le présent aide parfois à la beauté

Nous retrouvons Alice et Maxime place de la République. Ascension de Belleville, le parc, une brasserie. Je choisis le poulet rôti, il me semblait que c’était un plat du dimanche, même si je ne suis pas sûre d’en avoir mangé souvent, le dimanche, chez ma mère. Discussions plutôt enjouées.

Une lectrice de Comanche m’écrit par mail, je ne la connais pas, c’est mon amie Agnès qui lui a prêté le livre. Ce qui me touche c’est l’endroit de sa reconnaissance, non pas de mon travail, mais de l’absence, de l’effacement, volontaire ou induit, du silence, ce qui a été décidé pour tenir, des formules — profession du père, décédé, je la connais bien et je sais à quel point, à chaque rentrée elle vient pointer ce trou béant. Je crois que dans l’enfance, il n’y a jamais eu qu’une compassion furtive, le temps de prononcer trois syllabes, or phe line. Puis le silence, l’inquiétude muette. L’incapacité à consoler, l’impuissance des mots.

Nous regardons un film d’Yves Boisset. Kristina Janda y joue le rôle d’une Allemande, mais j’entends son accent polonais. Je ne suis pas seulement en train de dire que je reconnais l’accent : c’est une réminiscence physique. L’accent me traverse, convoquant immédiatement les visages de Piotr et Monica, la lumière blanche de Marseille l’été de mes treize ans.

Alors que nous installons l’exposition avec A, nous parlons de la quête des origines, des silences. Elle m’explique comment le mutisme de son père autour de sa propre mère, de sa grand-mère, l’a poussée à faire des recherches généalogiques. Elle s’est lancée dans un chantier d’écriture : inventer la vie d’une dizaine de personnes de sa famille, les reconstruire à partir de traces infimes, d’indices biographiques d’état civil. Je suis médusée par la joie qu’elle éprouve à inventer ces existences. Le manque ouvre un espace plus grand que la vérité. Au vernissage, Agnès arrive avec l’amie lectrice qui m’a écrit dimanche, je suis émue, je crois que nous ressentons toutes les deux le besoin de nous toucher, d’un geste qui dit je te connais.

Je trie ma messagerie, parfois j’ouvre des emails pour m’assurer de ne pas supprimer quelque chose d’important. Plongée vertigineuse. Des situations qui se répètent, des moments restés intacts dans ma mémoire, des échanges oubliés qui me troublent. Je redécouvre une assurance que j’ai l’impression d’avoir perdue tout à fait. Mais le sentiment d’être beaucoup plus libre aujourd’hui.

Neige de fleurs de cerisier. Au milieu du trottoir, deux enfants assis à califourchon sur une trottinette. Le plus grand chante Vent frais, vent du matin. Son chant est clair, presque lyrique. Ses mains battent en l’air la mesure à la manière d’un chef d’orchestre. Le plus petit l’écoute avec une intensité absolue. Être saisie par leur capacité à être pleinement là, à croire totalement à ce qu’ils font.

Comme me l’a suggéré Damien je décide de faire des tirages cyanotypes à partir de négatifs des photos prises à quatre mains au Yashica avec Nina. J’enduis le papier dans la salle de bain, je lui trouve finalement une bonne raison de n’avoir pas de fenêtre. Au moment des tirages bien sûr le ciel se voile, cette fois je vérifie les UV, ajuste les temps d’exposition. Craignant que le temps se gâte tout à fait, je procède à l’arrache. 6 x 6 cm c’est petit. Il y a beaucoup de flou et les expositions sont imparfaites. Je fais sécher sous buvard. Je rassemble les bandes en un petit paquet compact, je les glisse dans la valise pour Nice. Je cours acheter le dernier livre de Claude Favre, Membres fantômes, dont une chronique partagée sur le web vient de me rappeler l’existence, je l’ouvre au hasard, lis la phrase qui s’impose, le présent aide parfois à la beauté.

souvent les autres me font peur

Je me suis réveillée en pensant à Trump. Je me suis interrogée sur l’étymologie de ce patronyme, est-ce que ça pouvait expliquer quelque chose du personnage. De l’allemand tambour, du français trompette, Trump fait beaucoup trop de bruit. J’ai repensé à la femme de Miami rencontrée chez les Brontë durant l’été 2022, je me demande si elle mettrait autant de véhémence aujourd’hui à me répondre But I Love Trump. Parfois souvent les autres me font peur.

