afin de mieux connaitre son histoire

Dans le train, alors que l’enfant saturait l’espace de ses petits pleurs, demandait une attention constante, épuisé lui même, il n’y avait pas l’ombre d’une impatience chez la mère, je me demandais d’où elle tenait sa force. Son amour semblait se nourrir d’épuisement.

Nous parcourons les terrasses de la Villa Arson pour profiter de la lumière avant d’aller découvrir l’exposition des diplômé·es 2024 & 2025. Ce n’est peut-être pas la dernière fois que nous venons ici, mais Nina ayant fini ses études, nous savons que nous ne reviendrons pas de sitôt. Philippe photographie et filme toujours avec la même énergie, quand je renonce. Malgré la lumière et la beauté des lieux, je n’y suis pas vraiment. Il continue à capter ce que je laisse filer. Nina dit que sans doute elle n’en a pas assez profité.
Dans le centre d’art quelques pièces retiennent mon attention. La Topographie de Nina prend toute sa place, suspendue entre deux espace, fresque temporelle, immense, fragile et silencieuse. Je la regarde longtemps, j’essaie d’y lire dans ce qui a glissé de ces années passées à construire un avenir dont nous ne savions rien.

Sentier littoral avec Mag, Cécile, Philippe et Nina. tout est beau. Je n’ai pas senti le sol trempé par les vagues glisser sous mes pieds, je n’ai eu le temps de rien, la tempe contre la roche, les genoux aussi et le bruit sec de l’appareil photo heurtant le sol. Je suis restée quelques secondes sans bouger, interdite. Genoux et mâchoire endoloris. Philippe filmant la mer, enveloppé par le bruit des vagues n’a rien entendu. La chute ne m’apprend rien, j’avais pourtant l’impression d’être prudente. Mes amies s’affairent, se rassurent devant ma volonté de reprendre la marche. Pas question de s’arrêter là, redécouvrant les paysages filmés par Nina dans notre journal vidéo à quatre voix.

À la gare, nous étions trop en avance, on savourait la douceur de l’air en silence quand mon téléphone posé sur la table a sonné. Et le bonheur d’entendre la voix joyeuse de Brigitte Celerier, elle était surprise d’avoir pu marcher autant après l’extrême faiblesse des jours précédents, une heure et une belle montée. Et dans sa voix chaleureuse j’entendais toutes les voix chéries de mon enfance.

Marseille où Nina s’installe. Cette installation vient questionner le désir d’y vivre, et c’est une tempête dans ma tête. Marches rituelles devant la mer, puis à travers le Roucas, puis dans le cœur de la ville. Une roche se dresse hors de l’eau, à quelques mètres du bord, une île miniature, un éclat blanc, une pensée d’enfance insaisissable, quelque chose qui se poursuit malgré moi.

J’ignore si c’est la chute ou le monde, mais il y a une fatigue qui domine. J’ai renoncé à avancer sur les projets d’écriture en cours. Visite de l’exposition Veille ardente à La Friche. Rapture d’Alisa Berger retient toute mon attention. Marko, danseur ukrainien, revisite en 3D son appartement devenu inaccessible, transformant cet espace virtuel en lieu de mémoire et de résistance face à la perte. Il se déplace dans cet espace sans sol, avec une douceur qui bouleverse. Je pense à Corbera, à cet autre appartement que je tente moi aussi de reconstituer, non pas en images mais en mots, à partir de fragments, de voix et de silences.

La surprise de recevoir déjà une réponse du syndic de Corbera, un 1er novembre. C’est un jour normalement férié, mais que cette réponse me parvienne le jour des morts m’amuse plutôt. La gestionnaire s’appelle Annie, c’est un bon présage, elle m’avise avoir bien pris connaissance de mon mail, que la prochaine assemblée générale aura lieu le 2 décembre et qu’elle portera ma demande à l’ordre du jour. Elle souhaiterait des détails sur Antoine, afin de mieux connaitre son histoire. J’ai relu la phrase plusieurs fois.
Antoine, son histoire. D’un coup tout s’accélère. J’envoie un message à mes soeurs, mon frère, mes cousines et cousins, il est temps de leur parler de ce projet.

