À voir matin et soir le soleil jouer avec l’horizon je sens déjà que les jours raccourcissent, comme si le temps lui-même s’entraînait à se dérober.
Il a fait très chaud, on a travaillé intensément, cette semaine j’ai un premier sentiment d’essoufflement. Il y a heureusement d’autres espaces, il y a l’atelier d’écriture de François. Il y a la ville à arpenter. Retrouver des forces dans nos dérives lentes, dans quelques rituels désormais familiers. Au Vieux Port, le glacier est devenu incontournable, et je trouve dans la ville des échos de Bastia, à ces étés d’enfance où tout paraissait plus vaste, plus lent.
Profiter de la lumière pour réaliser quelques cyanotypes à partir des photographies prises parmi les pins, sur la terrasse, autour des statues. Je ne sais jamais à l’avance ce qui restera, quelle forme exacte prendra l’empreinte, et ce suspens redouble l’impression que tout fuit.
C’est Nina qui la remarque la première, sur la plage des Capucins. Au début, je n’y prête pas vraiment attention. Je vois sa peau mate, ses cheveux courts et gris, une sorte de coqueterie. Mais en revenant de la baignade, j’ai un choc, elle est là devant moi, c’est le portrait de ma mère. Ce n’est pas seulement une ressemblance ordinaire, c’est un double étrange. L’attitude, la souplesse de la peau, la plasticité exacte dont je me souviens chez ma mère. Son corps est plus mince, on devine qu’elle surveille sa silhouette. Mais le visage, c’est saisissant, et je ne parviens pas à détacher mon regard de ses yeux fardés, de l’épaisseur de ses lèvres, des commissures légèrement tombantes, de cette ligne du nez que je connais par cœur. Heureusement, elle ferme souvent les yeux. J’ose la photographier à son insu, geste interdit, presque honteux, au prétexte d’envoyer son portrait à mes frères et sœurs, donner corps à ce qui paraît irréel. Comme moi, ils sont frappés, eux aussi reconnaissent ce visage. Ce matin je regarde encore la photo volée et c’est une émotion profonde. Cela me trouble d’autant plus que, depuis plusieurs jours, je pense à elle, ma mère est morte un 19 août. C’est elle, vraiment, sauf que, comme je l’ai expliqué à Nina, elle ne serait jamais venue seule à la plage.
Je dois récupérer le film oublié chez Family Movie avant leur fermeture. J’improvise un itinéraire et découvre l’existence de la rue Maillard, alors que je viens chercher des images de mon père, dont c’est le patronyme. Dans l’armoire d’où la femme de l’accueil extrait la petite boîte métallique, j’aperçois d’autres archives. Je lui demande s’il y a beaucoup d’abandons. Elle me le confirme, Pas mal, oui.
Nous fêtons mon anniversaire tous les quatre. Je suis terriblement gâtée. Les cadeaux faits main par les filles m’impressionnent et me bouleversent. Ma collection — deux, c’est le début d’une collection — de livres Fléchette s’étoffe avec les textes poétiques de Laura Vasquez et Christophe Manon.
Rêve de coupures sur les mains, plaies lavées sous l’eau du robinet, je fais semblant de ne pas avoir mal pour ne pas inquiéter Nina, elle est debout contre le chambranle, son visage blanchit, j’ai peur qu’elle s’évanouisse.
Exposition sur l’intime décevante. La foule présente installe un paradoxe, comment saisir l’intime, pressée de toute part, supportant les commentaires bruyants du public ? En sortant du musée nous décidons de marcher un peu, mais la rue de Rivoli est trop bruyante, les pavés vibrants sous les pneus des voitures énervées. Nous traversons le Louvre pour essayer de rejoindre la Seine, c’est le moment que choisissent deux bus pour emprunter le même passage que nous, tout me paraît brutal, menaçant, peut-être parce que je sais la sensibilité de celle qui m’accompagne.
