répond qu’elle pourrait se casser la tête.

Chez Ade avec Ugo, mauresque, canelloni et pastizzu — délicieux. Une nonchalance réconfortante.

La gare de Lupino déserte, la voie unique, le tunnel, ce moment rassurant où deux autres passagers nous rejoignent. Le train ne s’arrête pas à Barchetta, nous n’avions pas compris qu’il fallait demander l’arrêt. Le contrôleur se moque gentiment de nous, une micheline repart heureusement dans l’autre sens quand nous arrivons à Ponte Nuovu. Nous retrouvons mon frère, sa femme et son fils à Barchetta. Nous commentons l’ascension au village, la route plus large, plus douce, nous convoquons les anecdotes d’enfance, la conduite de Jacques, les nausées, les vertiges, les doigts pincés sur nos joues. À Campile nous commençons par visiter le cimetière, Philippe retrouve la tombe de Pauline. Des noms familiers gravés sur d’autres tombes. Nous revenons au cœur du village, quelque tables du café sont occupées, on se réjouit de voir qu’ici la vie reprend. Après une visite de l’église — une éternité que nous ne l’avions pas vue ouverte, nous nous installons au café. J’évoque l’article de presse où j’ai découvert les frises généalogiques des familles du village exposées à Campile récemment. À qui m’adresser pour en savoir plus, les chasseurs qui discutent derrière nous ? Je suis moins intimidée par les deux femmes d’une table voisine, sont-elles du village ? Elles sont d’Aix, originaires de Canaghia — le hameau de ma grand-mère, où elle reviennent depuis trois ans. Elles me conseillent de m’adresser à Dominique, un des chasseurs attablé derrière nous, lui il doit être au courant, n’ayez pas peur, il est gentil. Bien sûr Doumè et moi on s’est croisés il y a longtemps au village, je crois que ma voix tremble un peu au moment où je me présente, il me semblait bien répond-il poliment, m’adresse à son compère, lui il en sait plus. J’apprends l’existence de Corsica Genalugia, je devrais y trouver de l’aide. Nous faisons le tour de Campile, l’hôtel où j’ai dormi avec ma grand-mère, des maisons fermées que nous ne reconnaissons pas, puis nous descendons à Canaghia. Les cousins n’ont pas répondu au message que j’ai envoyé au moment de prendre la route, nous traversons le village comme des intrus. Le verger du grand-oncle absolument abandonné, on a le cœur soulevé par l’odeur des fruits qui fermentent au sol. Quel manque comblons-nous ici ? En rentrant à Bastia, je fouille le site de généalogie recommandé au village, je repère un groupe d’aide sur Facebook, demande où trouver l’acte de mariage de Louis et Pauline qui me permettrait peut-être d’avoir des précisions sur l’arrière grand-père. La réponse me parvient en quelques minutes, magique : l’association a dépouillé et reconstitué l’histoire des familles du village de Campile, ce mariage en fait partie. Carozzi Jean-Joseph est vivant au mariage de son fils et dit résidant à Bastia. Je calcule son âge, soixante-treize ans à la date du mariage, j’ai du mal à imaginer qu’il travaille encore sur un chantier à cet âge, la légende familiale vacille.
Les jours suivants je résiste à l’appel des archives numériques, le temps s’accélére brusquement.

Baignades, marches, cafés ritualisés. La fascination des façades délabrées, des ruines, le mouvement des arbres morts. L’obsession des fantômes de lessives. La lumière à travers les jalousies. L’ombre des aloès. Leur présence. Avant de partir je voudrais acheter le dernier livre d’Hélène Gaudy, malheureusement l’office a oublié la seule librairie de Bastia. Dans la navette qui nous conduit à l’aéroport, le chauffeur écoute une glaciologue évoquer la mémoire convenue dans les glaciers des pôles, le réchauffement climatique qui les menace, tout est lié.