presques dansants, joyeux

En pèlerinage, retrouver le vert bleu gris de la Manche à Blonville. Cela fait plusieurs années que nous ne sommes pas allés dans le Cotentin. L’air iodé me fait l’effet d’un rappel : Edenville me manque. Nous devons rejoindre Cabourg pour un déjeuner de famille. Avec Philippe, nous partons un peu plus tôt, pour voir la ville avant l’arrivée de la foule des dimanches. Nous marchons sur la promenade Marcel Proust. Par curiosité, nous regardons le prix qu’il faut payer pour dormir dans une chambre inspirée de celle qu’il occupait, il y a plus d’un siècle. Quatre cents euros la nuit pour une illusion. Et la vue sur la mer. La mémoire ne se monnaye pas, je préfère marcher. Imaginer ce qu’on ne voit pas derrière les façades des villas que nous découvrons dans les avenues de la ville. Ce que je faisais enfant dans le Cotentin : inventer des vies derrière les murs.

Il ne se rend pas compte que là, assis devant son restaurant, regardant fixement la route, son visage est fermé. Il ne se rend pas compte que la barquette en plastique remplie de terre qu’il a posé sur la table en guise de cendrier, dans laquelle il a déjà écrasé une dizaine de cigarettes nous soulève le cœur. Il ne se rend pas compte que la fumée lui revient au visage, qu’elle lui plisse les yeux, qu’on dirait qu’il est en colère, ou fatigué, ou les deux. Il ne se rend pas compte que son expression fait peur, qu’elle nous tient à distance, qu’on préfère passer son chemin et oublier ce qu’on voulait.

Je vais au Grand Palais pour voir mon amie Céline performer au cœur de Cercles, un atelier recherche chorégraphique imaginé par Boris Charmatz. En sortant du métro j’avais faim mais à cette hauteur de l’avenue des Champs Éysées il n’y a rien, seulement des perspectives immenses. J’aperçois un kiosque, je commande un hot dog gratiné. Je vais m’asseoir sur les marches du Grand Palais, il y a autour de moi le public qui vient pour la danse et je mange mon hot dog dégoulinant de sauce moutarde, je ne suis pas raccord. Philippe me rejoint, nous entrons dans la nef et nous assistons médusés à l’atelier spectaculaire. Deux cent danseurs, des amateurs, des professionnels, des corps singuliers, de tous les âges, de toutes corpulences. Réunis à l’intérieur d’un cercle, ils répètent une chorégraphie mouvante, qui se construit sous nos yeux. Elles et ils sautent, courrent, frappent, grimacent, s’enlacent, lèvent le poing, une langue est en train de naître. Ils reprennent des boucles sous la direction de Charmatz qui leur réclame plus de présence encore. Les corps occupent tout l’espace, des gestes singuliers nous racontent des histoires de peur et d’amour, l’énergie des danseurs nous traverse. La musique de Meute participe à la transe. Nous ne dansons pas, mais nous sommes dedans. Il y a des entrées, des sorties, chaque mouvement nous révèle de nouveaux corps, de nouveaux visages. Nous sommes rentrés à la maison porté par l’energie reçue sous la nef, presques dansants, joyeux.

Je retrouve Anne Savelli au pied de son immeuble. Nous allons arpenter l’avenue Secrétan, sur les traces de Jacqueline, son ancienne voisine. Jacqueline lui a raconté, lors d’une interview, tous les lieux — cafés, boutiques, cinémas, écoles — qui existaient déjà dans son enfance, ceux qui ont disparu, ceux qui n’ont presque pas changé. Anne me les fait decouvrir, comme on déroule une carte vivante, appuyée sur les souvenirs de Jacqueline. Je prends des photographies pour garder une trace de ces lieux au présent, ces lieux qu’Anne s’apprête à quitter. L’exercice me plait. Souvent je pense à Corbera, immobile, en suspens, sans témoins. L’avenue si petite et discrète. Rien qui puisse attirer l’attention, rien qui puisse prétendre à l’histoire. Et pourtant.

à la limite du visible

Après le café chez Alice, nous allons marcher au Cimetière de Pantin. Les herbes bercées entre les barreaux rouillés. Les médaillons que je ne prends pas le temps de photographier. Les arbres qui nous regardent. Nous recherchons longuement la tombe de Melville. Le nom est quasiment illisible, mangé de mousse. On voit que la tombe est au bord de l’oubli. Je pense à L’armée des ombres, je relie le film à Antoine et Pauline, peut être parce qu’Antoine faisait partie de la résistance, et qu’on a toujours trouvé que Pauline ressemblait à Simone Signoret. C’est étrange comme certaines images finissent par s’agréger à nos souvenirs.

