le temps n’invente rien

Sur les deux petites photos carrées décollées de l’album de famille de Clo, un noir et blanc un peu fade révèle une autre époque de Corbera. Celle où ma mère vivait avec mon père, sous le même toit que ma grand-mère Pauline. Noël soixante-deux. Une fête toute simple, mais le fait même de se réunir appelait la photographie.
Sur la première photo, deux couples dansent. Clo avec son mari, à côté d’eux, ma mère et mon père. Ma mère a l’air d’une enfant dans sa robe écossaise, ce profil, c’est celui de ma petite sœur, le temps n’invente rien. Mon père, avec un sourire trop large, forcé, cabotin, sans doute à l’attention du photographe. Je ne le reconnais pas, mais je sais que c’est lui. Je découvre la présence d’un piano derrière eux. Je crois qu’il avait disparu quand je suis arrivée à Corbera, dix ans plus tard. Au-dessus d’eux, des guirlandes argentées tombent du plafond, décor de fête en toc.
L’autre photographie est prise à table. Les corps présents et ceux que l’on devine entrent à peine dans le cadre serré. Sur la table coincée entre la fenêtre et le piano, il y a une nappe à carreaux, une bouteille, une carafe, des assiettes vides, un cendrier en verre dans lequel j’imagine les mégots accumulés. Je reconnais ma tante Claude, ma cousine Dodo, ma grand-mère, et enfin ma mère, qui porte la même robe écossaise que sur l’autre cliché. Dans le fond, je reconnais Éva, une amie de ma mère, elle sourit tout en soutenant gracieusement son visage du dessus de la main. Tous les regards convergent vers ma mère, qui semble raconter une histoire, on le devine à l’attention de celles et ceux qui l’entourent. Je me demande comment elle parlait à cette époque-là, si elle avait déjà la voix basse que je lui ai toujours connue. Retrouver le visage d’Éva me trouble, je crois me souvenir qu’il y a dans son histoire familiale quelque chose de lourd, mais c’est flou. Un été, elle était venue en vacances en Normandie, elle avait loué un rez-de-chaussée dans l’immeuble du coin de la rue. Nous avions partagé un moment d’intimité alors que j’étais venue lui rendre visite, elle se maquillait longuement, comme le faisait ma mère. Ce souvenir a traversé une des nouvelles du projet laissé en suspens depuis notre retour de résidence.
Ces deux images, minuscules, anecdotiques, me rappellent qu’il y a encore là des gestes, des regards, une robe écossaise, un piano disparu, des absents, des scènes sans relief qui parlent d’une époque que je n’ai pas vécue, une matrice silencieuse.

dans ses yeux une réponse

C’est toujours la même photo, toujours la même immobilité, et pourtant, si je m’attarde, je pourrais presque sentir les respirations, les hésitations, les regards qui s’échappent. Il y a la lumière fragile qui les rassemble. Et je me demande ce qui les traverse au moment où elles, ils, fixent l’objectif, droites et droits, avec le menton qui parfois se lève, sans même savoir qu’elles, ils, sont déjà des fantômes.

Nous sommes en 1942 à Paris, c’est la guerre mais Titus et Lili se marient. Dans le studio de Paul Martignon, photographe établi 154, Faubourg Saint-Antoine, vingt-quatre personnes en quatre rangs devant le plissé d’un rideau, cravates et papillons aux cols, des fleurs et des rubans dans les cheveux, des fleurs entre les bras de la mariée, des fleurs encore au pied des enfants. À la noce, au milieu des figurants, il y a les habitants de Corbera. 


Louis dans son costume clair, une chemise blanche, une cravate à motif. Les mains glissées dans les poches du pantalon ou encore dans le dos, la silhouette droite. Son front dégarni, les cheveux blanchissants. Sous les sourcils à peine froncés le regard s’échappe hors champ. La bouche close, les commissures légèrement tombantes. Il n’est pas vraiment là, absent à la fête, au monde, à lui-même. Il ne sait pas faire semblant d’être là, avec cette raideur qu’on prend pour de la dignité, alors que c’est seulement une manière de tenir debout, quand tout s’est déjà effondré à l’intérieur, quand il ne reste plus que la mécanique du corps pour ne pas tomber. Ce regard perdu, loin, au-dessus de tout, c’est déjà la démence.

Antoine, veste sombre, chemise blanche, nœud papillon noir, pochette claire à la poitrine. Les crans de ses cheveux châtains. Ses sourcils soulignent un regard grave, presque mélancolique. La bouche charnue hésite, il a appris à se taire. Il ne sourit pas, il se tient là, les bras le long du corps, s’efface déjà. Mais son regard nous retient. Et ce serait presque naïf de demander pourquoi il y a dans son regard tant de mélancolie. Ce n’est pas de la tristesse, plutôt une forme de lucidité. Le regard de ceux qui ont déjà choisi, ceux qui n’attendent rien pour eux-mêmes. Une certitude muette, la douceur et le désastre mêlés. Cette noce, une trêve.