Corbera, l’incertitude du retour

Cet été nous revenons à Bastia. Combien de fois écrirais-je encore cette phrase ? Est ce que je n’ai pas épuisé la ville, ses ruelles, ses passages, ses fantômes, mes ressassements, ce qui m’y lie ? Si je l’oublie, ton désir de la ville relance le mien, et nous revenons. Nous respirons l’air chaud du tarmac. Sa tiédeur parfumée convoque toujours les mêmes présences fugaces, la lagune, la pinède, les corps amollis, les tables de campings, les cheveux gorgés d’eau de mer, les verres teintés. Dans le taxi, le chauffeur pose les questions attendues et je ne manque pas, dès que l’occasion se présente, de lui préciser que je suis corse. Il nous dit que Bastia change énormément — on repeint les façades, on ouvre des parkings, c’est bon pour la ville tous ces travaux. Du bout des lèvres je laisse s’échapper de petites réticences.
Nous avons loué dans la citadelle, rue Notre-Dame, et nos fenêtres ouvrent sur la place de la cathédrale Santa Maria Assunta. De l’autre côté de la place il y a la demeure où le petit Victor Hugo a fait ses premiers pas. Au bout de la rue on peut voir la mer. Les plafonds voûtés de notre appartement me remplissent de joie et me font oublier un temps l’écrasante chaleur. Nous avions oublié le poids de la chaleur. Nous n’avons sans doute jamais affronté une telle chaleur. Nos parcours dans la ville, du sud vers le nord, consistent à traquer l’ombre, un air respirable, à choisir l’angle de la terrasse où un semblant de fraîcheur persiste, à commander selon l’heure un expresso ou une Orezza. Nous réservons l’occupation des cafés de la place Saint Nicolas pour la fin d’après midi, quand le soleil est assez bas. C’est toi qui remarque que les palmiers qui entouraient la statue de Napoléon ont disparu. C’est là que ça me frappe, alors même que nous sommes assis à cette table du café Les Palmiers, il n’y a plus un palmier sur la place. Décimés par le charançon rouge, ils ont tous été rasés. Quels arbres pour remplacer les palmiers ? Les experts préconisent une diversité végétale pour lutter contre les parasites. La ville a lancé une consultation, appelant les citoyens à voter pour leurs cinq essences préférées parmi dix espèces. Le platane commun, le chêne à feuilles de châtaigne, le tilleul argenté, le magnolia à grandes fleurs, le marronnier d’Inde, l’arbre de Judée, le copalme d’Amérique, le chêne-liège de Chine, le chêne vert, le frêne à fleurs. À l’issue du vote, les magnolias arrivent en tête. Je pense au pouvoir des fleurs. Seul ce café où nous sommes installés rappellera que sur cette place, pendant une centaine d’années, se sont dressés cinquante palmiers.