Je retrouve Nathalie pour la dernière séance du Livre en question à la BIS où Virginie Poitrasson présente Nous sommes d’authentiques paysages. Le texte est magnifique. Naviguant sur les fleuves, de Pline L’Ancien à Marguerite Duras, elle explore la connexion intime du corps humain avec la nature. « Parfois, le fleuve déborde… il se souvient. Se souvient de son passé. Toute eau a une mémoire parfaite et cherche sans cesse à revenir à son état initial. C’est un va-et-vient constant entre sillage présent et rives passées.» Puis vient la litanie des détroits, et nous sommes toutes et tous frappé·e·s par sa puissance. Je lui envie son rapport à la géographie, — au collège déjà, j’avais pris cette matière en grippe. Mon souvenir le plus prégnant, c’est l’application avec laquelle je traçais au crayon bleu une frange le long des côtes, comme une mer contenue, à une époque où nous ne pouvions pas imaginer le recul du trait de côte.

J’avais plein de trucs à te dire, mais je sais plus quoi. Et bien sûr, à l’autre bout de la ligne, on ne l’entend pas. Alors elle répète l’oubli — J’avais plein de trucs à te dire, mais… je sais plus quoi.

Sans doute d’avoir découvert la tombe de Melville me rappelle que je n’ai pas de nouvelles du SHD de Caen depuis ma demande de reproduction numérique du dossier d’Antoine. J’appelle, je découvre que j’ai fait une erreur dans l’adresse mail. Je n’ai pas reçu d’accusé de réception — ça aurait dû m’alerter. Je viens de perdre trois mois ? Mon interlocutrice est compréhensive, elle tiendra compte de la date de ma première demande. On me dira acte manqué, peut-être. Et pourtant… L’inouï de l’expérience Comanche me donne confiance — cette façon qu’ont parfois les choses de s’ordonner malgré nous. Je me convaincs que ce retard a sa raison, je ne suis pas encore prête à revevoir le dossier Antoine. Mais l’excitation est là.

J’ai croisé Arno Bertina à la lecture de Virginie. Je lui rappelle nos échanges après Ie post sur la rue des Vallées — où il a grandi. Je lui précise le contexte de cette recherche, et que je ne cherche pas forcément à aller au-delà. Je lui donne quand même mon mail, le lendemain il me fait parvenir, parmi plusieurs documents collectés par son père, l’adresse de Breffort (d’après la mythologie familiale, il aurait pu être mon grand-père). Du 122 me voilà redirigée au 121 rue des Vallées, beau temps annoncé samedi, ma curiosité se réveille qui me donne envie de retourner à Brunoy. M-C m’accompagne, nous marchons doucement. Elle se demande ce qu’elle va faire, elle, de toutes ses archives, qui ne vont interesser personne, je tente de la convaincre du contraire. En approchant de la maison, mon cœur s’accélère. Pourtant je sais bien qu’aucun descendant de Breffort n’y vit plus aujourd’hui, je n’attends aucune révélation. Mais j’espère toujours quelque chose — une rencontre, un détail, n’importe quoi qui viendrait justifier le déplacement. Cette fois, je trouve la véritable maison. La boîte aux lettres déborde de courrier. Les arbres du jardin ont été tronçonnés récemment. Elle parait inoccupée. Je cadre maladroitement quelques photos à travers les grilles. De l’autre côté de la rue, le petit jardinet donnant sur l’Yerres — tel que décrit par Clo — paraît abandonné lui aussi. Je descends les quelques marches qui plongent dans la rivière, les algues mouvantes jouent avec les reflets des arbres et du ciel. Dans le jeu de reflets, de rencontre des éléments, quelque chose de deux époques se frotte, comme si le passé glissait juste sous la surface, à la limite du visible.

commencer à agir

Dans le couloir, j’entends les pieds traînants de ma voisine, elle a une démarche contradictoire : ses pas sont à la fois rapides et lourds.

Je filme la neige, surtout pour envoyer les images à Nina, elle me répond que c’est trop beau, ce temps suspendu, elle ne se souvenait pas que la neige tombait si lentement. J’ai oublié de photographier la ville, ça n’aurait sans doute pas dit le ralentissement, le calme qui s’impose.