Les enfants. Jean, costume trois pièces, gilet ajusté, chemise blanche, nœud papillon clair. Son sourire désinvolte dévoile des incisives qui avancent légèrement, ça lui donne un air tendre. Ses cheveux bien peignés avec une raie sur le côté. Les paupières un peu lourdes, le regard est doux, rêveur, et il y a ses mains qu’il referme sur le vide.
 Angèle, robe en coton blanc ajouré, large col d’organdi, et nœud de satin. La taille est ceinturée, les manches ballons courtes laissent s’échapper ses long bras fins. Les gants blancs retiennent un petit sac posé sur ses genoux. Les cheveux bruns ondulés, fixés par deux rubans plats. Elle paraît sage, contenue, ses lèvres closes dessinent un petit sourire, parce qu’il fallait sourire, mais son regard glisse légèrement, quelque chose hors champ attire son attention.
 Annie, robe légère, col rond, manches courtes, les mains gantées serrant un petit sac en carton, ou peut-être en faux cuir. Ses chaussettes en maille ajourée plissent aux chevilles. Deux nœuds de ruban retiennent ses anglaises châtain clair. Son sourire joyeux, presque un rire qui glisse entre ses dents écartées, qui semble vouloir emporter avec lui la gravité des autres, 
comme si elle avait pris sur elle la joie manquante, riant pour eux tous.

Pauline, robe de toile sombre à carreaux, les cheveux bruns noués en chignon bas, une fleur piquée côté gauche. Le corps alourdi par les grossesses, la poitrine trop pleine, un bouton récalcitrant. Elle sourit à peine, un sourire fragile qui souligne sa fatigue. On voit bien qu’elle a pensé à tout, à Louis et aux enfants, arrangeant les cheveux, les cols, veillant aux détails, aux plis des robes, aux sourires bien tenus. Dans l’empressement, elle ne s’est pas regardée, prêtant si peu d’attention à elle même, qu’elle a laissé filer un bouton de corsage. Et son visage raconte cette fatigue-là, cette absence à soi, l’impatience d’en finir avec la pose.

Anghjula-Santa, sur ses cheveux blancs porte un drôle de chapeau noir avec voilette, orné d’une grosse fleur claire. Un col de dentelle blanche sous le veston noir. Son regard baissé vers la toute petite fille qu’elle tient sur ses genoux, les mains glissées sous la robe de l’enfant pour la maintenir, la protéger. Elle sourit tendrement.
 Elle sent le poids de ce corps minuscule, elle sent la chaleur qu’elle tient contre elle, elle sait déjà qu’il faudra veiller sur elle.
Et puis celle qu’on appelle alors Pierrette, sur les genoux de l’aïeule. Une robe courte à smocks, peut-être celle du baptême. Les cheveux bruns sont coupés courts, la frange cache les sourcils. Douce et potelée, le poing droit serre la robe, la main gauche repose sur celle du grand-père Eugène. Son regard brun planté dans l’objectif. Un regard plein, grave, droit, intense, presque trop pour une fillette qui n’a pas deux ans. On dirait qu’elle voit au-delà, au-delà du jour même de la photo. Elle sait quelque chose que les autres ignorent, quelque chose qui se dépose dans le corps avant les mots, comme si elle pressentait déjà les disparitions, les silences qu’il faudra apprendre à traverser. Elle serre le tissu de sa robe, son poing fermé, peut être qu’elle sait déjà que cette photo lui survivra. et qu’un jour je viendrais chercher dans ses yeux une réponse.

présences intrigantes

Le tarmac, la Citadelle, les litres de glaces achetés chez Raugi, la route du cap, la maison familière, la première aurore. C’est le douzième voyage à Erbalunga, toujours cette même dernière semaine de juin. Les premières fois je partageais timidement cinq jours avec mes amies, puis la semaine, désormais le voyage inclue deux week-ends, me voilà à passer dix jours ici, avec cette année l’espoir de consacrer plus de temps à l’écriture.

Retrouvailles avec M. Nous buvons un café sur la terrasse de la maison de mon amie. Nous tentons de recomposer cette époque dont nous n’avons l’une et l’autre qu’une mémoire parcellaire. Des bribes, des noms, des images. Soudain je me souviens d’un sujet d’arts plastiques, paysage vu du ciel. Elle me regarde en riant, tu te souviens vraiment de tout ! Je souris, mais je ne suis sûre de rien. Nous parlons d’aujourd’hui, souvent elle élude mes questions, parle moi de toi. Après son départ, penser à comment enfant, on se choisit entre semblables, sans le savoir. Elle était joyeuse, toujours prête à faire rire. Maintenant je sais ce que cette joie cachait, ce qu’elle protégeait, l’enfance pas si légère.

Cette année Nina passe le DNSEP à La Villa Arson. Il se trouve que, souvent, nos séjours tombent pendant les périodes d’examens de nos enfants : brevets, bacs, résultats d’admissions. Nous nous en éloignions, à dessein peut-être, nous félicitant de notre audace. Cette fois pourtant, je suis tout près d’elle, géographiquement — je ne l’ai jamais été autant lors d’une épreuve. Je lui envoie de courtes vidéos de la mer, je me demande si les pixels lui transmettent l’apaisement que je ressens quand je la regarde. Son appel joyeux, l’échange avec le jury a été riche, la mention qu’elle n’avait pas imaginée. La fierté et la joie.

Rituels photographiques, la silhouette du village, les apparitions disparitions d’Elbe à l’horizon, les lumières incertaines, les persiennes, les roches sous l’eau transparente, les aloès. J’ai oublié l’albizia, sur le parking à gauche de la maison. Je découvre qu’il a été fendu dans sa hauteur, le tronc arraché, sa forme disloquée. Je reste là un moment, à fixer ce qu’il est devenu. Il est méconnaissable au point que je doute de son emplacement.