Sur la place immense enrobée de chaleur, les petits alignent des pierres minuscules à l’ombre du kiosque à musique. Pauline les guette depuis la terrasse des Palmiers où elle a bu avec Louis un café sous le frais des platanes. C’était la première fois qu’ils savouraient cette oisiveté, un café servi sur la place. À cette heure-là il n’y a pas grand monde, Pauline berce doucement Anne-Marie endormie dans le landau, s’attendrit sur ses joues roses et tièdes comme les pêches de Canaghia. Si elle ne craignait pas de la réveiller, elle la prendrait dans ses bras pour sentir le chaud de son cou. Ce n’est pas un lundi ordinaire, ce pourrait être comme un dimanche quand on vient dégourdir les enfants sur la place après la messe, bien que Pauline ait toujours préféré la place du marché, plus petite, cachée derrière l’église Saint-Jean Baptiste. Mais c’est lundi, le jour du bateau pour Marseille via Toulon. Louis a dit d’attendre là, calmement, le temps qu’il aille vérifier précisément l’horaire de l’embarquement. Il le sait parfaitement à quelle heure, il veut meubler l’attente. Pauline cherche le calme, elle a peur. C’est de devoir monter sur un de ces monstrueux navires, c’est plus fort qu’elle, son sang qui frappe, sa poitrine écrasée sous sa blouse blanche. Pourtant depuis la place il a belle allure le Sampiero Corso, presque neuf. Autour, les dockers s’affairent en fourmilière désordonnée. Maintenant Pauline admire la découpe des jeunes palmiers dans la lumière de fin d’été, il lui semble les voir pour la première fois, et — comme dans un rêve — la silhouette de nageur de Louis est apparue. Il remonte du port, l’impatience masquée par un sourire étiré. Il s’est frotté doucement les mains, il a murmuré on va pouvoir y aller, il a appelé les deux gosses, il a jeté un œil tout autour, ne rien oublier, et ils ont traversé la place à pas lents pour rejoindre le port. Personne n’ose se retourner, ni rompre le silence installé. Seule Anne-Marie ne peut mesurer la solennité du moment, endormie dans le landau que son grand-frère manœuvre avec la hauteur des aînés. Contre le bastingage Pauline sent son cœur qui déborde, et la main d’Angèle agrippée à la sienne. Jean se tient fier à côté de Louis, Anne-Marie dort encore. Ils peuvent désormais admirer Bastia, son panoramique inédit, la Citadelle et le quai des Martyrs, les façades ocres de la place Saint-Nicolas, le massif du Stello derrière, le soleil au-dessus encore qui projette des éclats éblouissants dans l’eau du port. Louis, les petits il faudra que tu leur apprennes à nager, hein ? Après un long moment de contemplation la sirène du départ fait sursauter Pauline. Même si en montant sur le bateau elle savait qu’elle quittait l’île, ce bruit la projette brusquement dans l’inexorable départ, la chaleur s’échappe de ses membres, l’air lui manque déjà. Mais Louis a promis, Paris ce sera formidable, pense à cette chance que c’est pour les enfants. Et cette nouvelle adresse, avenue de Corbera, ce nom de rue qui sonne comme celui d’un village corse, elle préfère y voir un doux présage. Ils sont restés longtemps sur le pont, bien après avoir longé le cap, imprégnant leurs cornées du sombre des montagnes de l’île, imaginant le soleil se couchant derrière tandis que dans l’air s’élève, mêlée à l’odeur âcre des immortelles, l’incertitude du retour.

croire aux miracles

Le voyage devenu rituel, le même horaire à Orly, l’entassement des valises dans le vieux monospace, la territoriale, la silhouette de la citadelle, l’émotion qui gonfle au cœur. Le tunnel, Toga, la route du cap, la distance qui raccourcit d’année en année. La maison moins poussiéreuse qu’à l’accoutumée, on imagine un instant que quelqu’un l’a occupée cet hiver. Nous faisons nos lits, un ménage sommaire, nous laissons les fenêtres ouvertes derrière les volets clos. Nous dînons au restaurant dans la ruelle, c’est la fête de la musique, c’est toujours le même DJ, les mêmes tubes, on se mêle aux corps dansants sur la place, mais le vent nous fatigue. Quand nous rentrons la lune est déjà haute. 

Certaines se baignent. Je regarde la mer avec méfiance, observer les vagues chargées de sel réveille la sensation de brûlure de l’an dernier. Je suis dégoûtée par ma peur. Nous n’avons pas les armes pour débattre, certaines ne veulent pas y croire, ce qui me traverse c’est la colère. Nous observons la lune qui se lève sur l’horizon dans la nuit noire. Toujours cette même stupéfaction, sa couleur de feu, la nuit qui s’éclaire. Soit un peu plus légère. Croire aux miracles. 

La fatigue s’estompe très lentement. Je me laisse porter. Je n’écris pas. Je commence le livre qu’Alice avait laissé à mon attention. Il y est question de lumière, de lignée, d’archives, d’ouragan, tout résonne. Le bar où nous allions en mai dernier avec Philippe a été transformé en glacier, mais on peut toujours y boire un verre, je préférais le bar. Nous nous laissons surprendre par l’orage, j’ai un peu peur pour mon appareil photo mais la joie l’emporte.

