Petite manger m’ennuie, ça exaspère les adultes, combien de fois rabâchée cette phrase, on voit que tu n’as pas connu la guerre, ma fourchette promène des bouts de carotte en rondes languides, Jacques regarde sa montre et tente la menace, si quand la grande aiguille atteindra le six tu n’as pas fini, tu vas voir ce que tu vas voir, des mots en l’air, pourtant en grandissant je fais l’effort nécessaire qui rassure, je mastique la viande froide sans conviction, quand le repas se prolonge en discussions sans fin alors mes doigts s’impatientent, je dessine du couteau dans l’assiette, je rassemble les miettes éparpillées en spirales ou en cœur, ça dépend de l’humeur, je coupe entre mes ongles la peau des fruits en fines lamelles pour redessiner des fleurs. Cette dernière habitude je l’ai gardée, je la pratique souvent à Noël avec les épluchures parfumées des clémentines.
Auteur : caroline diaz
ville en rêve

Perdue dans une banlieue anonyme, pavillons disparates, jardinets, autos sur parkings devant immeubles de béton, perdue sans savoir ce que je dois rejoindre. Je prends une route qui grimpe en grand virage, bordée de meulières d’entre deux guerres, nimbée d’une lueur orangée, c’est un paysage de ville illuminée qui surgit du haut de la côte raide, comme remonté de dessous la terre, flottant au dessus de l’abîme. Les façades percées de lumières s’étalent en mille feuilles comme horizon, cité féerique suspendue en flou tremblé, détachée du monde où je me tiens. Une clameur étouffée, feutrée par l’épaisseur d’une ouate invisible, m’envoûte telle un chant mystérieux. Il faudrait me jeter dans le vide mais mon corps ne peut se résoudre à plonger, retenu par une peur raisonnable. Je voudrais signaler ma présence, qu’on vienne me chercher, j’hurle, ma voix n’existe pas, avalée par le vide. Je cherche une autre voie pour accéder au monde flottant mais je suis perdue encore, rejetée aux flancs, dans la même zone de parkings abandonnés, de rues désertes, de barres silencieuses. Je n’ai pas d’autre choix que remonter la pente, fermement décidée à plonger cette fois, j’affronte maintenant l’ombre, la lumière orange a disparu, arrivée au sommet c’est comme si la nuit avait dissout la ville, elle n’est plus qu’un spectre gris qui s’éloigne, silencieux et tremblant dans un halo de charbon velouté, une ville morte, un monde perdu.
plage

dans le temps de l’enfance m’y suis inventée princesse déracinée, orpheline de bac à sable, j’ai creusé à pleines mains des maisons humides, les questions enfouies dessous, des verroteries roulées en trésors, aucune menace sous les ciels de nuages extravagants poursuivis en exil, ni même sous les cris des mouettes en piqué, l’oyat ancien courbé sous vent de terre, la pluie qui bouillonne la mer, ma grève sauvage sous les feux du couchant, nulle fin du monde, une frontière fragile qu’une vague en rêve enseveli.
épiphanie #6

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J’ai le sentiment de passer l’essentiel de mon temps dans ce pli, étrangement absent.
Il fallait trouver la solution dans le cauchemar même.
La même chose à l’envers et puis plus rien.
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tercet composé de manière combinatoire par Pierre Ménard sur le compte twitter de Sandor Krasna
ciel dégagé temps calme

Ciel dégagé temps calme, c’était la météo du jour à Oran, le 7 février 1972. Aujourd’hui au cimetière parisien d’Ivry froid sec sous ciel bleu. J’installe peut être un rituel, Alice m’accompagne, me guide même, elle se dirige sans hésiter vers ta tombe, elle est venue plusieurs fois depuis notre première visite l’été dernier, j’aime cet endroit dit-elle. Je découvre les arbres nus tels qu’ils devaient se dresser le jour de ton enterrement. Je sens le froid aussi tel qu’il devait faire trembler Pierrot. Je suis venue tôt, pour ne pas trop grignoter la journée de travail, trop tôt pour que le soleil caché derrière un cyprès réchauffe le granit poli de ta pierre tombale. Seuls les reflets des marronniers nus animent la pierre, le cimetière est désert, même les oiseaux font silence. Nous avons voulu attendre le mouvement du soleil, et puis renoncement. Nous buvons un café serré à la sortie du cimetière, je crois que le patron est kabyle, je ne peux pas m’empêcher d’y voir un signe. Nous nous séparons avec Alice, je souris, qui dans la rue, dans les couloirs de correspondance, pour deviner cette présence nouvelle que je chéris.
épiphanie #5

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Un jour on s’arrête, saisi par la foison des pistes.
Une litanie d’indices, soustraits au hasard.
Je ne veux plus être sensible qu’aux douleurs.
tercet composé de manière combinatoire par Pierre Ménard sur le compte twitter de Sandor Krasna
celle qui un jour a posé son regard dans le vide