Nous venons ici en dehors des offices et concerts. À chaque fois, l’église est fermée, mais collant mon objectif devant l’interstice entre les deux portes j’ai l’illusion d’y entrer. Tout devient mystérieux dans le halo formé par les deux battants de part et d’autre de l’objectif. Nous faisons le tour de l’église, le lieu est désert, il parait presque abandonné, m’évoque un terrain de jeux d’enfance où je me serais rêvée puissante. Un matou gras finit par s’approcher de nous comme s’il avait quelque chose à me dire.
Il me dit que, parfois, je fais des têtes, on dirait que le petit chat est mort. La ville s’exalte sous une lumière nouvelle, miroitée dans les flaques formées la veille. Dans le soleil, une feuille parfaitement collée sur le dossier du banc m’apparaît comme un indice à déchiffrer.
Comme un reflet dans une lame de couteau. J’avance sur la miniature, surprends la lumière qui passe à travers la fenêtre du grenier, effet de réel saisissant.
Une échappée de rien du tout, faire un détour par le jardin des Récollets avant d’aller chez Schmid, l’inédit de cette course, le soleil, c’était comme mordre la lumière. Mon cousin me confirme que les photos publiées la semaine dernière ont bien été prises à Corbera, ça me réjouit.
Elle est arrivée très tôt, elle a été surprise qu’il fasse encore nuit. On a bu un thé, on a parlé comme nous ne l’avions pas fait depuis longtemps, on dénouait des choses. Je suis partie à la gravure presque à regret, mais c’était le dernier cours de l’année, immanquable.
le piano miniature fabriqué par Nina
Après avoir participé l’an dernier à un challenge Instagram (dans le cadre de mon activité professionnelle). les organisatrices me demandent si je veux bien faire partie du jury cette année, cela implique de produire une nouvelle miniature, sur le thème film culte. J’ai dis oui sans hésiter. J’ai d’abord pensé à Jeanne Dielman, ce serait faire un trop grand écart avec l’image de ma petite entreprise. J’ai une autre idée, plus consensuelle, mais il y est question de féminisme et d’écriture.
Ma stratégie (l’autruche) fonctionnait assez bien. Mais ils sont tellement abjects que leurs paroles finissent toujours par me revenir, honte, dégoût.
Le film raté de Noémie Lvovsky, mais retrouvé dans les gestes, pas que, de Rebecca Marder quelque chose de Milène. Je lui écris, elle me répond qu’elle était au conservatoire du 13ème avec elle, dans le cours des petits quand elle était chez les grands, je ne les relie donc pas tout à fait par hasard.
Le soleil bas, la lumière indécise et le fantôme de la place de la République. Solstice enfin.
Depuis le retour du Japon, le plus difficile c’est le manque de lumière, et je ne prends aucune photographie. Comment poursuivre le journal maintenant que j’ai fini de prolonger le voyage ?
Les retrouvailles avec les filles, Nina montée de Nice pour quelques jours, Alice réinstallée dans son ancienne chambre pour mieux profiter de sa présence, la vie à quatre, l’impression fugitive de remonter le temps. La visite éclair de D qui me demande s’il n’est pas trop difficile de circuler en vélo dans Paris, sûr qu’après la rêverie Naoshima / Teshima c’est un peu raide. On évoque la possibilité de vivre ailleurs, des noms de villes lancés comme des amarres. Me revient ce dimanche matin, au milieu des années quatre-vingt dix, où après avoir passé une nuit dans l’appartement prêté par A cité d’Angoulême, après avoir été éblouis par la lumière de ce matin là, nous avons élu Paris. J’ai toujours su que nous habiterions l’est de la ville. Peut-être à cause de Corbera, de la traversée de Belleville les dimanches où nous allions déjeuner chez ma tante chérie, de la place Albert Camus, de la rue Richard Lenoir où vivait AMG, du trajet de la ligne 20 pour rejoindre Duperré depuis la gare de Lyon. Voulant m’assurer de l’ordre des stations je découvre qu’aujourd’hui la ligne 20 n’emprunte plus cet itinéraire désormais assuré par le 91.