Tout paraît difficile à poursuivre en ce moment. Surtout le travail. Le sens qu’il me semblait avoir retrouvé après le voyage au Japon s’estompe. Magali me dit qu’au contraire, on a vraiment besoin de beaux objets. J’essaie d’approuver.

Je m’approche de la fenêtre juste au moment où le jeune homme passe avec un bouquet de fleurs en contrebas, il a senti ma présence il a levé la tête et nos regards se sont croisés. J’ai peur d’être jugée, je ne peux pas lui expliquer que c’est un hasard si je passe devant ma fenêtre au même moment que lui. Ma gêne s’efface en imaginant la joie de la personne à qui sont destinées les fleurs.

Elle était toute seule devant le distributeur, elle a du sentir comme moi cette douceur inattendue, mais il fait super bon, elle l’a dit à voix haute, ça donnait l’impression qu’elle voulait s’assurer de la véracité de la chose.

Pour illustrer la couverture de son prochain livre, Marine Riguet m’a demandé en septembre dernier si j’acceptais qu’elle utilise un des cyanotypes réalisés à la fin de l’été. J’étais évidement émue et honorée, son éditeur a approuvé, et le livre paraîtra au printemps. C’est une reconnaissance inattendue mais surtout une grande joie de compagnonner avec Marine. Cette semaine nous nous retrouvons à la librairie qui nous accueillera pour le lancement, à l’invitation de Marine j’y exposerai mes cyanotypes. Je réfléchis à la manière de les présenter. Je les re-découvre, une forêt se déploie sous mes mains, ça me fait un bien fou.

Soirée d’anniversaire à Saint-Ouen. Depuis leur balcon on peut voir scintiller la Tour Eiffel et le Sacré-Cœur. Pensée fugitive pour le premier appartement parisien au retour d’Algérie dont la seule image qui me reste c’est qu’on pouvait voir le Sacré-Cœur par la fenêtre de la salle de bain. Dans la soirée je rencontre un algérien-reporter-de-guerre-passionné-d’aviation. Notre conversation s’emballe autour de Comanche et je fais de nouveau semblant d’y croire, j’irai bientôt en Algérie.

ne rien faire le plus longtemps possible

Le bleu du ciel nous donne l’élan, on déjeune dans un petit bistro de quartier. Puis Philippe nous guide par un chemin de traverse pour rejoindre l’avenue Simon Bolivar. Stupéfaite, ce que ça change de la perception d’une ville, d’un quartier, de l’aborder par une voie inconnue. Et je regarde Philippe avec une sorte d’émerveillement.

Nina prépare un Paris-Brest pour mon anniversaire, ça a toujours été mon gâteau préféré, il l’est encore plus depuis que je connais l’anecdote de la traversée de mon père avec son ami Delorme pour le Maroc. J’offre mon cadeau de nouvel an, un prototype à partir de photos et phrases de ce journal, on évoque le projet d’une maison d’édition dont nous serions les quatre auteurs, éditeurs, fabricants, un truc très artisanal, Alice prend des notes, ça pourrait exister.

Comanche, retour en force avec deux messages de lectrices. D’abord la reconnaissance d’une autrice que j’admire, me donne des ailes, quand cette journée de reprise s’annonçait difficile. Puis l’amie d’une amie, je ne la connais pas, elle m’écrit qu’elle y a trouvé « une nouvelle sœur de chagrin et de deuil ». Sans aucun doute, écrire Comanche a redéfini cette sœur que je suis, cette nouvelle place prise au sein de ma famille.

Je décide de rester à la maison puisque c’est le dernier jour parisien de Nina, nous parvenons même à déjeuner tous les quatre à proximité de la bibliothèque. Gestes du départ plus tendres encore que d’habitude. Le soir le volet de notre chambre s’est emballé, enroulé sur lui même, coincé dans le coffre. Nous pestons contre ces systèmes électriques, il paraît que durant la dernière tempête en Bretagne des milliers de personnes privées d’électricité sont restées plusieurs jours dans l’obscurité de leurs volets clos. Sommeil perturbé par la nuit trop claire, la vibration bleue d’une guirlande lumineuse allumée dans l’appartement face au notre.

Tandis que je suis allongée sur le fauteuil, la mâchoire immobilisée par le soin en cours, mon (copain) dentiste écoute les messages de son répondeur. Un patient (ami) lui annonce en riant qu’il ne va finalement pas être le père qu’il se préparait à devenir depuis des mois, un test ADN ayant rétabli la vérité. On commente amusés la matière romanesque de son répondeur.

