
Un lieu fragile, au bord de l’oubli, une lumière jaune depuis la cuisine révélerait ses couleurs de photo dénaturée, sépia, gris, orangeâtre. Dans l’espacement des murs flotteraient des lambeaux de peur. La peur de croiser le regard de la vitre fêlée du petit réduit. La peur de frôler l’ombre d’Antoine, ou pire celle des soldats des cauchemars de Pauline. La peur du petit couloir qu’on traverse à la hâte, baissant la tête pour éviter les visages d’ancêtres dansants sous cadres. Sur les murs du séjour il y aurait une tapisserie ornée de pivoines géantes en camaïeu d’ocres, rompue par le drapé des doubles rideaux. Un lustre vieillot éclairerait sur la table une nappe blanche, un compotier garni de frappes, des franges de mandarines coupées à la pointe du couteau. Au-dessus du damassé blanc des volutes de fumée envelopperait les visages. Tout le monde fumerait, l’homme à moustache et lunettes à l’air enjoué, l’homme frileux en peignoir beige dans son fauteuil voltaire, la femme qui froisse entre ses doigts un paquet de Gauloises bleues, la femme à peau mate qui se peint les ongles en se mordant la lèvre, une femme encore, plus longue et plus pâle, qui fumerait debout entre le buffet et la table, appuyée sur une chaise, des volutes ressortirait l’ovale de son visage aimant. On ne pourrait ignorer la masse sombre du buffet. Le buffet aux trésors, aux petits Lu. Le buffet brun et brillant. Le buffet chocolat. L’odeur du buffet. Une odeur de café, de cire, de miel de châtaignier. Le buffet, un pays. Au-dessus du buffet il y aurait la reproduction de l’Annonciation de Fra Angelico comme une fenêtre, ou plutôt une alcôve, une pièce secrète où se retrouveraient les fantômes. Un ange passe. Puis des jours. Puis des nuages. Puis décembre, dehors c’est la nuit. Un soir de Noël réchauffé de rires. Bazar de guirlandes et d’étoiles en papier doré. Dans les breloques suspendues il y a les reflets déformés de sourires larges, dans l’air ivre il y a des mains chargées de verres qui se soulèvent. On se réjouit du buffet recouvert d’assiettes en porcelaine chargées de lonzu, de tartines, de tranches de pulenta frites. On se réjouit de la grande famille réunie, oncles et tantes, cousins, cousines, chaque morceau de chaise, de vieux divan occupé, des genoux aussi. On se réjouit de rencontrer le nouveau prince de Pierrot, charmeur comme il faut, style cowboy à mèche argentée sur yeux bleus, grand, épaules solides, c’est bien pour les petits. Au pied des souliers cirés les fleurs fanées d’un jardin persan. Dans cette maison de poupée, cette boîte à chaussures remplie de monde, il y a une joie immense, l’ombre et les morts auront bien du mal à trouver leur place.
Texte écrit sur une proposition de François Bon, dans le cadre de l’atelier d’hiver, prendre
et voilà que, même en me disant que ce serait forcément plus plat (d’autant que c’est une décision, mais que j’aime que ceci ne le soit pas-) l’envie de m’y mettre que j’avais ce matin me revient… espérons qu’elle sera encore là demain matin et que je lui obéirai.
Mais déjà le plaisir de lire
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