Le travail reprend sa pleine place, même s’il a retrouvé un semblant de sens depuis le voyage, il prend trop d’espace, je me demande comment je faisais avant, et à quand remonte avant. Philippe me rassure, tu n’auras qu’à retourner à Corbera et ça viendra. Il sait vraiment me rassurer, je reçois la chaleur de sa confiance, mesure combien celà m’a manqué dans l’enfance et comme j’ai moi même parfois du mal à rassurer les autres.
Je me souviens que le plus petit cimetière parisien est à Montmartre, c’est aussi le plus ancien, il n’ouvre qu’une fois par an, le 1er novembre, pour une fois je m’en souviens à temps. Le ciel mou s’éclaire. Derrière la vitre du restaurant l’homme déjeune seul, j’observe sa manière délicate de découper le poisson. On traverse la foule du Tertre. Devant l’église Saint-Pierre une file d’attente s’est déjà formée. On ne peut entrer dans le cimetière que par petits groupes, à l’invitation d’un guide, toutes les quinze minutes. Il y a le soleil qui s’accroche aux feuillages encore verts. Des personnes qui s’interrogent, pourquoi faisons-nous la queue ? Les cuivres rutilants de la buvette installée dans cour. Le bronze sculpté de la porte immense qui ferme l’accés au cimetière tous les autres jours de l’année. Il y a trois gardiens postés à l’entréee du cimetière, comme nous sommes maintenant en tête de file on plaisante avec eux, ne pas parler aurait été impoli. L’un d’eux m’offre un cannelé confectionné par une collègue. Notre guide se présente, nous la suivons dans le cimetière minuscule avec le sentiment d’être des privilégiés. Sa voix est tendue, son approche historique ennuyeuse, nous nous échappons discrètement. Il y a encore un peu de lumière sur les pierres usées, des moucherons volètent au-dessus des mousses, des vies minuscules. Je prends les seules photos de la semaine.
La puissance du Shinkansen qui traverse la gare d’Okayama me soulève l’estomac. Sur le quai, en attendant le local pour Uno, on entend des chants d’oiseaux diffusés par des hauts-parleurs.
Traverser la mer, sentir une chaleur d’été, le ciel s’enflamme, j’ai l’impression en arrivant à Naoshima de retrouver quelque chose de la Corse. La nostalgie à l’œuvre, qui me pousse à souvent relier un paysage que je découvre à un paysage connu. Les herbes éclairées dans la nuit.
Nous tentons de faire le tour de l’île en vélo, mais la partie de nord de l’île est condamnée qui abrite les activités industrielles de Naoshima. Les sites sont protégés, on est bien les seuls à s’aventurer par ici, à découvrir le saisissant contraste avec le reste de l’île où la nature se déploie, mise en relief par les lignes pures de Tadao Ando. Se souvenir de ce qui se loge dans les ombres, les images projetées. Les mains d’Amanda Heng nouées avec celle de sa mère, les horizons flous de Hiroshi Sugimoto.
On avise un petit café à l’étage d’une maison près du port d’Honmura. Nous sommes seuls avec la femme qui nous accueille, dans un décor de caravane des années soixante dix. Sur les tables des bouquets de fleurs cueillies au jardin. Elle allume la musique à notre attention, comme si ça définissait l’instant. Pendant que nous savourons notre café nous l’entendons fureter, ouvrir et fermer des sacs plastiques. remplir des boîtes de biscuits, glisser des glaçons dans la bonbonne à eau. Ces gestes lents, appliqués ne me semblent pas utiles, j’ai l’impression que c’est une manière de se soustraire à l’intimité. Je pense à Jeanne Dielman.