Je parle de Cerno (dois-je remercier Anne Savelli pour cette nouvelle obsession ?) à mes amies. Sa manière d’entrer chez les autres, les fantômes de maisons, tourner autour, se perdre. Carole me dit qu’elle l’a suivi un temps, qu’elle était proche d’une amie de Paulin, que c’est elle qui a fait le lien entre cette amie et Cerno, influant sur le cours du podcast. Nous parlons un peu d’avenir, Carole m’imagine en biographe.

Nina monte dans son train de nuit, elle adore cette forme de voyage, les rencontres qu’elle y fait, écouter la vie des autres. Je suis contente de savoir qu’elle sera à la maison quand je rentrerais. Le double portrait d’Antoine m’obsède. Je cherche des stratégies pour entrer dans l’appartement de Corbera, faut-il prévenir les occupants avant d’y aller ou tenter l’improviste ?

J’entends les oiseaux déchaînés. Je me lève pour vérifier la couleur du ciel, bleu pâle gris, aucune présence du soleil, c’était l’aube. Je m’assois sur la terrasse, regrette de n’avoir pas pris de pull, mais je préfère ne pas bouger, attendre. Je pense aux quelques secondes qui précèdent l’affichage du résultat électoral sur les écrans télévisés. Aux infâmes effets spéciaux. Le soleil doit surgir d’une minute à l’autre. A l’heure dite seulement une vague lueur rose, le soleil est masqué par un banc de brume. Il orchestre le passage au rose, trouble le ciel indécis, puis le rose s’intensifie, le soleil apparaît, liquide. Aller au bout du cap, depuis la route les îles toscanes changent de forme. Les cahots de la piste de Tamarone. Marche jusqu’à la tour Santa Maria, mon nouvel objectif me demande plus d’efforts pour cadrer, je ne suis pas au point sur l’utilisation manuelle de l’appareil pourtant utile dans ces conditions lumineuses, je ne veux pas ralentir le groupe, je sais que je rate mes images.

Je lui rappelle de ne pas oublier de voter pour moi, c’est idiot, bien sûr qu’il n’oublie pas. Le départ d’Isabelle est le prétexte d’une descente à Bastia. Je dresse la liste des personnes que je pourrais rencontrer, même s’il est de moins en moins probable que j’y croise une connaissance. Nous faisons le tour de la place Saint-Nicolas où  se tiennent les puces, je me souviens que ma mère m’y avait acheté une paire de chandeliers. Dans l’après-midi nous inaugurons le Scrabble de luxe acheté aux puces, je parviens à placer LAUZES. À l’heure des résultats elles paraissent toutes occupées, sur le divan je m’obstine à rafraîchir vingt fois la page d’actualités de mon téléphone. 

Le dernier jour, scruter l’eau claire pendant plusieurs minutes, y tremper mon corps quatre secondes, ressortir en courant. Hublot côté mer, le pilote opère un immense virage, quand nous passons au dessus de Bastia, l’illusion de me retourner avant que ma mère ne ferme la porte de l’appartement après m’avoir embrassée, un regard échangé avec mes morts. 

 