Daria Kamenka, villa Miramar, Collections du musée départemental Albert-Kahn

Je réagis à la publication de photographies d’Hélène Gaudy sur Facebook, où je retrouve le portrait de cette petite fille que j’avais déjà partagé ici. Hélène me précise qu’il s’agit de la grand-mère de Marcelline Delbecq. Marcelline découvre mon article, m’écrit comment elle a découvert la présence de sa chère Daria dans les Archives de la Planète, sa sidération. Je me rappelle comme j’ai espéré moi même retrouver un lieu, un visage parmi les autochromes du musée Albert kahn. Heureuse de cette rencontre virtuelle, qui conforte mon besoin d’explorer les traces.

Ce week-end j’aurais dû être à Toulon pour participer à la foire du livre du Var, invitée par une libraire qui voulait y présenter Comanche dans le cadre d’une carte blanche. Mais le département du Var a fait le choix cette année de ne pas retenir les candidatures provenant d’auteurs auto-édités, j’étais au Japon quand la mauvaise nouvelle est tombée, je n’ai pas eu le temps d’être déçue, mais j’ai touché la limite de l’auto édition. Sans doute qu’il est temps de tourner la page.

Je n’ai toujours pas envoyé mes lettres au 14, un brouillon est prêt, qu’il me suffirait de recopier à destination des quatres habitants recensés sur les pages blanches, mais je fais passer toujours autre chose avant. J’ignore si c’est la crainte des refus des habitants, ou celle de pouvoir entrer dans l’immeuble, je pose ça là en espérant que ça me donne l’élan. Comme me l’écrivait D ce matin, on pourrait se dire d’arrêter de penser et commencer à agir.

ce qui me liait à ce quartier

Nous sommes allés dimanche rue de l’Assomption pour participer à l’assemblée générale de L’aiR Nu. Le seizième c’est à l’opposé de chez nous, on a une certaine tendance à le bouder, il traîne sa mauvaise réputation de beau quartier — il n’y a pas de vie, on s’y ennuierai ferme, je n’y ai aucun souvenir, à part avoir été au Ranelagh avec mon ami Arnold dans les années quatre-vingt, sans même être certaine d’y être entrée. Le temps est beau, nous prenons de l’avance pour jeter un œil au théâtre du Ranelagh (loupé parce que nous pensions le trouver rue du Ranelagh et qu’il se cache dans une rue perpendiculaire) et rejoindre l’île aux Cygnes. Nous contournons la Maison de la Radio, tu me racontes la voix des acteurs qui emplit soudainement l’espace du studio où on enregistre ta création pour Les passagers de la nuit. Sur l’île aux Cygnes, on croise les coureurs, les familles, les couples qui déambulent en lent va et vient puisque l’île ne conduit nulle part. Nous remontons sur le pont de Grenelle pour rejoindre le collectif rue de l’Assomption, je n’avais pas imaginé que la rue était aussi longue, j’avais oublié que nous allions au 72, ce qui veut dire s’éloigner de la Seine. Nous pressons le pas, mais on s’arrête devant l’immeuble où Perec a vécu. Au 72, j’oublie de photographier le damier noir et blanc de la volée de marches qui nous conduit vers la chambre où nous attendent nos ami.es. Après les échanges et les votes, l’exploration des murs de la chambre, nous partons tous ensemble pour une petite boucle dans le quartier, empruntant d’abord l’allée Mallet Stevens. L’atelier Martel, l’écorce rouge d’un séquoia, le jaune mimosa des stores métalliques, les fétiches alignés derrière la fenêtre, la propriété privée qui ferme la rue, en réalité une impasse. Nous ressortons, empruntons d’autre rues, celle du docteur Blanche, celle de La fontaine, Mozart. On voudrait pouvoir pousser la porte de l’hôtel Mezzara que nous avons visité virtuellement tout à l’heure au 72, l’endroit paraît endormi, sous l’emprise d’un sortilège. Nos corps se rejoignent le temps de conversations hachées, s’éloignent pour photographier ou commenter un détail architectural. Un soupirail, une mosaïque, des briques, des lambrequins, un hall d’immeuble, des fenêtres qui projettent leurs reflets lumineux sur une façade. Nous nous quittons.

C’est revenu hier soir, alors que je renonçais à finir ces notes, ce qui me liait à ce quartier. J’avais après mon bac pris quelques cours de dessin avec une peintre, elle était prix de Rome, on n’a pas le prix de Rome, on l’est. J’ignore d’où ma mère tenait ce contact, et avec quel argent les cours ont été payés. Je me souviens parfaitement du corps allongé de la peintre, de ces cheveux bruns et de son visage maigre. Que j’exécutais au crayon une nature morte de poupées anciennes, que j’avais réussi le modelé de leurs joues de porcelaine, tandis qu’une autre élève plus âgée travaillait un portrait à l’huile, d’après un maître italien. Je me souviens des tons bleus des glacis qui devraient restituer la transparence de la peau. C’était peut-être bien avenue Mozart.

au 14, un prologue

Je sais bien que je pars trop tard, mais à force d’écouter Cerno, je me dis qu’il y a une première chose à faire, c’est retourner avenue de Corbera.

