Y revenir

La première fois que je suis venue à Lasne c’était déjà en septembre, il y a six ans, depuis chacun de mes voyages est enveloppé de l’émotion du premier. Ma cousine et son mari m’attendent à la gare, ils ne me font qu’une bise, je suis surprise, j’avais oublié qu’en Belgique on s’embrassait ainsi. Comme la première fois que je suis venue, il fait beau. Dans le jardin il y a de nouvelles ruches. Phil va régulièrement les inspecter, de loin on l’observe parfois faire de grands mouvements, il chasse les frelons qui rôdent. Je le rejoins, m’inquiète qu’il ne porte aucune protection, il a besoin de travailler à mains nues, je le comprends, il m’a fallu plus d’une semaine pour éliminer la teinte grise incrustée dans ma peau après l’expérience cyanotype, moi non plus je ne sais pas travailler avec des gants.
Le soir, la tendresse pour ma chambre lambrissée, sa fenêtre sans garde corps, le lierre autour.

Un message de son compagnon m’apprend la mort du père de mon meilleur ami. Troublée de l’apprendre ici où j’ai retrouvé le mien. Troublée parce que le matin même, alors que ma cousine me proposait de récupérer des objets qu’elle n’avait pas vendus à la brocante, j‘ai hésité devant un 33 tour de la cinquième symphonie de Malher, symphonie que nous écoutions religieusement avec A l’année du bac, en dégustant du thé à la cannelle. Les mots que je lui envoie, le sentiment de maladresse, l’envie brutale de le serrer dans mes bras.

Glanage de noisettes. Les tournesols nous tournent le dos sans pour autant regarder le soleil, désorientés. La terre grasse sous nos pas. Marcher dans les champs, dans les chemins creux, en lisière de forêt, un éclat de lumière sur une fougère, parler à peine, être ici dans une bulle. Le soir on dîne chez les amis de Waterloo qui se réjouissent d’avoir quitté Bruxelles pour vivre à la campagne.

Avec Dodo nous avons réouvert des boîtes et des albums, j’ai l’impression que leur volume a diminué, les photos ont été triées, j’en ai récupéré certaines lors de mes précédents voyages. On identifie enfin la troisième jeune femme de la photo de la meulière. Combien de fois l’avons nous regardée sans pouvoir la nommer, nous l’avions pourtant croisée souvent sur d’autre images, mais n’avions pas établi de lien entre ce visage rayonnant, dont le sourire envahit littéralement l’image, et les autres portraits. Le changement de décor, la tenue apprêtée, la joie avaient brouillé les pistes. J’évoque avec ma cousine les deux portraits d’Antoine que j’ai fini par relier avec une même audace. On ouvre le journal de mon arrière-grand-père pour retrouver le prénom de la jeune femme, elle porte le même que ma grand-mère (elles étaient belles sœurs), et se voit parfois affublée d’un Mimi pour ne pas être confondue avec Marie-Louise. Le journal, écrit dans un cahier d’écolier, recouvre une période très brève, chronique de l’exode après que la famille se soit séparée. Saisissant de lire ce récit de l’intérieur, à la première personne, la peur, les queues interminables, les gares envahies, les familles couchées à même le sol des gares ou sur les petits colis qu’elles devront abandonner plus tard, l’épuisement du grand-père, la voix de la police dans les hauts parleurs indiquant les routes où l’on pouvait encore passer, des nuées de fuyards couchés aussi sur les trottoirs, pleurant, mangeant, impossible à croire si on ne l’a pas vu. On déniche encore quelques photos inconnues, des souvenirs me semblent de plus en plus réels.

On fait une dernière marche le long de la Lasne. On boit un thé à la rose. On prépare des tartines pour le voyage. Le train qui devait me conduire à Bruxelles est supprimé, le suivant retardé, nous commentons à voix haute les panneaux, pestant contre le manque d’information. Un homme partage avec nous sa lassitude, il vient comme moi d’acheter son billet mais voit s’éloigner la possibilité de rejoindre Bruxelles. Avec Dodo on échafaude des plans, elle n’a pas trop envie de conduire jusqu’à Bruxelles, je peux encore annuler mon billet pour Paris, et passer la nuit chez eux. Jouer les prolongations m’amuse plutôt, mais le type se tourne vers moi et prononce cette phrase cinématographique : j’ai peut-être un plan B à vous proposer. Lui il ne veut pas louper son concert, il va chercher sa voiture et propose de me déposer à la gare du Midi. J’embrasse rapidement ma cousine, saute dans la voiture. Mon sauveur est bibliothécaire, va écouter The The à l’Ancienne Belgique, le week-end dernier il flânait à Paris. Je me décide trop tard à photographier le ciel illuminé par le couchant, régulièrement il me rassure sur le timing. Après l’avoir remercié une dernière fois je marche vers l’entrée de la gare, sans même connaître son prénom. Je retrouve Philippe dans son grand fauteuil gris, l’odeur réconfortante de la maison. Je range mes affaires, je réalise que mes chaussures de marche sont restées dans l’entrée de la maison de Lasne, cet oubli a une allure d’engagement, y revenir bientôt.

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caroline diaz

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