[rêve] Un événement dont je suis l’invitée, je voudrais ressembler à l’équipe qui m’accueille, on m’habille, on me maquille, on me met des paillettes sur les pommettes. Une fille de l’équipe répète les gestes pour servir à l’assiette des légumes, presse un poisson qui dégorge un jus vert, je surprends mon reflet grotesque dans un miroir. Rattrapée par le syndrome de l’imposteur ?

Gestes lourds et ralentis après la violente migraine de la nuit, je mets ça sur le compte du passage à la nouvelle année, marquer le pas. Me revient que mes deux parents en souffraient. Pour mon père, c’est ce qu’on m’a rapporté, ça avait commencé après un accident de voiture sur le circuit de Monthléry, les cervicales avaient pris un coup. Pour ma mère je ne sais pas à quand remontaient les crises, mais je me souviens des petits tubes plat d’aspirine du Rhône qui me fascinaient, rétrospectivement il me semble qu’elle en prenait beaucoup trop. Je me résous à suivre le conseil d’Oblique Strategies, ne rien faire le plus longtemps possible.

sa main sur mon épaule

À l’heure d’écrire le journal j’écoute avec Alice Night of the Hunter. Je voudrais aujourd’hui ne parler que de mardi. D’abord le rêve survivaliste, nous devons tout quitter et réfléchissons à ce que nous devons emporter, il raisonnera étrangement durant la présentation de Jachère. Comme chaque mardi matin, je tombe dans le même piège, c’est une journée rythmée par des horaires différents, la tentation de remplir l’illusion de temps, que je gaspille finalement. Le sms de Family movie au moment de quitter la maison — votre commande est prête, option de téléchargement disponible. L’hésitation puis le départ précipité à l’atelier de gravure, l’impatience qui gronde de retrouver cet après midi l’ordinateur pour télécharger le film, l’impatience quand tout dans l’atelier de gravure appelle la lenteur. Pourtant je fais cette fois quelques tirages qui me font plaisir. Ce jour là je déjeune avec Alice, décommander n’avait pas trop de sens, ces images qui ont dormi plus de cinquante ans pouvaient attendre encore. Déjeuner donc avec Louise, Claudine, et Alice, on forme une drôle de tablée. Claudine dit qu’elle en a marre de ces séries qui tentent de nous rendre les flics sympathiques, nous rions mais je suis fébrile, obnubilée par les images qui m’attendent. Alice m’accompagne rue de Charonne, nous marchons vite, mes gestes se font mécaniques, la clef dans la serrure, allumer le mac, les codes, les consignes à la hâte, et la récompense, une minute quarante de film noir et blanc, et mon père sur quelques plans montés dans le désordre. Sa tenue improbable alors qu’il descend du Zlin, sa chemise blanche, sa cravate, ses Ray-ban et ses souliers vernis, le harnais. Puis des plans plus proches, mon père assis sur le siège arrière, comme me l’avait raconté Berrouane. La familiarité désormais avec les images, elles ne m’apprennent rien que les Algériens ne m’aient déjà raconté. Le filmeur (on ne sait pas qui, peu probable que ce soit mon oncle, il filmait en super 8, en couleur, là c’est du 16), est posté derrière l’avion, il s’approche, mon père sait qu’il est là à filmer, je ne peux pas affirmer qu’il est gêné mais il y a dans ses mouvements quelques chose de pas tout à fait naturel lié à la présence de l’objectif. Ça n’empêche que je suis bouleversée. Sa main qu’il pose au-dessus du tableau de bord, le bouton de manchette, son visage qui se tourne vers le caméraman, les mots silencieux qu’il lui adresse. Et un sourire. Un éclat de soleil sur la monture de ses Ray-ban. Tout se réveille, tout ou plutôt le vide. Est-ce que d’autres images m’attendent ? J’envoie le film à mes frère et sœur, à Slimane qui reconnaîtra peut-être des élèves, et je me plonge dans le travail. Gwenn S passe rue de Charonne, nous buvons un thé et parlons, trop vite encore, puis rejoignons la rue de Prague pour le lancement du livre posthume de Philippe Aigrain, Jachère. Ce titre est magnifique, l’objet aussi. J’embrasse Jane et Joachim, m’assoit à côté de Piero en attendant Philippe, il sait que j’ai reçu les images d’Algérie, alors tu es contente ? avec ce sourire qui invite à la confidence. Je lui raconte mon père qui se tourne vers le cameraman, sa joue, cette impression de pouvoir la toucher. La salle est comble, Philippe arrivé avec un peu de retard reste debout près de l’entrée. Guillaume Vissac fait une présentation très émouvante de la genèse de Jachère, du travail mené collectivement avec Christine Jeanney, Roxane Lecomte, Benoit Vincent, Marie Cosnay, il nous dit l’aide précieuse de Mireille, l’épouse de Philippe, qui est là avec nous. Puis viennent les lectures de Jane et Joachim, qui ont précautionneusement choisi les extraits, où il est plutôt question de semailles, de récoltes, de nourritures, pendant que les illustrations de Roxane sont diffusées sur un moniteur (dis Roxane, mais quel boulot !). En allant chercher notre contrepartie auprès de Guillaume, j’ai une sorte de timidité, j’ai en tête la première version de Comanche que je lui avais envoyée, les pistes de travail qu’il m’avait données, je me demande quel texte serait né d’un véritable travail avec l’équipe. Puis la conversation plutôt joyeuse avec Antonin, nous échangeons nos livres, évoquons nos rôles de dépositaires, nos frère et sœurs. Nous repartons dans la nuit avec Philippe, nous sommes silencieux, un peu sonnés. Dans le métro un homme descend les escaliers en traînant une affiche en lambeaux, comme une cape. En arrivant à la maison je télécharge le film sur mon vieil ordinateur pour le montrer à Philippe, il est impressionné par la qualité des images, m’encourage déjà à en faire quelque chose. Entre-temps Slimane m’a répondu, me confirme que les plans ont bien été tournés à l’école d’aviation et de météorologie d’Alger, à Dar-El-Beida, là où je suis née. Si j’avais été attentive je l’aurais deviné en lisant les inscriptions sur les bâtiments. Mais je ne cherche aucune vérité dans ces images, je veux seulement me rapprocher de lui encore, imaginer sa main sur mon épaule.

