dans l’autre partie du monde

Nous sommes tous les quatre réunis pour le déjeuner du dimanche, dans ce restaurant familier où nous mangeons des pizza, nous sommes heureux, rituels des choix, des « j’hésite », un sentiment de réconfort me rappelle le sentiment de l’absence de Nina, si présent il y a tout juste une semaine. 

Tous les gestes alourdis, le ciel bleu. Nous sommes très en avance et avisons le PMU presque désert face à la gare de Villeneuve-Saint-Georges, le café est trop fort. Nous prenons un bus qui ne marquera pas l’arrêt, nous marchons dans ce no man’s land tandis que les avions en phase d’atterrissage volent au-dessus nos têtes. Les visages sur lesquels nous ne mettrons pas de noms, la voix de Léonard Cohen, des larmes, j’aimerais avoir son courage, le déjeuner improvisé au Kebab.

Elle se drape dans son tablier noir, tous ses gestes sont précis, maîtrisés, elle était pâtissière avant d’être savonnière. Elle fait couler les bases dans un bac en silicone, les couleurs ondulent sous la poussée liquide, les marbrures se forment, sa voix douce explique chaque étape, je mesure mon agitation rien qu’à l’observer. 

Préparatifs pour le déjeuner, Nina se lance dans un de ses défis culinaires, des religieuses au chocolat pour le dessert. M-C nous raconte qu’elle aurait pu finir sa vie dans les ordres quand son père devenu veuf à vingt-trois ans pensa la confier à sa sœur qui dirigeait un couvent.

Message de Nina, le lever de soleil vers Marseille était très beau, je me réjouis à l’idée que les images apparaitront peut-être dans son journal de mars. Je photographie les premières floraisons dans la lumière encore basse, joue avec la mise au point, le soleil, m’hypnotise de flou.

Le monde est coupé en deux, et dans l’un d’eux il y a des hommes qui s’excitent au téléphone parce que « dans le rapport, il y aura quelques slides en plus », ça me rassure de penser que je vis dans l’autre partie du monde, même si en ce moment il est difficile de trouver des raisons de s’y réjouir.

Nous nous retrouvons au bord du canal avec J et A, nous prenons un café et je taquine l’enfant, pour la première fois je remarque la tache noisette dans le bleu de son œil droit. Nous rejoignons le square où j’emmenais les filles après l’école, il est devenu sinistre mais A s’en fiche, elle gratte le sable poussiéreux, trouve un caillou minuscule qu’elle jette, ramasse une vingtaine de fois, s’entête à vouloir grimper sur le plus haut toboggan sous lequel s’est endormi un SDF.

l’apprentissage de l’attente

Relecture de l’épreuve papier de Comanche, redécouvrir la respiration du texte, je trouve encore quelques détails à corriger. Surmonter la déception du défaut d’impression de la couverture, je vais devoir attendre un nouveau tirage. Faire ce livre, c’est faire l’apprentissage de l’attente.

La petite dame enjouée à l’homme qu’elle prend pour un jardinier, félicitations pour l’entretien, ah c’est pas moi, je n’y suis pour rien, il lève les mains comme pris en faute et laisse la dame désappointée.

Je suis partie avec les chants d’oiseaux, j’ai pensé à certains réveils d’Erbalunga. Je traverse le dédale immense de l’hôpital, secteur marron, violet, jaune, j’entends encore la ouate dans la voix de ma tante quand elle disait à Bicêtre. Il me dit ce que je veux entendre, j’ai bien fait de venir, mais le cas d’A était atypique, il m’en parle comme si c’était hier, alors que ça fera dix ans en juin. Puis on m’oublie dans le couloir, je n’aurais pas le temps de passer au cimetière.

Avec quelques ami.es du Tiers Livre au café Pierre, Xavier nous décrit la valise qui contenait les cahiers d’Antonin Artaud, comme elle mettait le bazar sur le compactus de la BNF — les livres y étaient ordonnés par ordre de réception. Dans son souvenir elle se trouve sur une étagère du bas, tout proche du Journal d’un curé de campagne. Sa parole passionnée nous donne l’envie d’un livre.

Notre voisine vient chercher des conseils auprès de Philippe, sa famille possède des cartons entiers de négatifs sur verre d’un grand-père photographe et voyageur, qu’elle voudrait léguer à un fond d’archives. On en a contacté plusieurs, mais on ne nous répond plus, dans la famille on est pressé de s’en débarrasser. Je suis un peu effarée, il doit y avoir des trésors ? oh mais on va garder garder les tirages positifs… nous restons à échanger sur le seuil, à peine ai-je refermé la porte qu’Alice me lance en riant oh toi tu étais un peu jalouse.

Elle interpelle la serveuse, tiens mais vous êtes gauchère, moi aussi je suis gauchère, c’est pour ça que je le remarque. Je raconte à Alice comme petite je rêvais d’être ambidextre, les heures passées à tenter d’écrire joliment de la main gauche, elle m’avoue qu’elle aussi. Le souvenir des changements de mains en séances de modèle vivant, le geste libérateur, dessiner de la main qui ne maîtrise pas.

Elle m’a regardée, j’ai eu l’idée de lui sourire, elle a cru que je l’encourageais, elle s’est approchée et m’a lancé bonjour on est des cathos de la paroisse Saint-Joseph, à côté… c’est bien mais ça ne m’intéresse pas. J’ai voulu photographier les première fleurs du cerisier de l’écluse, je pensai aux conseils d’Angelo à Osaka, laisser le soleil passer à travers les pétales pour restituer la délicatesse de la fleur, mais le ciel s’était chargé qui saturait affreusement les couleurs.