Une mésange égarée dans la maison, un dauphin à l’horizon, un milan qui frôle majestueusement la terrasse, dans la nuit deux points lumineux sur le sol, des lucioles sont entrées dans la chambre. Présences intrigantes et féériques.

La place s’ouvre en éventail devant le port. Une terrasse géante, une accumulation de tables où on se montre. On étale les bijoux, les robes sont longues, parfois même dorées, les lunettes noires. Les cocktails colorent les verres, la boisson fait écran. Les conversations flottent, je n’entends rien. On imagine le vide en hiver, le vent qui traverse la place nue. 

C’était bien elle. Déjà elle frayait à travers les tables, avançait lentement, regard lointain. Elle était là avant nous, assise face à la mer tournait le dos au tumulte. Aucune de nous ne l’avait remarquée. On l’a appelée, on a levé les bras, les verres. Elle a tourné la tête, a composé un sourire — poli, suspendu — elle s’est approchée. Il y a de l’ambiance ce soir, c’est fou ! Elle a acquiescé, oui c’est beau cette musique. Déjà son regard glissait ailleurs, par-delà nos visages, vers la mer. Elle était là sans être là. Une gêne. Mon cœur se serre. On pousse une chaise, on rit un peu trop fort pour effacer le flottement. On sourit, on manifeste l’envie d’agrandir le cercle. Elle fait semblant d’hésiter, formulant doucement ce qu’on devine déjà, J’avais juste envie de boire un Spritz face à la mer, j’étais assise là-bas. Sa main désigne vaguement l’autre côté de la terrasse. On comprend que c’est trop tard, trop plein, trop léger. On tente de la retenir mais déjà son corps dit non. Une autre fois. Elle évite de nous regarder trop longtemps. Et déjà elle s’éloigne.

Remontant de la crique vers la maison, à l’endroit ou les roches cèdent au jardin, je la vois glisser, épaisse et sombre, je sais que c’est une couleuvre, que je l’effraie sans doute, mais ça n’empêche que je reste sans bouger plus d’une minute avant de reprendre la montée. Je pense à ma grand-mère que j’avais interpelée petite — désignant un serpent sur un chemin de Campile, je me serais exclamée oh un baton qui marche, provoquant malgré moi l’évanouissement de ma grand-mère.

Je regarde les températures annoncées sur les sites météo dix fois par jour en espérant les voir baisser. Écrivant cette phrase, je me demande si je ne l’ai pas déjà écrite l’année dernière.

En étau entrant dans la ville depuis le cap. À gauche, le port, les ferries criards en attente, une file de voitures à l’arrêt. À droite la géographie terne, le petit centre commercial, la ville étagée en blocs, la découpe géométrique des balcons. Sur le visage, le bras à la portière le soleil tape trop fort déjà. Le lourd clocher de Notre-Dame de Lourdes qui semble chercher une place dans le décor. Puis la zone commerciale, paysage défiguré depuis trop longtemps. Puis les corps rangés dans les chaises moulées de l’aéroport. Les tentatives d’échapper à l’attente, mastiquer des sandwichs triangulaires, remplir les cases de mots fléchés, fixer l’écran du téléphone. On regarde maintenant des séries entières sur cinq pouces de verre, casques miniaturisés dans les oreilles. Chaque siège contient son isolement. On observe des petits drames familiaux. Puis on entend la voix de l’hôtesse, capable de convoquer une foule. Sur le tarmac un petit avion dans la lumière dorée me fait penser aux photos algériennes de Slimane.

la fidélité de laine

Ce lundi matin je reçois un courriel du SHD de Caen. Je l’attends depuis des semaines, mais j’ai, avant de l’ouvrir, ce léger recul que produit l’attente quand elle touche à sa fin. En pièce jointe, un fichier PDF de dix-huit pages. La première page reproduit la couverture du dossier du Ministère des anciens combattants et victimes de guerre. Son nom s’inscrit entre deux lignes tracées à la règle, POLETTI. Une calligraphie à la fois scolaire et solennelle, avec empattements. Puis son prénom, puis sa date et son lieu de naissance. En haut à droite, un tampon. Mort en déportation. En lettres frappées.
Mort en déportation.
Je lis, je relis, je le sais, ça demeure insensé.

Page deux, l’image que j’espérais sans vraiment croire qu’elle existait. C’est une petite photographie en noir et blanc. Antoine. Le front haut. Son regard, dense, direct, se pose sur l’objectif, qui donne à l’image une intensité silencieuse. Il ne sourit pas, son expression concentrée oscille entre douceur et gravité. Vous n’aurez pas ma peur. Il porte un manteau épais et une écharpe à carreaux, nouée autour du cou. La matière laineuse de l’écharpe dit le froid de ce matin là. Je cherche les données météo du 7 mars 1944. À Paris, les températures étaient fraîches, avec une maximale de 6,5 °C et une minimale de -1,3 °C. Aucune précipitation n’a été enregistrée, ce qui suggère un temps sec, probablement sous un ciel dégagé ou légèrement nuageux.