Minadera. Le guide nous indique comment circuler dans l’espace, la main droite devant toujours rester en contact avec le mur. Maintenant nous entrons dans l’obscurité, on avance lentement, la main parfois surprise de sentir l’arrête de l’angle d’un mur, on change de direction, on appréhende le vide à pas hésitants. Le guide nous enveloppe de sa voix suave, en japonais puis en anglais, à présent nous pouvons nous asseoir, ça va bientôt commencer, nous devons juste être patients. Il nous abandonne dans la pièce noire et silencieuse. Au fond de la pièce, on finit par distinguer un écran, à peine éclairé. La surface s’anime d’images fantômes que l’œil fabrique. Le maître de cérémonie revient, nous voyons sa silhouette se déplacer dans l’espace, il affirme que la lumière n’a absolument pas changé depuis que nous sommes entrés. Il nous invite à nous approcher de l’écran, nous rassure, le sol est plat et nous ne devons pas avoir peur. J’approche mes mains de l’écran, en réalité un espace vide ménagé derrière une cloison découpée. Backside of the moon, l’impression que la lumière est une matière que mes mains tentent d’attraper en vain.
Un jeune couple rejoint notre hébergement, ils viennent d’Israël, en voyage de noces au Japon, ils n’ont pas d’enfants, pas encore, mais ils se demandent, dans quel endroit, c’était en anglais, In which place could we have a child today ? Le lendemain nous les retrouvons sur le bateau qui nous conduit à Teshima, j’en profite pour leur demander leurs prénoms, Or (lumière) et Nir (champ labouré), la beauté des langues : quand les prénoms ont un sens en lien avec la nature.
À Tokyo retrouver ses marques, le chemin vers l’hôtel, le quartier de Jingumae arpenté si souvent lors des précédents voyages. Le soir nous dînons de ramens à l’abri d’une bâche en plastique.
De la chambre au vingt-deuxième étage du Tokyu stay on ne voit pas le cimetière d’Aoyama, mais la ville à perte de vue. Je ne cherche aucun repère, et même le temps s’efface.
Lors d’une des rencontres organisées par l’équipe japonaise, une cliente nous raconte avoir été à l’hôpital. Craignant de mourir elle avait apporté avec elle les vêtements et objets (que nous créons) pour se réconforter. Elle s’en est sortie, elle croit que c’est un peu grâce à nous. Mayuko se met à pleurer, et nous pleurons toutes ensembles.
Nous retournons dans le vieux Yanaka depuis Nezu. Dans les ruelles un air de fête. Les habitants du quartier ont installé des petits stands de boissons et nourriture. Les garçons ont commandé un café hand drip tandis qu’une jeune fille nous donne la recette de la soupe miso qu’elle prépare dans un grand faitout. Aujourd’hui les chats ont déserté le cimetière, je pense à Chris Marker.
Rejoindre Ebisu par la Yamanote et sa lumière incomparable. Nous utilisons les toilettes du parc immortalisées par Wenders. L’enfant à la fontaine lave un seau méticuleusement, ici la perfection s’apprend dès l’enfance.
Dernière soirée à Tokyo avec Fumie, Hisashi et Saki. Dans la nuit il y a seulement les lumières, des espaces de travail désertés. La lune grossit, elle s’accroche aux sommets des tours.
Le voyage devenu rituel, le même horaire à Orly, l’entassement des valises dans le vieux monospace, la territoriale, la silhouette de la citadelle, l’émotion qui gonfle au cœur. Le tunnel, Toga, la route du cap, la distance qui raccourcit d’année en année. La maison moins poussiéreuse qu’à l’accoutumée, on imagine un instant que quelqu’un l’a occupée cet hiver. Nous faisons nos lits, un ménage sommaire, nous laissons les fenêtres ouvertes derrière les volets clos. Nous dînons au restaurant dans la ruelle, c’est la fête de la musique, c’est toujours le même DJ, les mêmes tubes, on se mêle aux corps dansants sur la place, mais le vent nous fatigue. Quand nous rentrons la lune est déjà haute.