Celles qui encore allaient au lavoir, battaient, brossaient, rires, sueurs et prières pour ceux qui s’en sont allés dans les campagnes. Celles qui encore allaient à l’église le dimanche en grimpant le San Pedrone du hameau vers le village. Celles qui encore parlaient le corse dans leurs longues jupes noires a funtana. Celles qui par deux fois ont été veuves. Celle qui justifiait la marche du monde avec des proverbes. Celle qui a dû quitter l’école parce que sa mère pensait qu’elle en savait déjà bien assez et qu’elle serait mieux à tenir avec elle la maison, et les trois petits. Celle dont le mari italien a été assassiné sur un chantier de Bastia. Celle qui n’oubliera jamais le petit matin de mars 1943 où les soldats de la Gestapo sont venus arrêter son frère qui faisait circuler des journaux clandestins sous les banquettes des autos qui partaient à Vichy. Celle qui la nuit criait après les assassins de son frère. Celle qui a vu son mari revenir hagard après l’interrogatoire de la rue des Saussaies. Celle qui racontait La chèvre de monsieur Seguin comme si elle avait connu la pauvre Blanquette. Celle qui en deuxième noce s’est mariée en noir, sans voile ni dentelles, une gerbe d’œillets et de glaïeuls posée devant son ventre déjà rond. Celle qui dès l’aube embaumait la maison de ragoûts de viande, nepita, laurier et tomates. Celle qui étalait l’odeur rance et poudrée de son rouge à lèvres sur mes pommettes parce qu’elle me trouvait pâlotte. Celle qui me frottait la commissure des lèvres de son index mouillé de salive écœurante. Celle qui dentelait les frappes à la roulette. Celle qui a renoncé au piano au cours de l’hiver 42 où il a été décidé que l’instrument serait mieux employé en bois de chauffage. Celle qui saupoudrait de sucre les tranches de pain beurré à l’heure du goûter. Celle qui ne savait pas prononcer la lettre X parce qu’elle n’existait pas dans sa langue maternelle. Celle qui m’a apprit à monter les mailles. Celle qui est tombée dans le petit couloir face contre terre un mois de juillet qu’elle devait emmener son petit-fils en vacances. Celle qui s’est étouffée avec un quartier d’orange et que longtemps on en a ri d’avoir appris à la haïr. Celle qui est morte pauvre folle à quinze ans — ou était-ce une mauvaise fièvre ? Celle qu’on appelait Pierrette, du petit nom de celle qui est morte à quinze ans. Celle qui deux fois est tombée dans le coma. Celle qui portait avec fierté une cicatrice en croix de lorraine sur le tibia. Celle qui portait le prénom du grand-père Eugène. Celle qui était fascinée par l’âme russe. Celle qui comme les garçons du village allait porter la sérénade à la nuit tombée. Celle qui a été élue reine des Corses de Paris en 56. Celle qui aimait les oiseaux même en cage. Celle qui prétendait avoir vu des chiens s’envoler quand le libecciu s’engouffre dans les rues de Bastia. Celle qui devinait l’avenir dans les tâches d’encre. Celle qui fumait depuis toujours. Celle qui avait la même voix que Delphine Seyrig. Celle qui riait d’un grand rire de gorge en découvrant ses dents blanches si bien rangées. Celle qui aimait le gris du soir. Celle qui voulait que ses cendres volent dans la Castagniccia. Celle qui un jour a posé son regard dans le vide avec la mort en face. Celle qui aimait les courants d’air. Celle qui pour mettre de l’ordre dans sa tête organisait d’abord un grand désordre de pieds d’acajou dans le salon. Celle qui disait : pleure tu pisseras moins. Celle qui dessinait des constellations immenses sur les vitres embuées de novembre pour tromper l’ennui. Celle qui voulait croire aux fantômes. Celle qui ne se lassera jamais de l’aube au dessus de l’Elbe.
Texte écrit sur une proposition de François Bon, dans le cadre des ateliers du Tiers Livre
mémoire

d’immortelle froissée de livre de poche bouffi de temps humide de sol d’été après la pluie de beurre tiédi sur sa nuque de la première nuit dans les draps propres d’écorce de châtaigne brûlée du dernier parfum qu’elle a porté et que je n’ai jamais aimé de cave dans l’armoire en tissu enduit avec portes à fermeture Éclair où nous nous cachions pour des jeux interdits de linge chaud sous le fer de viande froide abandonnée dans l’assiette de poudre de riz mêlée de rance sur ses lèvres d’oignons frits à la fraîche de laisse de mer iodée de tourbe dans la maison d’Ouessant d’oyat tiède après l’orage de métal mouillé du Paris-Melun via Combs-la-Ville d’encens quand les courants d’air n’ont pas suffit à effacer l’odeur des Peter Stuyvesant rouges de l’eau de cuisson du riz de sièges de voiture ramollis sous la pinède d’encaustique en aérosol
épiphanie #4

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Un drame qui demeure invisible dont on ne perçoit que les échos et les stances déchirés.
Quand on rencontre les gens, ils ne connaissent ni le début ni la fin de notre vie.
Et vous, ça va ?
tercet composé de manière combinatoire par Pierre Ménard sur le compte twitter de Sandor Krasna
silence

Après que j’ai tenté de lui donner à manger à la petite cuillère, elle essaie de me parler, mais je ne comprends pas sa langue désarticulée. Est-ce qu’elle mime le geste d’écrire ? Est-ce que je le devine ? Je lui tends un bloc de papier à lettres, ses phalanges tordues attrapent le stylo et elle commence à noircir la page. Au bout de quelques secondes elle abandonne, comme exténuée, ce que je découvre c’est un simulacre d’écriture, comme un griffonnage d’enfant qui voudrait imiter une signature d’adulte. Ce sera notre dernier échange, ce renversement brutal des rôles, les syllabes en désordre et le gribouillage, jusqu’au silence.