Jusqu’ici, je ne connaissais que deux autres photographies où Antoine apparaît. Car c’est bien d’apparitions qu’il s’agit. Sur les clichés de mariage de sa sœur, puis de son frère, où il se tient, toujours à la même place, au dernier rang, deuxième en partant de la droite. Relégué au second plan de la mémoire, à la marge de l’histoire familiale. On devine un léger sourire sur la première. Sur la deuxième, prise deux ou trois années plus tard, je l’ai reconnu difficilement. Le regard s’est voilé de tristesse, il s’est rasé la moustache. Mais ici, Antoine est seul face à l’objectif. Centré. Présent. Intense. C’est d’une photo saisissante, qui me regarde autant que je la regarde. C’est la dernière photo d’Antoine, il avait quarante ans. Cet équilibre fragile entre gravité et douceur, cette expression que je crois il compose, il se concentre, c’est un acteur. Comme s’il savait que ce cliché serait le dernier, mais qu’il tenait à nous rassurer. Je la regarde depuis des jours, quelque chose se brouille, m’échappe. Trop d’attente, d’émotion. Peut-être que ce que j’y cherche me fait peur. J’ai montré la photo à d’autres, sans leur en donner l’origine, l’image tendue comme une question, en deux mots que lis-tu sur ce visage ? Souvent, leurs réponses m’ont ramenée à mes propres intuitions.

Un air éveillé, curieux du monde, avec un rien d’inquiétude — cette intranquillité allant de pair avec l’ouverture au monde. L’ici maintenant appelle une chose ancienne, et sur les lèvres, une amertume. L’énergie et le désarroi de l’amour enfantin. La joie et la tristesse contenues d’une peur prise au dépourvue d’être soulagée. Il est surpris par quelque chose, et sérieux, comme s’il cachait quelque chose. Il tente de faire bonne figure, de n’éveiller aucun soupçon — mais il sait que l’objectif le trahit. Une forme de recul présente dans le corps même, cherchant à se protéger. Le dégoût, le refus de quelque chose qui se lit sur les lèvres. On sent l’honnêteté et la force dans son regard. Les deux yeux ne disent pas la même chose : le gauche semble triste, le droit exprime une concentration neutre face à l’objectif. Je suis perdu — et aussi , où êtes-vous ? On parle de lucidité grave. De vide. D’une attention extrême. De quelque chose de romanesque, ou d’héroïque. Il fait face à l’adversité des choses, il n’y a pas de retour possible. Il s’engage dans l’inconnu, les yeux ouverts. Un homme qui connaît le rêve comme l’engagement. Le sérieux et l’ironie. Quelqu’un qui vient de voir quelque chose de terrible, et qui l’affronte. Et pourtant une douceur. Quelque chose d’illisible. Quelqu’un d’intelligent et sensible, qui prend du recul pour digérer ce qui est en train d’arriver. Quelqu’un qui voit venir quelque chose, et dont l’écharpe ne le protège pas, mais fait douceur. Quelqu’un qui regarde. Qui ne se dérobe pas. Et qui semble, dans un même regard, dire l’attention, la peur, la tendresse.

C’est une photo qui m’obsède. Depuis que je l’ai reçue, chaque jour je la regarde, et je suis incapable, pour l’instant, de fouiller la suite du dossier. Je m’attarde sur cette écharpe de laine nouée autour de son cou, les lignes tissées des carreaux. Je pense à la fidélité de la laine, qui conserve l’odeur de ceux qui la portent. Peut-être s’y mêlaient le tabac, le savon, l’odeur métallique du froid. L’odeur du lit tiède. Parce qu’ils sont venus au petit matin, avenue de Corbera, ils l’ont fait sortir du lit qu’il partageait avec mon oncle Jean. Peut-être la peur du jour à venir. Je veux seulement m’attarder sur ce visage, son regard droit, si soudainement familier. L’amertume de la lèvre. Je vois une ressemblance avec ma tante chérie. À travers cette photographie, c’est toute une lignée qui refait surface, un tissu familial dont je saisis un fil oublié. Je me demande ce qu’il a pensé en nouant son écharpe. S’il a regardé par la fenêtre. Ce qu’il a dit à son neveu, à sa sœur, est-ce qu’il a trouvé la force de leur parler ? Est-ce qu’il en a eu le droit ? L’appartement, je l’ai connu. Enfant, j’y ai dormi. Je me souviens des tapis, de la tapisserie à fleurs, de la lumière à travers la fibre des rideaux. J’imagine le lit partagé. Les bruits contenus. Les gestes mesurés. Sans doute faisait-il encore nuit. Quel itinéraire a suivi la Traction Avant jusqu’à la rue des Saussaies ? Ont-ils longé la Seine ?
Je me demande à quoi Antoine a pensé au moment de la photographie. Ce qu’il savait. Ce qu’il a laissé derrière lui.
Je ne sais pas et cette ignorance devient le centre de mon attachement.
Je pars de là. Une photo. Une absence.
Un lieu qui persiste dans la mémoire, des fragments. Des souvenirs qui ne sont pas les miens.
Je sais seulement que cette image existe.
Et que quelque chose de lui résiste encore à l’oubli.