Certaines se baignent. Je regarde la mer avec méfiance, observer les vagues chargées de sel réveille la sensation de brûlure de l’an dernier. Je suis dégoûtée par ma peur. Nous n’avons pas les armes pour débattre, certaines ne veulent pas y croire, ce qui me traverse c’est la colère. Nous observons la lune qui se lève sur l’horizon dans la nuit noire. Toujours cette même stupéfaction, sa couleur de feu, la nuit qui s’éclaire. Soit un peu plus légère. Croire aux miracles.
La fatigue s’estompe très lentement. Je me laisse porter. Je n’écris pas. Je commence le livre qu’Alice avait laissé à mon attention. Il y est question de lumière, de lignée, d’archives, d’ouragan, tout résonne. Le bar où nous allions en mai dernier avec Philippe a été transformé en glacier, mais on peut toujours y boire un verre, je préférais le bar. Nous nous laissons surprendre par l’orage, j’ai un peu peur pour mon appareil photo mais la joie l’emporte.
Je parle de Cerno (dois-je remercier Anne Savelli pour cette nouvelle obsession ?) à mes amies. Sa manière d’entrer chez les autres, les fantômes de maisons, tourner autour, se perdre. Carole me dit qu’elle l’a suivi un temps, qu’elle était proche d’une amie de Paulin, que c’est elle qui a fait le lien entre cette amie et Cerno, influant sur le cours du podcast. Nous parlons un peu d’avenir, Carole m’imagine en biographe.
Nina monte dans son train de nuit, elle adore cette forme de voyage, les rencontres qu’elle y fait, écouter la vie des autres. Je suis contente de savoir qu’elle sera à la maison quand je rentrerais. Le double portrait d’Antoine m’obsède. Je cherche des stratégies pour entrer dans l’appartement de Corbera, faut-il prévenir les occupants avant d’y aller ou tenter l’improviste ?
J’entends les oiseaux déchaînés. Je me lève pour vérifier la couleur du ciel, bleu pâle gris, aucune présence du soleil, c’était l’aube. Je m’assois sur la terrasse, regrette de n’avoir pas pris de pull, mais je préfère ne pas bouger, attendre. Je pense aux quelques secondes qui précèdent l’affichage du résultat électoral sur les écrans télévisés. Aux infâmes effets spéciaux. Le soleil doit surgir d’une minute à l’autre. A l’heure dite seulement une vague lueur rose, le soleil est masqué par un banc de brume. Il orchestre le passage au rose, trouble le ciel indécis, puis le rose s’intensifie, le soleil apparaît, liquide. Aller au bout du cap, depuis la route les îles toscanes changent de forme. Les cahots de la piste de Tamarone. Marche jusqu’à la tour Santa Maria, mon nouvel objectif me demande plus d’efforts pour cadrer, je ne suis pas au point sur l’utilisation manuelle de l’appareil pourtant utile dans ces conditions lumineuses, je ne veux pas ralentir le groupe, je sais que je rate mes images.
Je lui rappelle de ne pas oublier de voter pour moi, c’est idiot, bien sûr qu’il n’oublie pas. Le départ d’Isabelle est le prétexte d’une descente à Bastia. Je dresse la liste des personnes que je pourrais rencontrer, même s’il est de moins en moins probable que j’y croise une connaissance. Nous faisons le tour de la place Saint-Nicolas où se tiennent les puces, je me souviens que ma mère m’y avait acheté une paire de chandeliers. Dans l’après-midi nous inaugurons le Scrabble de luxe acheté aux puces, je parviens à placer LAUZES. À l’heure des résultats elles paraissent toutes occupées, sur le divan je m’obstine à rafraîchir vingt fois la page d’actualités de mon téléphone.
Le dernier jour, scruter l’eau claire pendant plusieurs minutes, y tremper mon corps quatre secondes, ressortir en courant. Hublot côté mer, le pilote opère un immense virage, quand nous passons au dessus de Bastia, l’illusion de me retourner avant que ma mère ne ferme la porte de l’appartement après m’avoir embrassée, un regard échangé avec mes morts.