Je gare mon vélib boulevard Diderot, me dirige vers la rue Crozatier, chaque visage un peu âgé que je croise nourrit l’illusion que je pourrais rencontrer avenue de Corbera, des personnes ayant côtoyé ma grand-mère, ma tante — qui sait, ma mère enfant. Je prends quelques repères. Devant l’imposante architecture de la poste à l’angle Diderot/Crozatier je me demande si c’est là que travaillaient mes grands-parents. J’entre avenue de Corbera, je n’y ai pas de souvenirs, mes souvenirs sont dans l’appartement, l’ascenseur, le hall. La rue est tellement calme qu’on a du mal à y penser la vie. Depuis mon dernier passage — d’après le journal c’était en juillet 2022, le trottoir pair a été généreusement élargi, on y a même planté des arbres entre des blocs de pavés. Au 14, je lève les yeux vers le premier étage, deux des fenêtres sont nues, la troisième se cache derrière des volets accordéons en PVC. L’appartement semble vide, il y a deux ans c’était déjà le cas. En bas de l’immeuble, de part et d’autre de la porte en verre cathédrale, les deux commerces sont fermés. A gauche, où je me souviens avoir découvert une boutique de chapeaux il y a quelques années, un commerce de CBD, store métallique baissé, à droite une agence de solutions en bâtiment semble toujours en activité, il y a une bouteille d’eau en plastique entamée sur un des bureaux, nous sommes samedi, c’est fermé. Au 16, une galerie/ studio de tatouage est ouverte, je m’approche, à l’intérieur une jeune femme blonde me sourit, je lui demande si elle a le code d’entrée du 14, non, elle me demande pour quoi faire. Je livre ma première version de l’histoire, ma famille qui y a vécu il y a longtemps, le hall que je voudrais revoir, l’ascenseur, et pourquoi pas entrer dans l’appartement. Elle est désolée de ne pas pouvoir m’aider, me dit que la boutique de CBD a le rideau baissé depuis au moins un an, je vais attendre un petit peu, elle m’encourage. Une vieille dame semble se diriger vers le 14,  je prends les devants, lui explique que j’aimerais rentrer dans cet immeuble où ont vécu mes grands-parents, elle habite au 12, mais venez avec moi, les immeubles, ce sont les mêmes, je la remercie, mais c’est vraiment l’immeuble de ma famille qui m’intéresse. Je lui demande si elle habite dans le quartier depuis longtemps, oui… elle ne sait pas précisément me dire, une quarantaine d’années ? Peut-être que vous avez connu ma grand-mère, ou ses enfants ? Je prononce leur noms, évidemment ça ne lui dit rien, c’était il y a si longtemps… est ce que moi même je connais les habitants de l’immeuble voisin du mien ? Elle se souvient peut-être de l’épicerie ? de madame Blanchet ? Non, et puis vous savez la rue a beaucoup changé. Elle finit par s’excuser, elle veut rentrer chez elle, elle a des douleurs dans les jambes. Je la remercie encore, je reviens me coller à la porte du 14. Mes mouvements pour extraire l’appareil photo de mon sac se reflètent sur la porte vitrée du hall derrière la porte d’entrée en verre cathédrale, un instant je crois que quelqu’un va sortir de l’immeuble. La rue est désespérément calme. De rares touristes la traversent. Chaque fois que je vois passer une personne un peu âgée, j’ai envie de l’aborder mais je crains de m’éloigner de la porte, de louper celle qui pourrait me donner accès à l’immeuble. Je guette les entrées et sorties des bâtiments qui me font face. Parfois j’ai des illusions sonores, le bruit de l’ascenseur, quelqu’un derrière la porte, ce sont des roulettes de caddies dans la rue Crozatier. Je m’agace d’observer autant d’allers-retours au 5 en face, au 12 à côté, et que la porte du 14 reste close. Je m’amuse de la présence d’une école d’esthétique juste en face, je repense aux images filmées par mon oncle, ma mère et sa sœur se maquillant devant la fenêtre. Un vieillard en veste verte arrive de la rue Crozatier, il s’approche de moi, me jauge, est ce qu’il habite au 14 ? Il me répond mécaniquement que non c’est au 10. Je le laisse s’éloigner, il a peut-être connu des membres de ma famille mais il dégage quelque chose d’inquiétant, je préfère me concentrer sur la possible arrivée d’un habitant du 14. Je traverse la rue pour prendre un peu de recul, je reste un moment tête en l’air à scruter les balcons dont tous les appartements de l’immeuble sont pourvus, sauf celui de ma grand-mère au premier. Aucun signe de vie. Toutes les fenêtres sont fermées. Les volets des cinquième et sixième étage sont clos. Les occupants sont probablement tous déjà partis en vacances. J’envisage enfin  de ne pas pouvoir y entrer aujourd’hui. Je regarde l’heure sur mon téléphone, presque deux heures passées là à attendre, l’improvisation a échoué, mais mon désir d’entrer au 14 s’est renforcé.