On s’entête à en dire la joie

Dans mon rêve j’avais perdu mon appareil photo. Comme ça m’arrive souvent de le croire dans ces moments de grande fatigue, où je trimballe mille choses de la maison à l’atelier et vice versa. De fait, l’appareil a passé la semaine rue de Charonne et je n’ai pris aucune photo. Et si hier j’ai imaginé un instant sortir pour photographier quelques lumières, j’ai renoncé, il n’y aurait pas de journal cette semaine. Mais ce matin revenait l’obsession Corbera, mon Empire romain. J’ai pensé qu’il fallait arrêter de le considérer comme un édifice, et que le sujet pouvait aussi s’inviter dans le journal. Ce matin la figure de Pauline s’impose au réveil, sans doute parce que je viens de retrouver ces deux photographies minuscules, prises lors d’un Noël des années soixante-dix. J’ignore si j’ y étais présente, mais cette image de ma grand-mère est bien celle que je garde d’elle, elle en maintient le souvenir. Cette image d’un Noël à Corbera — je me demande même si c’est Corbera, seule la découpe des fenêtres me le rappelle, la lumière dénaturée des photographies, le mobilier me font douter — vient me révéler l’écart entre un récit familial nourri de nostalgie qui a transformé Corbera en maison du bonheur alors que c’est un lieu chargé de peurs, de morts, de secrets. On s’entête à en dire la joie. Quand Pauline chaque nuit crie assassins. Quels cauchemars faisait-elle ? Des hommes en uniforme ? Des baïonnettes qui s’enfoncent dans les matelas? Le visage de son frère avant que la porte se referme et qu’il disparaisse à jamais ? Ce qu’elle se représentait de Neuengamme ? Ces cris, les poussait-elle depuis mars 44 ? Le petit sapin et ses guirlandes de pacotille ne trompent personne.

commencer à agir

Dans le couloir, j’entends les pieds traînants de ma voisine, elle a une démarche contradictoire : ses pas sont à la fois rapides et lourds.

Je filme la neige, surtout pour envoyer les images à Nina, elle me répond que c’est trop beau, ce temps suspendu, elle ne se souvenait pas que la neige tombait si lentement. J’ai oublié de photographier la ville, ça n’aurait sans doute pas dit le ralentissement, le calme qui s’impose.

Daria Kamenka, villa Miramar, Collections du musée départemental Albert-Kahn

Je réagis à la publication de photographies d’Hélène Gaudy sur Facebook, où je retrouve le portrait de cette petite fille que j’avais déjà partagé ici. Hélène me précise qu’il s’agit de la grand-mère de Marcelline Delbecq. Marcelline découvre mon article, m’écrit comment elle a découvert la présence de sa chère Daria dans les Archives de la Planète, sa sidération. Je me rappelle comme j’ai espéré moi même retrouver un lieu, un visage parmi les autochromes du musée Albert kahn. Heureuse de cette rencontre virtuelle, qui conforte mon besoin d’explorer les traces.

Ce week-end j’aurais dû être à Toulon pour participer à la foire du livre du Var, invitée par une libraire qui voulait y présenter Comanche dans le cadre d’une carte blanche. Mais le département du Var a fait le choix cette année de ne pas retenir les candidatures provenant d’auteurs auto-édités, j’étais au Japon quand la mauvaise nouvelle est tombée, je n’ai pas eu le temps d’être déçue, mais j’ai touché la limite de l’auto édition. Sans doute qu’il est temps de tourner la page.

Je n’ai toujours pas envoyé mes lettres au 14, un brouillon est prêt, qu’il me suffirait de recopier à destination des quatres habitants recensés sur les pages blanches, mais je fais passer toujours autre chose avant. J’ignore si c’est la crainte des refus des habitants, ou celle de pouvoir entrer dans l’immeuble, je pose ça là en espérant que ça me donne l’élan. Comme me l’écrivait D ce matin, on pourrait se dire d’arrêter de penser et commencer à agir.

un costume de crédibilité

Tour et détours jusqu’à la MEP, Science/Fiction, trop de monde dans les salles sombres, exiguës, le miroir inversé de ce que j’ai pu vivre à Teshima.
L’écœurement et l’effroi. La formule vieux mâle blanc m’a souvent dérangée — je n’aime pas ici l’usage du mot « vieux » — mais elle n’a jamais eu autant sa place, ils ont gagné, et nous n’avons pas fini d’avoir peur.
Le message photographique de Nina, elle marche dans la rue, sa main tient les pages imprimées de son mémoire, emballées sous film transparent, ces mots émus qui arrivent après la photographie, je la remercie silencieusement pour la joie que ça me fait.
L’invitation à Vincennes, il fait nuit, je traverse des petits morceaux de bois, à l’aveugle, c’est étrange, presque inquiétant, des petites peurs d’enfance qui remontent, la joie de retrouver cette petite fille.
Le jeune homme s’est installé dans l’encoignure de la fenêtre, le corps épouse les angles comme un L, je ne veux pas imaginer qu’il y dorme.
Rendez-vous à la banque pour ma petite entreprise. J’enfile des talons pour la première fois depuis longtemps, un costume de crédibilité, je sais que c’est idiot, mais sur le moment ces cinq petits centimètres gagnés et l’élégance de mes bottines me donnent l’assurance nécessaire. Dans le hall de l’immeuble je suis gênée par le bruit de mes talons, je croise madame U — pour qui j’ai une certaine affection, parce que son mari était corse, qu’il marchait les mains dans le dos exactement comme Simon, parce qu’elle est veuve depuis des années et qu’elle a une forme de dignité sèche qui m’impressione. Elle me dit que si elle avait ne serait-ce que la moitié de mon énergie, ça lui ferait du bien, je souris, le déguisement fait bien illusion.
Sur les pages blanches, quatre habitants du 14 sont répertoriés. Je commence par Béatrice, elle me répond, sa voix est un peu agée. Je commence à dérouler mon histoire, elle m’interrompt, mais vous êtes déjà venue, non ? Je n’ai pas le temps de la contredire qu’elle m’assène un « non madame c’est privé » définitif. Je compose les trois autres numeros, ça sonne dans le vide. Je m’interroge, quelqu’un d’autre serait venu investiguer au 14 ? Je décide d’écrire à Béatrice pour tenter de la convaincre de m’ouvrir la porte du 14.