Soleil en fin de journée, on se dirige vers la butte Bergeyre. Le vide grenier transforme le quartier sans dissiper totalement l’entre soi que l’on soupçonne. La Pietra, les patates rôties, le sel.
Jeremy Liron invité par François Bon et le retour de la lumière. Et l’étonnement autour, comme si nous l’avions tous oubliée. Traversée par la pensée naïve d’un possible retour au calme.
Dans l’enceinte de l’hôpital je ne reconnais rien, je n’y suis pas revenue depuis la naissance d’Alice. Je sais que je viens pour rien, la médecin s’amuse de ma stratégie d’avoir attendu la guérison pour consulter, s’étonnant tout de même de la (presque) disparition du kyste. Pour justifier la consultation elle m’explique ce qui aurait pu se produire, l’opération à envisager en cas de douleurs constantes.
Nos rituels du soir à la fermeture, on s’installe sur le seuil de la boutique, elle ouvre une bière, roule une clope, parfois je lui demande de m’en rouler une, elle me raconte la vie des habitants du quartier, s’enthousiasme devant celui qui dresse son chien, commente l’allure étrange d’un type, la coiffure d’une vieille dame, les voisines s’arrêtent pour discuter, en elle toujours une sorte de jubilation qui m’inspire, tu pourrais écrire un roman.
Elle m’envoie un message, je suis chez moi, le ahah joyeux en ponctuation. Elle voit l’église, elle entend les oiseaux, elle se demande si ce n’est pas une blague, la vie peut être simple parfois. L’adresse place de l’île de Beauté que je voyais comme un signe. Plus tard Magali m’apprend qu’elle a vécu dans cet même immeuble, Beaudoin aussi.
Je regarde la maigre récolte dans la carte SD, encore une semaine totalement absorbée par être présente dans la galerie ou gérer le courant de la boîte. La frustration de ne pas pouvoir trouver l’energie de faire autre chose. Mais il y a eu les amis croisés par hasard. Les visites volontaires. Les rencontres. L’émotion de voir les objets repartir entre les mains de clientes après qu’elles aient longuement hésité. L’énergie de celles qui m’ont entourée. Un rapport inédit à la ville. Cela finit par redonner un peu de sens à tout ça.
Sur le quai de la station Commerce l’emballement du cœur. N s’émeut devant mes cheveux courts et gris, forcément je lui rappelle ma mère. Anecdotes de la cité, j’écoute en souriant, à la fois dedans et dehors. Traverser le Champs-de-Mars puis le pont Alexandre III pour la première fois, regarder la ville avec les yeux d’une autre.
Elle me rend l’exemplaire de Comanche qu’elle a recouvert de papier kraft pour le protéger, elle n’a pas pu le lâcher, elle attend la suite. Cette idée de suite me surprend, quelle suite tu imagines ? En attendant tous les projets sont à l’arrêt, seul ce journal me donne l’illusion que j’écris, et bien sûr l’atelier de F.
Dîner chez Z avec les amies mamans d’école. Leurs visages, nos énergies, les plats colorés, le patio, les cigarettes, les discussions qui se prolongent tard dans la nuit. Est-ce d’avoir vu les ami·es d’Algérie deux jours avant ? Je les quitte en pensant à ma mère, en tête cette photo en noir et blanc où elle fume, assise au sol, entourée de ses amies algéroises.
La sensation d’un grain de sable sous la paupière, la vue troublée par le larmoiement, viser la lumière est trop douloureux.
Je photographie les présents, une robe et un porte-monnaie kabyles rapportés par N, le bracelet de perles œil de chat que S a retiré de son poignet pour me le donner, cent cinquante dinars algériens, avec lesquels je pourrais acheter deux pains et un kilo d’oranges. La robe ne ressemble pas du tout à celles dont je me souviens dans l’enfance, mais les motifs me rappellent les bijoux en argent émaillé que N ne manquait pas de nous offrir quand elle nous rendait visite avant la guerre civile.
