
Je suis revenue dormir à Corbera, dans la chambre d’enfance, celle des premiers souvenirs, la chambre d’avant la mansarde, d’avant le temps où j’étais forcée à la sieste, où allongée sans sommeil rien ne m’échappait, ni la vie autour aux parfums bruns de café et de tabac, ni celle plus intime du dedans, un souvenir de peau sur le drap. La chambre de Corbera avec ses reflets mordorés éclaire toutes les autres chambres, la chambre d’après balayée par le vent iodé, puis encore celle-là en soupente à lucarne et moquette aux boucles neige, celle aux murs lisses où je dessine en douce mes premières histoires sentimentales, celle-là où j’ai rehaussé à la gouache les motifs fleuris du papier peint, celles merveilleuses de maisons inconnues où parfois j’allais en vacances, chargées d’un air et de bruits nouveaux. J’ai longtemps partagé mes chambres, mais dès que venait l’obscurité du soir et le silence, elles devenaient miennes, m’autorisaient les rêveries, je tombais telle Alice au fonds du puits, j’étais Perrine vagabonde au bord des ruisseaux, j’étais Jane dissimulée derrière le damassé rouge d’un rideau, ou encore cette fille de Brest ruisselante épanouie ravie. Dans mon enfance nous n’allions pas au spectacle, le seul cirque c’était celui que nous improvisions dans les dunes quand durant l’été nous étions rejoints par d’autres gamins en vacances, deux roulades et nous voilà acrobates à la lumière de feux interdits. Me revient aussi le visage de ces deux fillettes aux joues trop rondes et trop rouges qui un jour sont entrées dans notre classe unique à Jullouville, la phrase glissait à voix basse entre les bancs, ce sont des filles de forains, je devinais la frontière entre nous soigneusement entretenue par le mépris de notre institutrice, ça me mettait mal à l’aise. Nous n’avons jamais été à la foire qui devait se tenir dans le coin, et je pouvais les imaginer rentrer le soir dans leurs roulottes en planches de bois aux couleurs vives et fenêtres garnies de rideaux à franges telles que je les voyais illustrées dans mes livres. À Corbera, dans la chambre d’enfance, il n’y a pas de volets, seulement des rideaux verts dont la trame épaisse me fascine et laisse pénétrer les rayons lumineux de phares de voitures qui passent en contrebas dans la rue. Dans les halos les ombres dansent, peut-être les assassins d’Antoine qui font hurler ma grand-mère dans ses cauchemars, ou les fantômes de nos pères disparus. La chambre de Corbera éclaire toutes les autres chambres, et celle où je suis retournée bien plus tard, dans ce dernier appartement de Bastia où ma mère a vécu. De cette chambre on devine le parfum du papier d’Arménie ou d’un cône d’encens au patchouli, je crois bien que la saltimbanque c’est ma mère. Elle reçoit dans cette chambre à tomettes et plafond haut toutes les éplorées de la ville, elle les accueille en hochant doucement la tête pour faire danser les grands anneaux d’or que je lui ai toujours connus, et quand ses ongles laqués tapotent les cartes retournées, j’entends sa voix basse et persuasive qui console, encourage, invente des jours meilleurs. Si durant des années je reste cartésienne, agacée de l’engouement familial pour ses dons de voyance, dédaignant les promesses qu’elle prétend deviner dans les cartes, honteuse de l’argent qu’elle gagne sur le dos des malheureuses, aujourd’hui je regrette de ne pas lui avoir demandé de faire parler nos morts, de chaque valet elle aurait sans prudence fait surgir la voix d’Antoine, de Louis, ou de Roland, quelles histoires m’auraient-ils rapportées alors ? Dans la chambre de Corbera le jour se lève, on le devine à peine tant la rue est sombre en décembre, j’ouvre la fenêtre et me penche sur la droite, là d’où, mon frère me l’a dit, on saisit la lumière de la rue Crozatier.
Texte écrit sur une proposition de François Bon, dans le cadre de l’atelier d’hiver, prendre