aujourd’hui tout est calme

À l’heure du journal je suis à Lasne, là où j’ai retrouvé la sœur de mon père il y a cinq ans. La fonction souvenir de Facebook n’a pas manqué de me le rappeler, faisant ressurgir cette semaine les premières publications avec les photos de mon père. L’histoire réinventée, assimilée, l’amour tissé, quelque chose entre le pardon et la douceur, s’étonner comme aujourd’hui tout est calme. De la semaine ne retenir que la terrasse de l’East Bunker où Slimane va me rejoindre. Je n’aime pas être la première à un rendez-vous, devoir choisir entre l’ombre et le soleil. Je pense à notre première rencontre, ma fébrilité, ma confusion, aux photos que Slimane a apportées, qui se recourbent sous une trop grande lumière. Plusieurs années se sont écoulées, pourtant l’impression que c’était hier. Je le reconnais cette fois sans aucune hésitation. Alors comment tu vas ? Nous parlons de l’Algérie, de la possibilité d’un voyage, il faut aller à Djanet. Il me répète quelques trucs sur mon père, les costumes clair, la rigueur et l’humour, il aurait vécu longtemps s’il n’y avait pas eu l’accident, parce qu’il était cool, détendu. Il regrette de n’avoir pas trouvé le rapport sur l’accident. Je lui tends Comanche, il aime bien le titre, c’était son avion préféré, il était pas fait pour la voltige, mais ton père il en faisait ce qu’il veut. Il prévoit quelques rencontres, auxquelles je pourrais me joindre, j’acquiesce, mais je sais que j’en ai fini avec l’enquête, si je devais avoir de nouvelles révélations ce serait par hasard. C’est un moment normal, presque joyeux, débarrassé de la fatigue et de la fragilité qui m’écrasaient au moment où je l’ai rencontré pour la première fois. Je suis à Lasne, et ma cousine Dodo me demande si, quand même, je ne voudrais pas rouvrir une boîte de photographies.

en famille

Cette semaine le journal est en mode estival, éloignée de la civilisation, dans le lieu même où naissait ces carnets il y a deux ans, je n’ai qu’un accès réduit au réseau et je n’ai pas les bons outils pour partager mes images. Il y a ces deux photographies chargées sur le blog avant mon départ, traces d’un moment rare où nous sommes tous les quatre réunis, nous avons fêté les diplômes des filles au thaï préféré, avons remonté le canal avec cette belle lumière du soir, puis avons visionné les films tournés depuis novembre, chaque mois une minute (à peu près) de film chacun, montées bout à bout, à la fin on sait qu’il faut continuer ce journal familial, dont l’étrange poésie se révèle avec la distance.