par la mer

C’était en mai, on avait décidé de revenir par la mer, à la recherche de sensations presque oubliées, de l’odeur de l’île, de cette douceur du matin juste avant qu’elle ne se transforme en chaleur. La satisfaction de découvrir notre cabine à l’avant du navire, son hublot immense, le pont extérieur à deux pas, les draps impeccablement lisses du lit à deux places. Les adultes boivent des cocktails près des baies pendant que les gamins s’excitent devant les machines à pinces, rien n’a changé, si ce n’est mon impatience, plus vive que dans l’enfance. Je n’ai pas mis de réveil, je ne dormirais pas, ou mal, comme toujours agacée par le voyage, empressée de voir surgir les côtes au loin. Le jour se lève, les hauts parleurs diffusent un chant corse, je m’habille, j’attrape le Canon et me précipite au dehors. Le ciel est couvert, l’air chargé d’une pluie fine et bleue, qui noie les côtes dans un même bleu.Tout est flou, à distance, même les odeurs, la pluie étouffe le parfum du maquis. Je tente en vain de reconnaître des villages, des vallées, la maison d’Erbalunga. Je filme, sans prendre garde à la mise au point, au cadre. Je filme, impulsive, brouillonne. J’ai froid, j’hésite à retourner à la cabine pour mettre ma veste de pluie. Je suis de toute façon désappointée, je peux bien louper un kilomètre de côtes. J’annonce à Philippe que nous arrivons bientôt, on ferme nos sacs, on rejoint le pont, des odeurs de café envahissent les couloirs du navire. Au dessus de la Citadelle, le ciel s’est un peu éclairci, mais rien de la lumière dont j’avais gardé souvenir, ni de ces aurores flamboyantes de juin observées depuis la terrasse d’Erbalunga. Je filme la ville, jalouse l’émerveillement de ceux qui arrivent ici pour la première fois, j’écoute un local conseiller des touristes qui le questionnent, ils feront comme tout le monde, ne traineront pas longtemps à Bastia, fileront vers le sud. Un peu plus tard sur la place Saint-Nicolas je regarde mes images sur l’écran LCD, et je les oublie. Cet été mon cousin m’envoie un film de son père qu’il a fait numériser par un professionnel. C’est un départ en vacances, tourné en 8mm durant l’été 65. La famille quitte le continent pour la Corse depuis Marseille. Mon oncle Jean commente le film joyeusement, forçant l’accent du midi. Il a ce phrasé typique de l’époque, et il y a cette lumière éblouissante qui m’a manqué au mois de mai.

ici

Nous décidons de rejoindre la plage du moulin à la nage, plongeons depuis les rochers, quelques brasses, la décharge électrique, je crie, la douleur et la colère inutile. Sur le trajet retour croiser d’autres méduses, je crie pour conjurer la peur de me faire piquer encore, aisselle, clavicule, poitrine, elle ne m’a pas loupé.

Les chênes verts ont été élagués, on découvre des toitures, la statuette dressée devant l’église de Lavasina, des virages soulignés par le balai des phares la nuit. Ici la nuit tombe vite, savoir que les jours commencent déjà à raccourcir me rend un peu mélancolique, se dire que la nuit est plus douce à la terre me console.

J’explore la bibliothèque du premier, je ne retrouve pas le livre que je cherchais, il y a par contre un très vieil exemplaire du Docteur Jivago. Je crois que ma mère l’adorait, nous avions vu le film ensemble durant l’été 83, et je me souviens de sa passion pour Omar Sharif. En lisant les premières lignes du livre, je suis frappée par la scène d’ouverture, l’enterrement de la mère. Ici, à quelques kilomètres du cimetière où est enterrée la mienne elle résonne étrangement.

Ici j’échappe au reste du monde, pourtant vite rattrapée par les images insoutenables, les commentaires autour du meurtre de Nahel. La mort du jeune homme déjà balayée par des réticences, des parades, des c’est compliqué. Tristesse.

Le ciel s’éclaire déjà bien que le soleil ne soit pas encore levé, je filme la lumière du phare de Pianosa à l’horizon, l’appareil peine à faire le point, ça produit une lente pulsation lumineuse, net, flou, net, flou, je sature ma carte mémoire de cette hésitation. Ugo m’attend devant la maison de Valérie, nous filons au village, discussion enjouée face à la mer. D’avoir été assise ici même il y a un mois avec Philippe me donne un instant l’illusion que je vis ici.

Nous nous décidons pour le petit restaurant ouvert dans la ruelle, temps incertain. Il pleut, le patron nous fait entrer dans la salle minuscule, la soirée dérape joyeusement, nous chantons, je tente d’expliquer à une inconnue en quoi je suis corse, l’horizon se charge d’éclairs que je n’arrive ni à photographier ni à filmer.