Vous avez un corps étranger dans l’œil. J’ai d’abord l’image d’une silhouette minuscule plantée dans mon globe. Elle m’explique qu’elle va le retirer avec une petite aiguille, puis gratter un peu la cornée, je ne peux pas partir en courant, l’anesthésiant est heureusement très efficace. C’est une poussière de métal, la douleur remonte à mardi, alors je me rappelle avoir limé une plaque de cuivre à l’atelier de gravure.
L’air est humide, la ville minée d’un gris plombé. Je n’avais jamais remarqué le tamaris de la rue des Écluses, tu ris, tu l’as pris en photo plusieurs fois, enfin le yucca à coté, ses petites grappes roses me réjouissent, c’est idiot mais ça me donne l’impression d’être à Carolles.
À peine le pied posé sur le quai de la gare Saint-Charles, extase sous la lumière, on devrait venir plus souvent. Valises posées à Endoume, puis la Friche, écouter Anne Savelli et Pascal Jourdana. Échanges intenses. En quittant la Friche nous croisons par hasard C que je dois justement voir pendant le séjour. L’improbabilité de notre rencontre me réjouit, à l’image de l’improbabilité de notre amitié au temps du lycée.
Matin, la tête sur l’oreiller, des enfants sous nos fenêtres, leurs talons vifs sur le trottoir, leurs voix, cris, chants, l’ensemble comme une nappe compacte, difficile à décrire. Le café avec Fanny et Anne, accueillir Alice à la gare, allons voir la mer pour la première fois depuis notre arrivée, diner avec la bande, impulsions vitales, nous évoquons le projet à quatre mains, en serons-nous capables ?
Arrivée de Nina, le sentiment d’être complets. Déjeuners et promenades rituels. Faire semblant de se perdre dans le Roucas. Elle nous raconte son meuble à souvenirs, comment elle a commencé à écrire son mémoire. Impossible de retrouver l’endroit ou vivait A, il me semblait qu’elle habitait la Corniche, mais je suis incapable de reconnaître l’immeuble, je ne sais pas ce que j’attends de ce repère, comme si les lambeaux d’histoire devaient surgir d’un espace tangible.
C me donne rendez-vous au café de la place de la Corderie, elle me précise, celui dans l’encorbellement, j’aime qu’elle utilise ce mot, et qu’elle choisisse ce lieu que j’avais repéré la veille. Ce que je découvre de son enfance, je ne me souviens pas que nous en ayons parlé sur les bancs du Lycée Thiers, mais il me semble évident aujourd’hui que c’est à l’origine de notre lien.
Cimetière Saint-Pierre, immense, je glane quelques portraits sur médaillons, surtout des visages de femmes. Nous repartons depuis la Timone, je découvre les bâtiments immenses de l’hôpital, je ne peux m’empêcher de penser à la détresse de M à l’époque de notre vie à Marseille.
Nous marchons sur les hauteurs de Pastré, je me souviens que collégienne j’enviais les petites filles aisées qui y pratiquaient l’équitation. L’exploration Montredon, la ville à distance, mes souvenirs aussi.
De l’autre côté de la ruelle il y a une construction qui me fascine. Une baie vitrée reflète le bleu du ciel et un pin immense, qui la protège. Et la petite fenêtre avec son carreau cassé, comme une invitation à entrer, la dentelle des rideaux à mi-hauteur, l’accumulation de linge coloré, le désordre est beau, porte une histoire, je pense à la photographier plusieurs fois mais la plupart du temps elle est dans l’ombre.
Au Pharo, la sensation d’été, la chaleur humide comme à Bastia, l’effet de glissement des masses du fort Saint-Jean et du Mucem, La Major dont je n’avais aucune image avant de revenir ici avec Philippe, les navires rouges qui partiront pour la Corse ou l’Algérie. Il y a presque un plaisir à quitter la ville, parce que je sais que je vais revenir.