Et ce matin la joie de partager mon premier entretien consacré à Comanche, immense gratitude à Karen Cayrat qui m’accueille dans sa revue en ligne Pro/p(r)ose.

une transmission s’opère

La femme roule entre ses doigts les perles de son chapelet, de ce geste je ne retiens que le réconfort de la douceur du bois sous les doigts.

La brume de l’arrosage automatique flotte devant les feuillages, en faisant le cadre pour filmer son mouvement je m’aperçois qu’il n’y a pas de carte SD dans l’appareil. Je fais l’inventaire des photos que j’ai cru prendre avant de les oublier : la femme à la robe colorée, les deux hommes qui faisaient glisser un canapé vers leur campement au bord du canal, la lumière qui traverse un bouquet de fleurs en papier.

Les avions de chasse passent au dessus du local rue de Charonne, je n’ai jamais gouté les cérémonies du 14 juillet, mais je me surprends à apprécier le bruit des moteurs, ça me fait sourire de devoir ça à Comanche.

Nina me rejoins à l’atelier, elle plonge dans mes boîtes de tissus, découpe les minuscules carrés qui seront destinés à la confection d’un patchwork, une transmission s’opère.

Le type au téléphone dit qu’ici on peut avoir les quatre saisons en une minute, je me demande un instant s’il parle de musique ou de météorologie.

Nous marchons jusqu’au Pré-Saint-Gervais. Pour franchir le périphérique nous empruntons un bref tunnel qui me rappelle la visite chez Jane Austen, un passage entre deux mondes, deux temporalités. Je pense à Clo qui a vécu ici. Alors que j’hésite à photographier un chat j’entends un père donner mille recommandations inquiétantes aux parents du copain qui emmènent son fils en vacances.

Échanges avec B de l’atelier du Tiers livre, « il y a des mots qui viennent de chez toi et qui ont résonné à la lecture de Comanche : Cherchell Zeralda l’aviateur le cimetière d’Ivry cités sans source et sans autorisation », me vient l’image d’un rejet, au sens botanique, la figure de l’aviateur du cimetière d’Ivry qui ressurgit ailleurs, je crois que rien ne me fait plus plaisir.

on retourne voir la mer

On retourne voir la mer, descente abrupte à la plage du Tilleul. En posant la majuscule à tilleul je m’étonne qu’on donne si souvent des noms d’arbres aux plages.

Revenir à l’atelier d’écriture de François Bon, éviter le et maintenant ? Y aller sans arrière pensées, même si dans la tête c’est valse hésitation entre Corbera et les fragments corses.

À peine j’entre dans la librairie qu’elle s’exclame Tu l’as fais ! Elle voudrait en savoir plus, me pose des questions sur Pierrot, notre vie matérielle. Puis elle retire d’une des tables une pile de livres, pose les six exemplaires de Comanche à la place. Une cliente exaltée nous explique qu’elle vit dans les livres, ce ne sont pas eux qui vivent chez elle.

Une jeune femme brune s’arrête devant la boutique d’aquarium, et s’exclame Oh des poissons ! avec une espèce de gourmandise qui me déconcerte, aujourd’hui il y a encore des personnes qui se réjouissent à l’idée de posséder un aquarium et d’observer les poissons tourner en rond ?

Nous nous retrouvons à Montreuil, le soleil sur les toits, l’émotion des filles, de J-C, des perspectives, les cannelés délicieux apportés par F, et la présence d’Anne-Marie.

Vu Atlantique de Mati Diop. Le plan des jeunes gens dans le camion, le visage de Souleiman, son corps qui déjà refuse de partir, le regard d’Ada, la montée dramatique, l’océan comme personnage, la ville, les lumières sublimes, le fantastique, longtemps qu’un film ne m’avait pas autant transportée, merveilleux et poétique.