Le temps se précipite, je mesure à chaque voyage comme je me sens de plus en plus liée à ce territoire. Je fais déjà l’inventaire des chênes coupés, des mouvement de vagues, de la forme des nuages, des disparitions/apparitions d’Elbe, des photographies que je n’ai pas prises. L’impression que le texte ne s’écrit pas, les mots rassurants de Philippe, ça infuse j’en suis sûr.

inside the work

Elle est penchée sur ses pieds, je lui demande si elle est blessée, non il y a une coccinelle, j’ai eu peur de l’écraser, ça porte bonheur, de l’index elle la pousse délicatement vers le bord du trottoir pour l’aider à prendre son envol.

Retrouvailles avec L’aiR Nu rue de Charonne. Des idées qui émergent, le groupe qui s’élargit, de la joie et l’évocation d’un séjour à Clermont.

J’avais le matin gravé une plaque de rhénalon à la hâte, au tirage, surprise du trait vivant, de la teinte qui se dépose. C’était la dernière séance avant les vacances, je me fais croire que je préparerai des projets pour la rentrée.

Je fais une petite pile de vêtements, rassemble le matériel numérique, renonce à glisser un roman de Kundera dans la valise. Cette idée étrange — me rapprocher de ma mère à travers cette lecture parce que je me souvenais de son enthousiasme pour cet auteur que je n’ai jamais lu — suffit à la faire apparaître lisant couchée sur son lit, genoux repliés, la main gauche recroquevillée à l’arrière de la nuque, une rare image d’abandon.

Nous nous croisons en haut de la piazza, ce n’est pas tout à fait un hasard, nous venons à la même séance. Notre ami Arnold Pasquier présente Terrazzo. Un homme étreint l’absence dans un appartement désert, en vis-à-vis on suit une déambulation en caméra subjective dans le parc Strefi d’Athènes, surplombs magnifiques, dont on trouve l’écho chez Franck Smith qui filme le long d’une frontière entre les deux Corée. Ça réveille mon envie de monter les images tournées en Corse au mois de mai.

Nuit agitée, perspective du départ, dans mon dernier rêve des adolescentes occupaient la chambre dans laquelle je dors habituellement, sauf que ce n’est plus la même chambre puisqu’elle a depuis été détruite, puis reconstruite. Sur la route de l’aéroport toujours l’accélération du cœur, le surgissement de la citadelle dans la lumière du soir. La chambre n’est pas habitable, on s’installe dans l’aile sud.

Au réveil rituelle fascination du scintillement sur la mer. La maison est à l’image du chantier d’écriture que je décide de ré-ouvrir, du désordre, de la poussière, des poutres posées en renfort. L’attachement ravivé au territoire, qui s’est noué ici même il y a dix ans, me rapproche brusquement de mes personnages.

la mer chaque jour devant ses fenêtres

L’héroïne reçoit une information, on la lui fait répéter, on veut être sûr qu’elle va s’en souvenir, dans les minutes qui suivent je n’arrête pas de me répéter mentalement l’adresse et la date qu’on lui a communiquées, de peur qu’elle oublie l’info.

La plage est déserte, nous nous baignons. Encouragés par le beau temps nous allons au cimetière, un bus nous rapproche de San Martino, nous commençons une lente ascension collés au bord de la route. Devant l’enfeu découvrir que la dorure des lettres de la pierre gravée derrière laquelle repose ma mère s’est effacée, que la végétation a tellement poussé qu’on ne voit plus la mer, des signes qui devraient nous encourager à mettre en œuvre le projet mis en pause depuis le printemps 2020. L’émotion de voir les photos de M, enterrée cet hiver.

Elle s ‘approche des fleurs avec son zoom, comme pour s’excuser auprès des passants elle dit qu’elle sait bien que ce ne sont que des géraniums, mais que ça fait de la couleur dans les albums.

Sur le plafond j’observe le mouvement des vagues réfléchi par la lumière qui filtre à travers les persiennes, mes pensées suivent le mouvement, un ressassement dont je finis par perdre totalement le sens.