croire aux miracles

Le voyage devenu rituel, le même horaire à Orly, l’entassement des valises dans le vieux monospace, la territoriale, la silhouette de la citadelle, l’émotion qui gonfle au cœur. Le tunnel, Toga, la route du cap, la distance qui raccourcit d’année en année. La maison moins poussiéreuse qu’à l’accoutumée, on imagine un instant que quelqu’un l’a occupée cet hiver. Nous faisons nos lits, un ménage sommaire, nous laissons les fenêtres ouvertes derrière les volets clos. Nous dînons au restaurant dans la ruelle, c’est la fête de la musique, c’est toujours le même DJ, les mêmes tubes, on se mêle aux corps dansants sur la place, mais le vent nous fatigue. Quand nous rentrons la lune est déjà haute. 

Certaines se baignent. Je regarde la mer avec méfiance, observer les vagues chargées de sel réveille la sensation de brûlure de l’an dernier. Je suis dégoûtée par ma peur. Nous n’avons pas les armes pour débattre, certaines ne veulent pas y croire, ce qui me traverse c’est la colère. Nous observons la lune qui se lève sur l’horizon dans la nuit noire. Toujours cette même stupéfaction, sa couleur de feu, la nuit qui s’éclaire. Soit un peu plus légère. Croire aux miracles. 

La fatigue s’estompe très lentement. Je me laisse porter. Je n’écris pas. Je commence le livre qu’Alice avait laissé à mon attention. Il y est question de lumière, de lignée, d’archives, d’ouragan, tout résonne. Le bar où nous allions en mai dernier avec Philippe a été transformé en glacier, mais on peut toujours y boire un verre, je préférais le bar. Nous nous laissons surprendre par l’orage, j’ai un peu peur pour mon appareil photo mais la joie l’emporte.

Je parle de Cerno (dois-je remercier Anne Savelli pour cette nouvelle obsession ?) à mes amies. Sa manière d’entrer chez les autres, les fantômes de maisons, tourner autour, se perdre. Carole me dit qu’elle l’a suivi un temps, qu’elle était proche d’une amie de Paulin, que c’est elle qui a fait le lien entre cette amie et Cerno, influant sur le cours du podcast. Nous parlons un peu d’avenir, Carole m’imagine en biographe.

Nina monte dans son train de nuit, elle adore cette forme de voyage, les rencontres qu’elle y fait, écouter la vie des autres. Je suis contente de savoir qu’elle sera à la maison quand je rentrerais. Le double portrait d’Antoine m’obsède. Je cherche des stratégies pour entrer dans l’appartement de Corbera, faut-il prévenir les occupants avant d’y aller ou tenter l’improviste ?

J’entends les oiseaux déchaînés. Je me lève pour vérifier la couleur du ciel, bleu pâle gris, aucune présence du soleil, c’était l’aube. Je m’assois sur la terrasse, regrette de n’avoir pas pris de pull, mais je préfère ne pas bouger, attendre. Je pense aux quelques secondes qui précèdent l’affichage du résultat électoral sur les écrans télévisés. Aux infâmes effets spéciaux. Le soleil doit surgir d’une minute à l’autre. A l’heure dite seulement une vague lueur rose, le soleil est masqué par un banc de brume. Il orchestre le passage au rose, trouble le ciel indécis, puis le rose s’intensifie, le soleil apparaît, liquide. Aller au bout du cap, depuis la route les îles toscanes changent de forme. Les cahots de la piste de Tamarone. Marche jusqu’à la tour Santa Maria, mon nouvel objectif me demande plus d’efforts pour cadrer, je ne suis pas au point sur l’utilisation manuelle de l’appareil pourtant utile dans ces conditions lumineuses, je ne veux pas ralentir le groupe, je sais que je rate mes images.