Y revenir

La première fois que je suis venue à Lasne c’était déjà en septembre, il y a six ans, depuis chacun de mes voyages est enveloppé de l’émotion du premier. Ma cousine et son mari m’attendent à la gare, ils ne me font qu’une bise, je suis surprise, j’avais oublié qu’en Belgique on s’embrassait ainsi. Comme la première fois que je suis venue, il fait beau. Dans le jardin il y a de nouvelles ruches. Phil va régulièrement les inspecter, de loin on l’observe parfois faire de grands mouvements, il chasse les frelons qui rôdent. Je le rejoins, m’inquiète qu’il ne porte aucune protection, il a besoin de travailler à mains nues, je le comprends, il m’a fallu plus d’une semaine pour éliminer la teinte grise incrustée dans ma peau après l’expérience cyanotype, moi non plus je ne sais pas travailler avec des gants.
Le soir, la tendresse pour ma chambre lambrissée, sa fenêtre sans garde corps, le lierre autour.

Un message de son compagnon m’apprend la mort du père de mon meilleur ami. Troublée de l’apprendre ici où j’ai retrouvé le mien. Troublée parce que le matin même, alors que ma cousine me proposait de récupérer des objets qu’elle n’avait pas vendus à la brocante, j‘ai hésité devant un 33 tour de la cinquième symphonie de Malher, symphonie que nous écoutions religieusement avec A l’année du bac, en dégustant du thé à la cannelle. Les mots que je lui envoie, le sentiment de maladresse, l’envie brutale de le serrer dans mes bras.

Glanage de noisettes. Les tournesols nous tournent le dos sans pour autant regarder le soleil, désorientés. La terre grasse sous nos pas. Marcher dans les champs, dans les chemins creux, en lisière de forêt, un éclat de lumière sur une fougère, parler à peine, être ici dans une bulle. Le soir on dîne chez les amis de Waterloo qui se réjouissent d’avoir quitté Bruxelles pour vivre à la campagne.

Avec Dodo nous avons réouvert des boîtes et des albums, j’ai l’impression que leur volume a diminué, les photos ont été triées, j’en ai récupéré certaines lors de mes précédents voyages. On identifie enfin la troisième jeune femme de la photo de la meulière. Combien de fois l’avons nous regardée sans pouvoir la nommer, nous l’avions pourtant croisée souvent sur d’autre images, mais n’avions pas établi de lien entre ce visage rayonnant, dont le sourire envahit littéralement l’image, et les autres portraits. Le changement de décor, la tenue apprêtée, la joie avaient brouillé les pistes. J’évoque avec ma cousine les deux portraits d’Antoine que j’ai fini par relier avec une même audace. On ouvre le journal de mon arrière-grand-père pour retrouver le prénom de la jeune femme, elle porte le même que ma grand-mère (elles étaient belles sœurs), et se voit parfois affublée d’un Mimi pour ne pas être confondue avec Marie-Louise. Le journal, écrit dans un cahier d’écolier, recouvre une période très brève, chronique de l’exode après que la famille se soit séparée. Saisissant de lire ce récit de l’intérieur, à la première personne, la peur, les queues interminables, les gares envahies, les familles couchées à même le sol des gares ou sur les petits colis qu’elles devront abandonner plus tard, l’épuisement du grand-père, la voix de la police dans les hauts parleurs indiquant les routes où l’on pouvait encore passer, des nuées de fuyards couchés aussi sur les trottoirs, pleurant, mangeant, impossible à croire si on ne l’a pas vu. On déniche encore quelques photos inconnues, des souvenirs me semblent de plus en plus réels.

On fait une dernière marche le long de la Lasne. On boit un thé à la rose. On prépare des tartines pour le voyage. Le train qui devait me conduire à Bruxelles est supprimé, le suivant retardé, nous commentons à voix haute les panneaux, pestant contre le manque d’information. Un homme partage avec nous sa lassitude, il vient comme moi d’acheter son billet mais voit s’éloigner la possibilité de rejoindre Bruxelles. Avec Dodo on échafaude des plans, elle n’a pas trop envie de conduire jusqu’à Bruxelles, je peux encore annuler mon billet pour Paris, et passer la nuit chez eux. Jouer les prolongations m’amuse plutôt, mais le type se tourne vers moi et prononce cette phrase cinématographique : j’ai peut-être un plan B à vous proposer. Lui il ne veut pas louper son concert, il va chercher sa voiture et propose de me déposer à la gare du Midi. J’embrasse rapidement ma cousine, saute dans la voiture. Mon sauveur est bibliothécaire, va écouter The The à l’Ancienne Belgique, le week-end dernier il flânait à Paris. Je me décide trop tard à photographier le ciel illuminé par le couchant, régulièrement il me rassure sur le timing. Après l’avoir remercié une dernière fois je marche vers l’entrée de la gare, sans même connaître son prénom. Je retrouve Philippe dans son grand fauteuil gris, l’odeur réconfortante de la maison. Je range mes affaires, je réalise que mes chaussures de marche sont restées dans l’entrée de la maison de Lasne, cet oubli a une allure d’engagement, y revenir bientôt.