Dans la vitrine de chez Mattei, la boîte de clémentines confites me rappelle que c’était une des gourmandises préférées de ma mère. Dîner joyeux chez Ugo, les animaux, la chatte, la chienne, les grenouilles, Elbe qui me parait toujours plus grande dès que nous prenons de la hauteur, la nuit tombe, on voit sur l’île les lumières des phares de voitures en mouvement. La route en lacets dans la nuit que j’ai oubliée de filmer.

On avait l’impression que la brume avançait sur la mer, rétrécissait l’espace entre nous et l’horizon. J’ai repensé à ce que ma sœur m’a appris récemment, voir la mer chaque jour devant ses fenêtres finissait par rendre ma mère mélancolique.

Les parents de V nous invitent pour le café, nous y allons en voisins, je suis heureuse que Philippe découvre la maison qui m’a réconciliée avec la Corse. Depuis mon dernier séjour l’aile nord qui s’affaissait a été démolie, reconstruite plus légère pour empêcher la maison de sombrer, c’est encore un chantier. Après la visite, autour du café on parle de généalogie, de nos villages, de la vie à Bastia, des photos du grand oncle, il y en a une justement de l’ancienne rue Droite, prise à l’époque où mes grands-parents y vivaient, J-T la copie sur ma carte SD, curieux écho au premier voyage à Lasne, où mon cousin avait copié les scans des photos de mon père.

hybride

Je fais des bouts de listes, rassemble mes affaires, j’avais oublié comme je détestais les départs, ça faisait trop longtemps.

Retrouvailles avec Laure et Jean-Luc à La caravelle, un des seuls bar que je connaisse à Marseille, j’aime sa situation en étage à l’écart des touristes du Vieux-Port, la silhouette de la Bonne Mère dans l’encadrement de la fenêtre. Nos livres côte à côte, les échanges faciles, les partages.

Déjeuner avec les amis de La Marelle, ma difficulté de parler de Comanche, prendre rendez vous avec la ville en août. À bord du Pascal Paoli, l’inédit d’une cabine pour deux, le drap blanc et lisse, me reviennent lointaines des sensations d’une même traversée. Au petit matin les hauts parleurs diffusent un chant corse, j’étais en train de m’habiller pour me jeter sur le pont, les côtes sont déjà là, mon cœur grossit.

Sous nos fenêtres, derrière les volets clos, j’entends régulièrement des conversations en corse qui me transportent au village maternel, je vois les yeux brillants de celle qu’on appelait tata Fée, le verger, la cuisine sombre, le papier journal étalé sur les tomettes pendant la cuisson des beignets, tout ça est définitivement perdu.

Je ne suis pas tout à fait prisonnière, le maître des lieux est joueur, je sais que je l’ai rencontré dans le passé, il m’explique que pour sortir de la maison il faut en creuser les murs, ses mains se mettent à pétrir leur surface, le crépi rose s’amollit sous ses doigts, dessous comme une glaise fraîche et le dehors apparaît. Ici je reprends mes bonnes habitudes et me lève aux aurores.

Christine Jeanney dans La Nuit de Rachel Cooper, « Si je faisais le parallèle avec mon travail, ça me donnerait un texte qui ne serait ni un essai, ni romanesque, ni un récit, ni poétique, ni documentaire, mais un peu tout ça à la fois, en petites quantités. Sans doute ce qu’on appelle un texte « hybride », ce qui est une autre façon de dire « bourde », mais élégamment. », hybride c’est le mot qu’a utilisé mon amie correctrice pour parler de Comanche, je ne pense pas qu’elle y voyait une bourde, mais c’est peut-être ce qui empêchait le texte d’accéder à un éditeur traditionnel.

On descend à Bastia, sur le marché il y a des frappes, certaines en attente de cuisson, leur forme plus travaillée que celles confectionnées par ma grand-mère, nous en achetons, nous traversons le pontetto avec le goût de citron et de beurre mêlés, les grains de sucre semoule fondent sous ma langue, apparaissent la silhouette ronde de Pauline, mais aussi celle de ma mère et de sa sœur, le pétrissage, le cérémonial de la découpe, l’odeur d’huile chaude.