Je lui rappelle de ne pas oublier de voter pour moi, c’est idiot, bien sûr qu’il n’oublie pas. Le départ d’Isabelle est le prétexte d’une descente à Bastia. Je dresse la liste des personnes que je pourrais rencontrer, même s’il est de moins en moins probable que j’y croise une connaissance. Nous faisons le tour de la place Saint-Nicolas où  se tiennent les puces, je me souviens que ma mère m’y avait acheté une paire de chandeliers. Dans l’après-midi nous inaugurons le Scrabble de luxe acheté aux puces, je parviens à placer LAUZES. À l’heure des résultats elles paraissent toutes occupées, sur le divan je m’obstine à rafraîchir vingt fois la page d’actualités de mon téléphone. 

Le dernier jour, scruter l’eau claire pendant plusieurs minutes, y tremper mon corps quatre secondes, ressortir en courant. Hublot côté mer, le pilote opère un immense virage, quand nous passons au dessus de Bastia, l’illusion de me retourner avant que ma mère ne ferme la porte de l’appartement après m’avoir embrassée, un regard échangé avec mes morts. 

 

campagne pastré

le journal est en pause, je vous invite à lire ce texte en réponse à l’invitation de Laure Humbel.

Tu me posais des questions sur Marseille auxquelles je ne savais pas répondre. Je tentais de me justifier, je n’y avais vécu que trois ans, à un âge où je n’étais pas curieuse de la ville, où l’on se contente du parc aménagé au pied de l’immeuble, de la traverse Paul vers le collège, des plages artificielles du Prado. Première année au lycée, premières explorations, Belsunce, Noailles, le cours Julien, l’appartement de la Cité Radieuse où vit mon amie Christine. Les quelques visites en famille à la cousine Augusta du côté de la Corniche, je ne peux guère être plus précise, je ne me rappelle que la proximité des Catalans. La maison du Grec à la Pointe Rouge. Une virée dans les calanques, une semaine à camper sur un bateau au Frioul. De ces moments je ne retiens presque rien du paysage, mais les sentiments. Le sentiment d’échapper, le sentiment de l’espace, le sentiment amoureux. Puis nous quittons Marseille, j’ai quinze ans et j’emporte le souvenir de chambres adolescentes, de cachettes pour fumer, de pierres brûlantes. C’est en y revenant avec toi que la ville reprend forme, j’y ai bien plus de repères que ce que j’imaginais. J’en comprends sa longueur, sa lumière, son bruit. Marseille tu l’as immédiatement aimée, et ce lien que tu as créé avec elle a réveillé mon attachement, jusqu’à la prétendre mienne. Nous revenons souvent. Cette année nous revenons encore. Notre hôte à Endoume édite des guides de balades, nous en feuilletons plusieurs, nous nous décidons pour la campagne Pastré, promesse d’un dépaysement absolu entre mer, collines, immenses jardins, ruisseaux, lacs, étangs. Pastré est un nom familier, il y a sur place un centre équestre où durant mes années de collège plusieurs filles de ma classe allaient monter. Je les enviais, j’enviais leurs pantalons d’équitation moulants, leurs bottes hautes, leurs ventres musclés, leurs cheveux longs noués sous la bombe, j’enviais l’assurance qui allait avec monter. Nous entrons dans le parc, nous franchissons le miroir étroit du canal, il y a cette sensation immédiate de la beauté. Face aux pins, sous les chênes, devant la rade et l’archipel du Frioul, sous la lumière, la promesse est tenue. Je tente quelques photographies mais je ne sais pas capter la lumière, ni les verts qui blanchissent, ni les verts qui saturent, la beauté s’échappe. Et déjà nous descendons, le centre équestre est désert, mais l’air est imprégné de son odeur. Je vois flotter les silhouettes des jeunes filles aisées. Nous avons en tête d’explorer les ruelles de Montredon, nous déjeunons sur la plage. J’observe la succession de pointes
rocheuses qui s’estompent dans la distance. Chaque baie semble retenir une part d’enfance. Je n’y ai pas de souvenirs précis, j’ai l’impression d’y déposer ce qui me reste de mémoire, comme si cette distance avec la ville, sa manière de se déplier vers le nord me permettait de dérouler ma mémoire, d’entreposer dans chaque échancrure une image, l’illusion d’un souvenir.