Yashica #1

J’ai acheté le Yashica sur un coup de tête, pensant un premier temps l’offrir à Nina, elle préfère aux appareils numériques les outils analogiques, le rapport au temps qu’ils installent. Je lui ai demandé ce qu’elle en pensait, comme moi elle était un peu intimidée par l’objet. Nous vient l’idée de l’utiliser en partage, lors de nos voyages, ou pour un projet particulier, voire une création à quatre mains. Quand je l’ai reçu, j’ai été surprise par le poids et le volume de l’appareil, pas l’objet qu’on attrape au moment de sortir en se disant qu’on va peut-être faire une photo. Il m’a fallu des mois avant de me décider à l’utiliser enfin, sous la pression de Nina m’annonçant son prochain séjour à Paris. Après avoir chargé une pellicule noir et blanc 400 ASA périmée depuis quelques mois, je photographie la cour de mon atelier pour le prendre en main, apprivoiser la visée en miroir, m’assurer que le déclencheur fonctionne. Je confie l’appareil à Nina dès son arrivée. Elle utilise la moitié de la pellicule et a l’impression que le compteur de vues s’est bloqué à plusieurs reprises, elle repart déjà à Nice. Je prends la suite, photographie des arbres, des reflets, des immeubles. Je dépose la pellicule au labo auprès duquel Nina a l’habitude de déposer ses films, espérant recevoir les scans avant mon prochain voyage à Nice où je dois la retrouver bientôt.

Je reçois les scans par mail dans le train qui me conduit à Nice, je les fais suivre à Nina, à mon arrivée nous découvrons ensemble, médusées, nos images accidentées. La pellicule s’est en effet bloquée et a parfois été exposée plusieurs fois, le film s’est couvert de taches et marbrures à l’aspect organique. Le noir et blanc, la superposition des vues, les altérations, donnent l’impression que les photographies nous parviennent d’un autre temps. La ville s’amplifie, se métamorphose, se creuse de paysages multiples. Elle devient un écran où se superposent de l’eau, des nuages, des visages, des architectures, des arbres, des lumières. Elle est mouvante, sans doute la difficulté à trouver l’horizontalité au moment de faire le cadre. On essaye de reconnaître dans les surimpressions les lieux que nous avons l’une et l’autre photographiés. Les murs d’une chambre se couvrent d’eau. Un visage apparaît sur les bâtiments de la cour de mon atelier. Des arbres surgissent d’un crâne. Ce qui me touche, au-delà de l’étrangeté de ces photographies, c’est que Nina et moi soyons réunies dans ces lieux que nous avons photographiés à des moments différents — la ville, ses parcs, l’appartement — ces lieux où nous avons vécu, ensemble.

Le parc des dimanches d’été, la chaleur, les pique-niques, les tissus jetés sur l’herbe, un territoire d’enfance. En bas la petite rivière, sœurs aux pieds menus, les pierres fraîches qu’on se colle sur la joue, les secrets confiés à l’herbe, des cabanes fragiles, des châteaux, des éclats, les aveuglements, le soleil en partage. Des failles, des choses qu’on ne voyait pas, derrière la place un autre paysage, une direction imprévue, les grands arbres­­­, les arbres devenus immenses qui dessinent une forêt. L’ange dépassé. Des images comme des rêves. Un arbre chante, il est entré dans ma tête. Une injonction à la consolation. La chambre vide, le désordre du lit, les draps, la lumière dans les voiles. Sur les murs je vois des vagues, c’est la mer entendue dans l’enfance. C’est la maison à laquelle tu as renoncé parce que tu as rêvé qu’un tsunami l’engloutissait. Je me demande encore quelle aurait été notre vie si nous l’avions achetée. Les nuages frottent les arbres nus, des indices, un tremblement, la duplicité des branches. Des choses qui flottent dans une nuit blanche, le sommeil partagé compté sur les doigts d’une main — trois nuits, tenir la peur à distance. Fouiller les images, convoquer les heures, la température de l’air, le bruit du vent, la parole des pierres. Des lumières, qui ne seraient ni le jour ni la nuit.

va et vient #02|ce drôle d’effet, par Dominique Autrou

Dans la lignée des Vases communicants, ce numéro deux de Va-et-vient reprend le même schéma de communication : un échange entre personnes qui écrivent un texte (avec ou sans illustration) sur le blog d’un autre. Ce jeu littéraire paraît tous les premiers vendredis du mois. Le thème de ce deuxième échange est « ce drôle d’effet ». J’ai le plaisir d’accueillir sur Les heures creuses Dominique Autrou qui me reçoit chez lui, pendant qu’ Amélie Gressier échange avec Marlen Sauvage, et que Marie-Christine Grimard joue avec Dominique Hasselmann.
Les contributions (à adresser avant la date fatidique) pour le numéro 3 de « Va-et-vient » seront publiées le vendredi 5 mai, avec pour thème : « Le bus raté ». À vos claviers, et merci de nous signaler votre prochaine participation.

C’est l’une des dernières photos prises dans le petit jardin de la région parisienne, avant de le quitter à jamais. Les métadonnées du fichier indiquent la date du 2 juin 2019, sans précision horaire mais je me souviens d’une fin d’après-midi, quand le soleil est déjà passé par derrière les thuyas du voisin. À cette époque, et à cette heure, les moellons en pierre calcaire du mur exposé au sud exhalaient une odeur de pain chaud dont le seringat, la vigne et l’abricotier faisaient leur miel. J’aime cette photo car, mis à part le parfum d’une inévitable nostalgie, elle suggère avec naïveté les étoiles depuis trop longtemps absentes de tout ciel parisien, quelles que soient l’heure ou la saison. Bien que la période ne s’y prête pas, j’avais soigneusement prélevé des boutures dans l’espoir d’une acclimatation puis, qui sait, d’une dissémination.