Avant de m’aventurer sur le marché de la poésie je retrouve Nolwen, puis Karen pour leur remettre un exemplaire de Comanche. Durant ces deux heures sur la banquette en osier du Café de la Mairie, j’observe la foule, les serveurs qui se moquent gentiment des poètes et je pense à Perec. Quelques rencontres joyeuses, les crêpes, quelque pas avec Milène dans la nuit.

dépôt légal

Déjeuner à l’Industrie avec Gracia, Juliette, Milène et Philippe, configuration inédite et joyeuse. Nous remontons à pied le canal Saint-Martin, Gracia s’émeut de la beauté à laquelle nous ne prêtons plus attention, je redécouvre la lumière, l’espace ouvert, l’architecture, les arbres.

En remplissant le formulaire en ligne pour le dépôt légal de Comanche à la BNF, l’excitation incontrôlable, l’entrée de mon père dans cette institution c’est une promesse, il ne pourra plus jamais disparaître.

Dans le carton j’ai glissé une trentaine d’exemplaires de Comanche, j’ai pensé à Jo March, je me suis installée au fond du café, les ami.es, les voisin.es sont arrivé.es, je les ai assez vite laissé.es parler entre eux, concentrée à signer les pages de titre sans faire de ratures.

Entendre les cris de la Terre ça veut pas dire l’entendre à distance ça veut dire crier avec la Terre.*

Passage chez Exacompta pour valider les cromalins de la prochaine collection, me réjouis d’entendre la voix de la dame à l’accueil, déformée par l’interphone elle me rappelle celle de Simone Signoret, le sketch du télégramme. La dame de l’accueil on ne la voit jamais, je me demande où elle se trouve, peut être cachée derrière un des miroirs sans tain du hall. Depuis l’escalier je photographie à la hâte le panneau en bois gravé, peur d’être surprise.

Je reçois les scans des photos prises à Nice avec Nina, de nouveau les taches organiques, une pellicule périmée que javais chargée avant de recevoir les résultats de la première. Nous avons mieux maîtrisé la manivelle d’entraînement du film, il n’y a qu’une surimpression, ma petite déception compensée par la redécouverte des paysages traversés avec Nina.

Des publications autour de Comanche sur des blogs amis, des messages, évidement ça me fait plaisir, surtout ça m’aide à prendre confiance dans le texte. Et maintenant tu vas faire quoi ? Est ce que je dois choisir déjà ?

*Isabelle Stengers chez Laure Adler.

distorting time

Il a trop bu, porte un costume noir, il vient d’enterrer un ami, il entame un pas de danse, pirouette au sol, se redresse, ses bras comme des ailes, son regard se perd dans l’eau du port, il reprend sa danse folle et joyeuse, on est fasciné par la grâce, il s’envole.

Les deux hommes côte à côte paraissent d’abord immobiles, celui de droite se met lentement en mouvement, seulement les pieds, une chorégraphie entre cha-cha-cha et tai-chi. On attendait la pluie mais le ciel immuable demeurait blanc.

Je ne pensais pas qu’un jour le ruissellement de la pluie me rassurerait. La fille raconte aux garçons, il y a deux mecs ils ont violés une fille de leur équipe, en mode c’est leur nana. Rien ne va dans la phrase.

Le vélo a glissé, le guidon vient heurter le thorax, ça va madame ? Dans la soirée un hoquet me rappelle brusquement la douleur, je ne dis rien, j’entendais déjà les reproches inquiets d’Alice. Ferais l’aveu quelques jours plus tard, rassurée de respirer normalement.

J’aimai voir la main du père posée sur le dos de la fillette, entre impulsion et protection. Je ne la vois pas s’approcher, Oh nice, it’s a Rollei ? No it’s a Yashica, a Japanese one. Elle avait un accent italien. Beautiful. Je finis la pellicule, j’ai oublié cette fois de doubler avec le numérique, je regrette mon manque de méthode.

On voyait s’écarter les nuages, le bleu prenait progressivement sa place. Roxane m’envoie une nouvelle version de la couverture de Comanche, reste un ajustement de la couleur, la quatrième à déplier, mais on touche au but. L’impatience me rattrape.

Son visage m’est familier, tout en discutant avec A je lui jette quelques regards, on échange quelques phrases mais le lieu de notre rencontre ne me revient pas. Elle se lève, marche dans la boutique, se met à parler je ne sais même plus de quoi mais j’entends son accent. C’est à ce moment là, alors qu’elle disparait de mon champ de vision et que j’entends sa voix que je me souviens où nous nous sommes rencontrées. Le lendemain je retrouverais précisément son visage d’il y a vingt ans.