Tenir, retenir

Tenir, (détail) – Françoise Pétrovitch

Fin aout j’ai vu l’exposition de Françoise Pétrovitch, Aimer. Rompre, au musée de la Vie romantique. Le titre vient d’une œuvre ancienne de l’artiste, deux monotypes imprimés sur un cahier de conjugaison. Il y a dans mon iconothèque une reproduction d’un de ces monotypes sur le carton d’invitation d’une exposition que je me souviens pas avoir vue, une image palimpseste, une paire de jambes nues, un cœur imprimé sur la conjugaison du verbe rompre, c’est mon premier lien avec l’œuvre de Françoise Pétrovitch. Avec Aimer.Rompre, elle explore les prolongements du romantisme dans l’art contemporain, met en scène des adolescent·es, questionne le lien qui unit deux êtres, ou le vide entre eux. On y retrouve un motif cher à l’artiste, un corps parait soutenir, retenir, un autre corps, les bras de l’un.e passent sous les aisselles de l’autre et se ferment devant sa poitrine. Il y a dans ce geste une retenue — presque une mélancolie — qui me bouleverse. Un vacillement, un instant suspendu. Il y a aussi une émotion plus abstraite, lointaine, qui se loge dans l’enfance.

Le lendemain l’image me revient, d’un dessin animé que j’ai regardé avec passion petite fille, Candy. La scène se déroule au cours d’un épisode déchirant où Candy sacrifie son amour pour Terry, engagé auprès de celle qui lui a sauvé la vie, et décide de le quitter. Candy annonce son départ à Terry, il veut l’accompagner à la gare, Candy refuse, Terry insiste, elle s’échappe, elle le supplie de comprendre, elle court dans les escalier, quand on voudrait qu’elle reste, on entend le martèlement de ses bottines minuscules frappant les marches qui se déroulent dans un mouvement infini par la magie de l’animation. Terry la rattrape, ses deux mains viennent se nouer sous la poitrine de la jeune fille, dans ce même geste peint par Françoise Pétrovitch. Tenir, retenir. Les deux héros s’avouent leur amour dans cette étreinte. Je ne peux pas te laisser partir, on cite presque Lamartine, … oh je voudrais que le temps suspende son vol. Le visage de Terry dans la chevelure de Candy, le décor qui s’efface dans un nuage coloré. Le couple se sépare, ils pleurent, et nous pleurons avec eux. J’ai fini par oublier cette scène, le sentiment d’injustice et le chagrin absolu qu’elle avait provoqués. Devant le tableau de Françoise Pétrovitch j’admire la beauté du geste —presque chorégraphique, tenir, retenir, et la capacité de l’artiste de nous donner à voir ce suspens, ce vertige. Quels mots se sont échangés ces deux là avant que les mains de l’un.e viennent se nouer sur le ventre de l’autre ? Tenir, retenir. Une blessure qui se réveille, mais aussi mon amour pour Candy l’orpheline. Derrière la mièvrerie apparente du manga, les boucles blondes, les voix trop douces, les couleurs acidulées — que l’on peut retrouver dans les peintures de Françoise Pétrovitch, derrière les ressorts dramatiques éculés dont se moqueraient la plupart, il y a Candy la fière, la généreuse, qui suit sa voie avec courage. Candy qui me console, me rassure. Candy, cette figure héroïque de l’enfance.

Candy, épisode 99
musée de la Vie romantique, Paris, août 2023

l’obsession des traces

Réveil solitaire, alors que les filles poursuivent l’occupation de la Villa Arson. J’écoute les bruits de circulation, le tram, la voie rapide, les trains. Vérifier la couleur du ciel, prendre quelques photos en attendant Nina. Marche vers le port. L’après-midi retourner au musée Matisse, ne pas retrouver la lumière de la première fois.

Dans ces battements d’avant départ, l’hésitation à entreprendre quelque chose, tu veux aller voir la mer ? On fait un aller retour en marchant vite, pincement au cœur devant les scintillements, ne pas penser à ce qu’on a manqué.

Dans sa chambre, il y a une photo de ma mère accolée à un procès verbal d’infraction — un titre de transport que Nina n’avait pas validé à bord du tram lors de sa première venue à Nice. Sur le papier rose on devine l’empreinte du stylo mais on ne lit plus rien, la faute effacée. L’obsession des traces.

La mère, avec sa beauté de quarante, l’aplomb de sa voix chaude, à sa fille frêle sous la masse rousse des cheveux, regarde les bâtiments regarde un peu les palmiers regarde regarde, l’adolescente au bord de l’exaspération, elle baisse les yeux, chuchote c’est quel arrêt maman ? regarde maman, je te pose une question et tu ne me réponds même pas.

Nous nous retrouvons rue Tournefort, dans un quartier de la ville je connais à peine, mais dans lequel je reviens trois fois en l’espace de quelques semaines. Me traverse l’envie d’explorer méthodiquement la ville, il faudrait faire un plan, s’y tenir, avant de quitter Paris, je n’aime la méthode que sur le papier.

Faire l’inventaire de tous mes moments de joies sous la pluie. Quelles villes, avec qui à mes côtés, sous quel abri. Running on Empty, la fuite en avant, l’anniversaire, River Phoenix sur le fil, Alice tente de me rassurer, ça va bien se terminer.

Elle m’annonce qu’elle arrivera dans vingt cinq minutes, j’ai le temps de faire des madeleines, ça me saute à la figure, la rareté de ces moments, l’attention, l’amour qu’on peut mettre dans ces gestes de cuisine, la révélation de la tendresse que j’ai pour elle.