le blog de Laure : https://laurehumbel.fr/

on devrait venir plus souvent

À peine le pied posé sur le quai de la gare Saint-Charles, extase sous la lumière, on devrait venir plus souvent. Valises posées à Endoume, puis la Friche, écouter Anne Savelli et Pascal Jourdana. Échanges intenses. En quittant la Friche nous croisons par hasard C que je dois justement voir pendant le séjour. L’improbabilité de notre rencontre me réjouit, à l’image de l’improbabilité de notre amitié au temps du lycée.

Matin, la tête sur l’oreiller, des enfants sous nos fenêtres, leurs talons vifs sur le trottoir, leurs voix, cris, chants, l’ensemble comme une nappe compacte, difficile à décrire. Le café avec Fanny et Anne, accueillir Alice à la gare, allons voir la mer pour la première fois depuis notre arrivée, diner avec la bande, impulsions vitales, nous évoquons le projet à quatre mains, en serons-nous capables ?

Arrivée de Nina, le sentiment d’être complets. Déjeuners et promenades rituels. Faire semblant de se perdre dans le Roucas. Elle nous raconte son meuble à souvenirs, comment elle a commencé à écrire son mémoire. Impossible de retrouver l’endroit ou vivait A, il me semblait qu’elle habitait la Corniche, mais je suis incapable de reconnaître l’immeuble, je ne sais pas ce que j’attends de ce repère, comme si les lambeaux d’histoire devaient surgir d’un espace tangible.

C me donne rendez-vous au café de la place de la Corderie, elle me précise, celui dans l’encorbellement, j’aime qu’elle utilise ce mot, et qu’elle choisisse ce lieu que j’avais repéré la veille. Ce que je découvre de son enfance, je ne me souviens pas que nous en ayons parlé sur les bancs du Lycée Thiers, mais il me semble évident aujourd’hui que c’est à l’origine de notre lien.

Cimetière Saint-Pierre, immense, je glane quelques portraits sur médaillons, surtout des visages de femmes. Nous repartons depuis la Timone, je découvre les bâtiments immenses de l’hôpital, je ne peux m’empêcher de penser à la détresse de M à l’époque de notre vie à Marseille.

Nous marchons sur les hauteurs de Pastré, je me souviens que collégienne j’enviais les petites filles aisées qui y pratiquaient l’équitation. L’exploration Montredon, la ville à distance, mes souvenirs aussi.

De l’autre côté de la ruelle il y a une construction qui me fascine. Une baie vitrée reflète le bleu du ciel et un pin immense, qui la protège. Et la petite fenêtre avec son carreau cassé, comme une invitation à entrer, la dentelle des rideaux à mi-hauteur, l’accumulation de linge coloré, le désordre est beau, porte une histoire, je pense à la photographier plusieurs fois mais la plupart du temps elle est dans l’ombre.

Au Pharo, la sensation d’été, la chaleur humide comme à Bastia, l’effet de glissement des masses du fort Saint-Jean et du Mucem, La Major dont je n’avais aucune image avant de revenir ici avec Philippe, les navires rouges qui partiront pour la Corse ou l’Algérie. Il y a presque un plaisir à quitter la ville, parce que je sais que je vais revenir.

les vides qui s’ouvraient sous nos mains

parfois je m’assois au bord d’un rêve et tu es là. je ne distingue pas les détails. il y a l’écho blanc entre l’étoffe de l’oreiller et le tympan. froissement d’air minuscule. ton souffle régulier au-delà. l’apaisement avant la chute. la nuit l’emporte — mon corps effondré. je ne sais pas si mes yeux sont ouverts ou fermés. on marchait, on avait un temps inouï devant nous, on avait la légèreté de juin. on marchait le long d’une nationale qui traversait la ville. on marchait en silence on osait rien dire on marchait. les cœurs s’échauffaient. l’odeur de beurre tiède dans ton cou. jambes frêles. on s’est laissé glisser sur le bord du trottoir. nos joues frottées. nos mâchoires à petits coups. nos lèvres amollies sous l’effet du vertige. la pluie a commencé à tomber, une de ces pluies d’été, lourde et brève. on ne parlait toujours pas. on remplissait les vides qui s’ouvraient sous nos mains et nos lèvres.