Le départ

Début septembre, la lumière est dorée, excessive, qui s’étale sur la place Saint-Nicolas. Jean et Angèle alignent des pierres minuscules à l’ombre du kiosque à musique. Depuis la terrasse des Palmiers, Pauline les enveloppe du regard. Là même où, plus tôt, elle a bu un café avec Louis sous le frais des platanes. Un luxe. Un café servi à cette table, dans cette ville encore leur. Ils ont savouré cette oisiveté rare, un peu coupable, Mais on pouvait quand même s’offrir ça avant le départ. Dans la poussette, Anne-Marie dort. Sa joue repose contre le tissu, tiède, douce comme les pêches du verger. Pauline la contemple, aimerait la prendre dans ses bras, sentir son poids, le chaud de son cou. Mais elle dort. Et déjà l’inquiétude la saisit. Ce n’est pas un lundi comme les autres. Cela pourrait ressembler à un dimanche — quand on vient dégourdir les enfants sur la place après la messe. Mais c’est lundi, le jour du bateau pour Marseille via Toulon. Louis lui a demandé d’attendre là, calmement, le temps qu’il aille vérifier l’horaire de l’embarquement — il le sait parfaitement à quelle heure, mais il faut meubler l’attente, donner une forme au vide. Pauline cherche le calme en vain. Elle a beau fermer les yeux, respirer doucement, c’est plus fort qu’elle. C’est de monter sur un de ces monstrueux navires, quelque chose en dedans frappe durement, sous sa blouse blanche. Le Sampiero Corso attend à quai, massif, impassible, long de cent mètres, comme un animal prêt à avaler tout ce que la ville veut bien lui confier. Il est neuf, il sent la peinture, le sel, l’inconnu. Autour les dockers s’affairent en fourmilière désordonnée et le ventre du navire se remplit, méthodiquement. Au-dessus, le ciel est immense. La veille ils ont dormi chez les cousins Laureli, derrière les volets entrouverts, les bruits de la ville comme une dernière rumeur. Pauline n’a pas fermé l’œil. La peur et l’excitation l’ont tenue droite dans la nuit, guettant l’aube. Louis s’est levé aux aurores, est retourné dans l’appartement de la rue Droite, escorté par les cousins, les cantines étaient prêtes, ne rien oublier. Une voiture, prêtée par le receveur de Bastia, a servi à tout charger. Ils ont longé le quai des Martyrs. Le soleil déjà montait. On voyait l’Elbe, bleue, posée sur l’horizon. Louis n’a pu s’empêcher de rêver à sa baignade quotidienne à Ficaghola. Mais Paris valait bien ça. Paris l’attendait. Les cousins les avait gardés pour le déjeuner et puis ils ont filé, ils ne voulaient pas s’éterniser en adieux. Les enfants devaient courir encore, se fatiguer avant la traversée. Maintenant Pauline regarde la place, la découpe des jeunes palmiers dans la lumière de fin d’été comme si elle la découvrait pour la première fois. Et la silhouette de nageur de Louis est apparue, remontant du port. L’impatience masquée par un sourire étiré. En se frottant doucement les mains, il a murmuré on y va. Il ne tremble pas. Il a pris la poussette, il a appellé les deux gosses. Il a jeté un œil tout autour, ne rien oublier, et ils ont traversé la place à pas lents pour rejoindre le port. Personne ne parle. Même Jean, d’ordinaire si vif, garde le silence. Personne n’ose se retourner. Seule Anne-Marie ne peut mesurer la solennité du moment, encore endormie dans la poussette que Jean manœuvre avec la hauteur des aînés. À l’embarquement Louis montre les billets de deuxième classe offerts par Les Postes. Avant d’aller poser les bagages dans la petite cabine, il glisse à Pauline, Garde-nous une belle place sur le pont. Contre le bastingage Pauline sent son cœur battre trop vite. Elle sent aussi la main d’Angèle qui serre la sienne. Jean est debout, raide, grave. Maintenant Anne-Marie se réveille dans les bras de son père, la tête tournée vers la ville. Les petits il faudra que tu leur apprennes à nager. Ils regardent Bastia s’éloigner, les façades ocrées, la place Saint-Nicolas, le massif du Stello derrière, et le soleil au-dessus encore. Et soudain, la sirène, son cri sourd, brutal. Pauline sursaute.
Elle le savait, bien sûr, que c’était un départ.
Mais le son déchire quelque chose en elle.
Mais l’air lui manque.
La chaleur s’échappe de ses bras, de ses jambes.
Pourtant Louis a promis, Paris ce sera formidable, quelle chance pour les petits.
Mais quelque chose en Pauline résiste.
Une part d’elle reste là, sur l’île, tandis que le bateau avance. Ils restent longtemps sur le pont, autour l’eau brille comme un métal vivant. Ils longent le cap, imprégnant leurs cornées du sombre des montagnes de l’île chérie, imaginant le soleil se couchant derrière. Tandis que dans l’air s’élève, mêlée à l’odeur âcre des immortelles, l’incertitude du retour.

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caroline diaz

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