Et le lendemain je me souviens de la camionnette de location flambant neuve (PTAC 3 t 5 maxi, comme il est autorisé par le permis de conduire) au tableau de bord beau comme une chaîne hi-fi. À l’intérieur, le résumé de nos vies. Suivait, quelques km derrière, un camion attelé de 19 t (pas plus, car s’il avait été d’un seul tenant, nous avait dit le déménageur, il n’aurait pas supporté les angles droits du vicinal normand dont je lui avais fourni des photos explicites – et qu’il avait repéré sur street view), chargé d’un résumé moins succinct, plus lourd, plus matériel.
Je suis bien d’accord avec Jón Kalman Stefánsson quand il fait dire à l’un de ses personnages, comme Sganarelle vantant les mérites du tabac, qu’il n’existe rien de plus beau au monde que de conduire un camion (à quelque chose près). La profusion sereine des informations, le confort d’un design quasi suédois, la hauteur de vue derrière le pare-brise large comme un écran de cinéma, la position sommitale au-dessus des roues et du moteur, l’accord wagnérien de l’orgue avertisseur, toutes qualités qui nous font voir le paysage, le présent et pourquoi pas l’avenir sous un jour radieux.

Cependant, de la trop belle camionnette je tenais le volant. Ce qui est d’ailleurs une mauvaise façon de parler tant les aides à la conduite affluent sur les véhicules récents, désamorçant toute velléité. Le pilote de ce genre d’engin n’a guère d’autre ambition personnelle que de mouiller à telle ou telle aire d’autoroute afin de satisfaire à tel ou tel besoin. Il serait presque tout à fait possible de lire en conduisant, le camion sait garder sa voie, lui aussi sait lire des panneaux, des signaux, et il est encore capable de freiner par lui-même lorsqu’un ralentissement se présente. Il suffirait alors d’oublier les commandes ; fumer, je ne sais pas, peut-être qu’un capteur invisible détecterait illico la présence d’une menace fétide ? Pourtant, quoi de meilleur qu’un bon cigarillo avec une bonne lecture. On pourrait aussi, toute notion de risque bue, s’adonner à la rêverie, c’est encore permis, se souvenir de la ville quittée, où est le mal ? Ce serait le hasard cruel de prendre en pleine figure le souvenir stupéfiant d’une ancienne rencontre au coin de la rue, bouche large et lèvres charnues, rouges comme un sens interdit, écrirait Stefánsson.

Le jour suivant, la nouvelle maison était habitée d’une présence étrangère, à chacun de faire de son mieux. C’est une maison au rictus accentué, avec des rides profondes et des squames indélébiles. Solide comme une caverne, avec ça. Le matin au réveil, on se surprend à se demander si c’est le plafond ou bien le monde qui penche. Quand le moral flanche, comme tout un chacun on se raccroche à la table de la cuisine. Admettons qu’à ce jour la cabane n’est pas encore tombée sur le chien. Dans le garage respire tranquillement la douce Clio diesel. Assoupie sur ses presque 300.000 km, elle remet les pendules à l’heure. L’État voudrait qu’on l’expédiât à la casse, comme n’importe quel vieillard du monde contemporain ; c’est mal connaître l’attention et les soins que nous lui promettons. Pour les joies de la vitesse il y aura aussi deux vélos. Ils ont chacun bénéficié d’une prime de remise en état de fonctionnement (50 €), comme s’il était besoin de nous soudoyer pour aller au travail en pédalant, ou pour aller faire ses courses en ville avec une petite remorque. Je préfère infiniment enfourcher cet engin dans l’optique, à la manière d’Alfred Jarry, de capturer dans un drainage rapide les formes et les couleurs, dans le moins de temps possible, le long des routes et des pistes. Jusqu’à la tangue, et puis la mer, en qui se noie la fatigue.

Dans les cartons, dont certains ont connu trois déménagements sans n’avoir jamais été ouverts depuis le grenier du 13e à Paris, j’ai depuis glané sans méthode particulière. La dernière photo que j’ai trouvée, pour ainsi dire juste avant d’écrire ce texte à l’intention de Caroline Diaz, est semble-t-il un polaroid, en tout cas une image fascinante que je n’avais jamais vue, j’ignore d’où elle provient. Elle a mal vieilli, on y distingue la silhouette pâle d’une petite fille inconnue (j’aimerais qu’elle se reconnaisse, qu’elle soit encore en vie !)
Dans une position intenable, elle griffe le visage de celui ou celle qui la dévisage. D’où vient ce sentiment que quelque chose s’est mal passé, pourquoi penser à un danger contre quoi personne ne peut plus rien ? Et si, au contraire, il s’agissait d’un jeu tout à fait anodin ? Et pourquoi, au fond, vouloir faire parler ce qui fut sans doute considéré comme une photo ratée, laissée pour compte au fond d’une mallette ?

Ferme les yeux vois. Évidemment, après toutes ces années cela m’aura fait un drôle d’effet.

Texte et photos : Dominique Autrou