la fidélité de laine

Ce lundi matin je reçois un courriel du SHD de Caen. Je l’attends depuis des semaines, mais j’ai, avant de l’ouvrir, ce léger recul que produit l’attente quand elle touche à sa fin. En pièce jointe, un fichier PDF de dix-huit pages. La première page reproduit la couverture du dossier du Ministère des anciens combattants et victimes de guerre. Son nom s’inscrit entre deux lignes tracées à la règle, POLETTI. Une calligraphie à la fois scolaire et solennelle, avec empattements. Puis son prénom, puis sa date et son lieu de naissance. En haut à droite, un tampon. Mort en déportation. En lettres frappées.
Mort en déportation.
Je lis, je relis, je le sais, ça demeure insensé.

Page deux, l’image que j’espérais sans vraiment croire qu’elle existait. C’est une petite photographie en noir et blanc. Antoine. Le front haut. Son regard, dense, direct, se pose sur l’objectif, qui donne à l’image une intensité silencieuse. Il ne sourit pas, son expression concentrée oscille entre douceur et gravité. Vous n’aurez pas ma peur. Il porte un manteau épais et une écharpe à carreaux, nouée autour du cou. La matière laineuse de l’écharpe dit le froid de ce matin là. Je cherche les données météo du 7 mars 1944. À Paris, les températures étaient fraîches, avec une maximale de 6,5 °C et une minimale de -1,3 °C. Aucune précipitation n’a été enregistrée, ce qui suggère un temps sec, probablement sous un ciel dégagé ou légèrement nuageux.

Jusqu’ici, je ne connaissais que deux autres photographies où Antoine apparaît. Car c’est bien d’apparitions qu’il s’agit. Sur les clichés de mariage de sa sœur, puis de son frère, où il se tient, toujours à la même place, au dernier rang, deuxième en partant de la droite. Relégué au second plan de la mémoire, à la marge de l’histoire familiale. On devine un léger sourire sur la première. Sur la deuxième, prise deux ou trois années plus tard, je l’ai reconnu difficilement. Le regard s’est voilé de tristesse, il s’est rasé la moustache. Mais ici, Antoine est seul face à l’objectif. Centré. Présent. Intense. C’est d’une photo saisissante, qui me regarde autant que je la regarde. C’est la dernière photo d’Antoine, il avait quarante ans. Cet équilibre fragile entre gravité et douceur, cette expression que je crois il compose, il se concentre, c’est un acteur. Comme s’il savait que ce cliché serait le dernier, mais qu’il tenait à nous rassurer. Je la regarde depuis des jours, quelque chose se brouille, m’échappe. Trop d’attente, d’émotion. Peut-être que ce que j’y cherche me fait peur. J’ai montré la photo à d’autres, sans leur en donner l’origine, l’image tendue comme une question, en deux mots que lis-tu sur ce visage ? Souvent, leurs réponses m’ont ramenée à mes propres intuitions.

Un air éveillé, curieux du monde, avec un rien d’inquiétude — cette intranquillité allant de pair avec l’ouverture au monde. L’ici maintenant appelle une chose ancienne, et sur les lèvres, une amertume. L’énergie et le désarroi de l’amour enfantin. La joie et la tristesse contenues d’une peur prise au dépourvue d’être soulagée. Il est surpris par quelque chose, et sérieux, comme s’il cachait quelque chose. Il tente de faire bonne figure, de n’éveiller aucun soupçon — mais il sait que l’objectif le trahit. Une forme de recul présente dans le corps même, cherchant à se protéger. Le dégoût, le refus de quelque chose qui se lit sur les lèvres. On sent l’honnêteté et la force dans son regard. Les deux yeux ne disent pas la même chose : le gauche semble triste, le droit exprime une concentration neutre face à l’objectif. Je suis perdu — et aussi , où êtes-vous ? On parle de lucidité grave. De vide. D’une attention extrême. De quelque chose de romanesque, ou d’héroïque. Il fait face à l’adversité des choses, il n’y a pas de retour possible. Il s’engage dans l’inconnu, les yeux ouverts. Un homme qui connaît le rêve comme l’engagement. Le sérieux et l’ironie. Quelqu’un qui vient de voir quelque chose de terrible, et qui l’affronte. Et pourtant une douceur. Quelque chose d’illisible. Quelqu’un d’intelligent et sensible, qui prend du recul pour digérer ce qui est en train d’arriver. Quelqu’un qui voit venir quelque chose, et dont l’écharpe ne le protège pas, mais fait douceur. Quelqu’un qui regarde. Qui ne se dérobe pas. Et qui semble, dans un même regard, dire l’attention, la peur, la tendresse.

C’est une photo qui m’obsède. Depuis que je l’ai reçue, chaque jour je la regarde, et je suis incapable, pour l’instant, de fouiller la suite du dossier. Je m’attarde sur cette écharpe de laine nouée autour de son cou, les lignes tissées des carreaux. Je pense à la fidélité de la laine, qui conserve l’odeur de ceux qui la portent. Peut-être s’y mêlaient le tabac, le savon, l’odeur métallique du froid. L’odeur du lit tiède. Parce qu’ils sont venus au petit matin, avenue de Corbera, ils l’ont fait sortir du lit qu’il partageait avec mon oncle Jean. Peut-être la peur du jour à venir. Je veux seulement m’attarder sur ce visage, son regard droit, si soudainement familier. L’amertume de la lèvre. Je vois une ressemblance avec ma tante chérie. À travers cette photographie, c’est toute une lignée qui refait surface, un tissu familial dont je saisis un fil oublié. Je me demande ce qu’il a pensé en nouant son écharpe. S’il a regardé par la fenêtre. Ce qu’il a dit à son neveu, à sa sœur, est-ce qu’il a trouvé la force de leur parler ? Est-ce qu’il en a eu le droit ? L’appartement, je l’ai connu. Enfant, j’y ai dormi. Je me souviens des tapis, de la tapisserie à fleurs, de la lumière à travers la fibre des rideaux. J’imagine le lit partagé. Les bruits contenus. Les gestes mesurés. Sans doute faisait-il encore nuit. Quel itinéraire a suivi la Traction Avant jusqu’à la rue des Saussaies ? Ont-ils longé la Seine ?
Je me demande à quoi Antoine a pensé au moment de la photographie. Ce qu’il savait. Ce qu’il a laissé derrière lui.
Je ne sais pas et cette ignorance devient le centre de mon attachement.
Je pars de là. Une photo. Une absence.
Un lieu qui persiste dans la mémoire, des fragments. Des souvenirs qui ne sont pas les miens.
Je sais seulement que cette image existe.
Et que quelque chose de lui résiste encore à l’oubli.

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caroline diaz

https://lesheurescreuses.net/

4 commentaires sur “la fidélité de laine”

  1. Porter en soi un.e déporté.e…à la fois inconnu.e et familier.e est une charge mentale lourde de sens. Retrouver le visage sur une photographie nous plonge dans des dédales de perplexité et de consternation. Quelque chose resurgit d’une voix manquante à jamais. Une parmi des millions, mais qui fait figure de phare dans la catastrophe. Espace de souvenir amputé… Je suis très sensible à votre texte, et à votre  » fidélité de laine » , en mémoire d’un oncle maternel ( l’unique!) qui n’est jamais revenu, et dont on nous a parlé dès l’enfance.

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    1. Merci pour vos mots, ce que vous dites de cette voix manquante, de ce visage à la fois proche et lointain, me touche profondément.
      Oui, c’est une charge étrange, à la fois silencieuse et tenace, qui me pousse à écrire aujourd’hui. Je garde en tête votre « phare dans la catastrophe ».

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